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INDEX DES FICTIONSL'ANNEE DE LA SFFQLISTE DES SOMMAIRES

Contient
«Retour au château du comte», de Stanley Péan
«Carfax, une problématique de l'écriture et des fanzines», de Michel Lord
«Commentaires», de Claude Janelle dans l'ASFFQ

RETOUR AU CHATEAU DU COMTE
Texte de Stanley Péan
(Extrait de Solaris #81, automne 1998, page 21)

C’est à Hull en 1984 que voit le jour une modeste revue entièrement consacrée au fantastique, et plus particulièrement, le fantastique horrifique tel que l’indique d’ailleurs son nom: Carfax. Loin de moi l’envie de relancer le débat sur la qualité littéraire des textes publiés dans cette revue. Le fait demeure que, dans un milieu où la critique se préoccupe souvent davantage du nombre de coquilles que contient un texte que du texte lui-même, Carfax n’aurait jamais pu être reçue autrement. Sans doute, le choix délibéré de l’éditeur de demeurer dans l’underground du semi-pro au lieu d’en émerger et devenir le troisième grand  de la SFFQ, avec Solaris et imagine..., ne l’a pas aidé; comme plusieurs, à titre de fantastiqueur  et de fan, je souhaiterais voir Carfax devenir le support officiel, professionnel et tout le tra-la-la du fantastique québécois. N’empêche; malgré son côté artisanal (toute connotation péjorative évacuée), la revue de Pierre Lacroix a su outrepasser ses médiocres débuts et le barrage de critiques désobligeantes qui les avait accueillis, pour se faire le banc d’essai de toute une nouvelle génération d’écrivains qui commencent à faire du bruit...

Parmi ces nouveaux venus, on retient le couple Amanda Carpentier / Marc-Raoul Laroche. Amanda Carpentier, on en parle maintenant davantage pour ses nouvelles de SF dans imagine... Laroche, on s’en souvient, avait fait son entrée dans le fantastique québécois avec «Subway Song», un texte de terreur urbaine (et moderne  à part ça!) des plus efficaces. Bien que depuis leur arrivée relativement récente sur la scène littéraire ils n’aient nullement limité leurs plumes au seul fantastique maléfique, Carpentier et Laroche ont certainement signé l’une des plus intéressantes nouvelles du genre parues dans Carfax: «Une vengeance certaine». Dans un décor typique d’une certaine école post-lovecraftienne dont Richard Matheson, Robert Bloch, Shirley Jackson et enfin Stephen King sont les plus illustres diplômés — un petit village de campagne, bien ancré dans l’anonymité et la normalité  dont le fantastique, et surtout l’horreur, a besoin pour exister — un homme médite sur les détails (violents, bien sûr!) du meurtre de sa femme qu’il planifie depuis dix ans; mais je n’en dis pas plus, de peur de gâcher le plaisir d’un éventuel lecteur car même si le dénouement n’est pas tout à fait inattendu, le texte, très bien écrit, n’en demeure pas moins une savoureuse petite oeuvre de suspense, de cruauté et de folie.

Toutes les nouvelles de ces deux jeunes auteurs, en duo ou en solo, ne sont malheureusement pas toujours de ce niveau; on peut déplorer en effet des textes comme «Froide pierre» où Carpentier, seule cette fois, ne réussit pas, et malgré son écriture toujours agréable, à faire sursauter ni frissonner, ou le désappointant «Les Lettres» du seul Laroche qui pourtant part d’une idée mathesonienne (un homme qui s’écrit à lui-même, se met à recevoir des lettres qui ne sont pas de lui) tout à fait intéressante, mais se perd en cours de route dans les méandres d’un délire narratoire. Nonobstant ces quelques ratés, Carpentier et Laroche demeurent les écrivains les plus talentueux à avoir fait leur premières armes dans Carfax. Nous sommes plusieurs dans le milieu à le penser, et la postérité, j’en suis sûr, nous donnera raison...

Toujours chez Carfax, on a pu lire des textes de LeBerg, désormais beaucoup plus connu maintenant en tant que claviériste du groupe électro-pop Papparazzi — la revue lui a d’ailleurs consacré un numéro entier. Ses nouvelles ne témoignent pas d’une originalité renversante et pêchent parfois par un excès de verbosité et de préciosité dans l’écriture, mais se distinguent tout de même du convenu par un humour macabre et corrosif qui est, à mon sens, toujours le bienvenu en fantastique horrifique. Dans sa présentation de L’ASFFQ 1987, Claude Janelle notait justement cette manifestation de plus en plus accrue de l’humour et SF et fantastique — me citant d’ailleurs au nombre des principaux coupables. Me gardant bien de faire référence à mes propres textes, j’identifierais volontiers LeBerg, Luc-André Mercier («Châtiment») et le toujours contesté Jennoël Chouinard («Fido ou le vengeur mystérieux») comme les principaux représentants de cette tendance dans Carfax.

De même, l’humour pince-sans-rire sous-tend aussi le propos des «Nouvelles du Deuxième monde», le feuilleton de Jean Pettigrew dont les deux premiers épisodes ont fait la joie des lecteurs de Carfax en 1987. Dans cette fantaisie semi-autobiographique qui se présente sous la forme originale d’une correspondance adressée au fanéditeur Pierre Lacroix, l’auteur explique comment le Pettigrew que nous connaissons n’est pas le véritable Pettigrew mais un habitant d’un univers parallèle qui aurait usurpé l’identité de Jean Pettigrew, lequel serait prisonnier du corps d’un loup-garou renégat de l’autre monde et... Et je renonce à résumer ici cet abracadabrant récit (d’ailleurs encore à suivre) pour plutôt inviter les curieux à le lire au plus vite. L’auteur y investit beaucoup d’imagination, se laisse aller à plusieurs clins d’oeil érudits et toujours bienvenus aux oeuvres des Grands de l’épouvante (Lovecraft, encore!, W. H. Hodgson, etc.) et se permet même quelques observations sur le petit milieu de la SFFQ.

(Stanley Péan)

«Carfax, une problématique de l'écriture et des fanzines».
«Commentaires de Claude Janelle dans l'ASFFQ».

Carfax: une problématique de l'écriture et des fanzines

par Michel Lord, CRELIQ, Ottawa
Parution: Les Cahiers des paralittératures.

Actes du colloque «Les Mauvais genres», organisé au Centre culturel canadien de Paris les 23, 24 et 25 novembre 1989.

Editions du C.L.P.C.F, 1992.

Sans doute n'est-il pas difficile d'admettre que le fantastique est un genre tout à fait acceptable et le plus souvent pas mauvais du tout, surtout si l'on songe à l'impressionnante série d'auteurs qui, depuis près de deux cents ans, ont donné leurs lettres de noblesse à cette pratique générique. Au Québec, il est même, depuis une quinzaine d'années, en pleine effervescence. En revanche, l'effervescence entraîne ou provoque, en plus de la production de qualité, des effets plus ou moins incontrôlables, — et qui n'ont d'ailleurs pas à être contrôlés, — le fantastique, il faut le dire, étant un genre fort propice aux excès de toutes sortes, surtout lorsqu'il déborde du côté de l'horreur. Cela est vrai pour tous les pays et le Québec moderne n'y a pas échappé. Il faut dire aussi qu'il est devenu de plus en plus facile de fabriquer des livres et des périodiques avec des moyens modestes. Cela explique en partie l'invasion du marché du livre par des produits extrêmement variés, ce qui est loin d'être mauvais pour la circulation des idées et des textes, si modestes soient-ils.

Parmi les périodiques québécois du domaine du fantastique et de science-fiction, il y en a un qui s'est relativement distingué dans les années 1980, Carfax, dont la vie a été brève puisque, fondé en 1984, il a cessé de paraître en 1988. Pour mémoire, je rappelle que Carfax est le nom même de la maison louée par le comte Dracula à Londres, dans le roman de Bram Stoker. A partir d'une telle référence, on peut s'attendre à tout, et on se doute un peu que la revue Carfax a cherché à faire feu de tout bois. A sa décharge toutefois, il faut dire que Carfax ne se veut rien d'autre qu'un fanzine qui adopte, ce faisant, le modèle de circulation textuelle propre à la tradition américaine des fanzines, habituellement créés pour un type d'amateur d'un genre particulier, qui n'a que faire des préoccupations de l'institution littéraire. Mais si Carfax n'a jamais eu la prétention d'être une revue prestigieuse, il se glisse suffisamment d'ambiguïtés dans certaines postures d'auteurs et de l'éditeur, pour qu'elle ne soit pas absoute sans condition de toute prétention à vouloir faire partie de la littérature.

La production de Carfax est relativement abondante si l'on tient compte du court temps de publication: en cinq ans, de manière irrégulière mais intense, on y a produit de façon artisanale quarante-cinq numéros contenant des centaines de récits et beaucoup de lettres et de commentaires, le fanzine étant un lieu d'échange par excellence, en plus d'être une tribune pour le fanéditeur. Cette superproduction explique en partie l'inégalité de la production de certains numéros de la revue, surtout à ses débuts, bien qu'une telle surabondance témoigne, dans le même temps, d'une énergie peu commune et d'un besoin intense de faire partager le goût de l'horreur, de l'étrange et du fantastique à un groupe de mordus tant québécois que français ou belges puisque la revue est diffusée en Europe francophone dans le champ restreint du fantastique et de la science-fiction et publie des écrivains européens comme Artur Arslan, Gilles Bergal, Claude Ecken, Richard D. Nolane, Raymond Iss, Gérard Coisne, Jean-Luc Triolo... La lecture massive de cette production rappelle à l'évidence qu'il existe une véritable collusion internationale de fantastiqueurs francophones liés par une passion commune, le fantastique traditionnel et l'horreur.

Dans ce contexte, l'aventure de Carfax, quoi qu'on en pense, a eu ceci de bon qu'elle aura permis à un certain nombre de personnes d'exposer, à travers leurs récits et dans l'espace péritextuel, paratextuel ou métatextuel (éditoriaux, lettres, articles...), leur conception de la littérature. On assiste alors, surtout dans les textes de prise de position, à des échanges assez émotifs et fortement dialogiques au sens où le discours de l'autre — habituellement normatif — est perpétuellement repris, contesté et reformulé dans son discours à soi, qui cherche à exprimer sa propre norme: c'est le lieu de la construction du sujet — d'un sujet déviant — dans son rapport à la littérature un objet contraint que la pratique carfaxoise étreint en s'en distanciant.

C'est surtout cet aspect de Carfax qui nous intéresse, car il permet de cerner les raisons qui peuvent expliquer le caractère jugé «mauvais» de la production de la revue, la critique, pour une bonne part ayant en effet déclaré la pratique carfaxoise. Mais d'abord, pour nous situer un peu par rapport aux textes de fiction eux-mêmes, — car ce sont eux qui sont finalement ici en cause, — je présente un aperçu de ce qu'ils étaient surtout dans les premiers numéros, dans les numéros qui ont donné le ton à la production {1}, et qui ont grandement hypothéqué l'image de la revue dans l'esprit du public lecteur tant du champ général que du champ spécialisé: dans le champ général, on s'est voilé la face de honte et on a gardé un silence total sur cette pratique inqualifiable ou trop qualifiable, en fait disqualifiée d'entrée de jeu, alors que, dans le champ spécialisé, certains critiques se sont montrés très satisfaits de cette production, d'autres ont jugé qu'il s'agissait là de quelque chose de très mauvais, cette production jurant tout à fait par rapport à ce qui se fait de mieux dans le champ fantastique québécois. Il faut savoir que le champ fantastique et de science-fiction au Québec est occupé {2} depuis maintenant quinze ans surtout par deux revues professionnelles, Solaris et imagine..., et que Carfax, entre autres, parmi des dizaines de fanzines, a essayé de prendre sa place dans ce champ-là, mais sans succès. Etant donné le succès des deux principales revues, je crois que les raisons de cet échec sont liées non pas à la pratique d'un «mauvais» genre, mais à la pratique incertaine de l'écriture, la question du genre étant ici relativement secondaire.

La production textuelle

Je m'en tiendrai à l'aspect strictement verbal ou textuel de Carfax même si l'étude du phénomène devrait aussi passer par l'analyse de l'aspect visuel, le graphisme et le dessin jouant parfois un grand rôle dans les fanzines. On peut d'ailleurs abserver, d'après certaines illustrations, qui redoublent et représentent de manière iconique le propos des récits, que la revue se situe sur le territoire des topoï les plus récurrents du fantastique et de l'horreur, avec ses figures de la terreur, de l'épouvante, ses vampires, ses monstres dégoulinants et ses corps sanglants. Toutes ces choses, souvent perçues comme immondes, peuplent les pages de carfax et peuvent provoquer l'effet «mauvais genre» plus par le sentiment qu'elles suscitent que par leur usure thématique. Mais, surtout, plus que toute autre chose, c'est par une pratique incertaine de l'écriture que certains textes, — ceux qui ont hypothéqué l'image de la revue, — se signalent. Car c'est bien de cela qu'il s'agit ici, de style et d'écriture, puisque les lieux communs ou les scènes horribles ou grotesques peuvent se retrouver dans des ouvrages d'auteurs remarquables, sans que cela ne gêne le moins du monde: que l'on pense à Lautréamont, à Sade, à Poe, à Lovecraft et à bien d'autres.

En plus des lieux communs sur lesquels s'édifient les fictions de Carfax, s'ajoute donc (ou plutôt manque parfois) la dimension stylistique (il faudrait peut-être parler de correction ou de maîtrise langagière). Pour l'écrivain de métier, cette dimension s'inscrit au premier plan; faute de ce métier, — la notion de métier est ici capitale, — l'écrivain procède, si je puis dire, dans l'ignorance quasi totale de cet aspect de la construction du texte, même si, de toute évidence dans Carfax, l'auteur s'acharne à travailler son texte selon des normes qu'il a pu assimiler précisément au fil de ses lectures.

Je me contenterai de donner quelques exemples de l'usage qui est fait de la langue dans Carfax. Dans le premier numéro, on retrouve des traces de la mise en texte et de la mise en vision propre au genre gothique, au sens où le décor terrifiant y est souvent représenté comme vivant, comme acteur et comme source de terreur pour une jeune fille éploré:

La lune la suivait de son oeil glauque, survolant les arbres noirs et griffus, éclairant le tortueux sentier de son jet glacial {3}.

Ce n'est pas encore si mal, mais pour rendre compte de l'émotion de la jeune victime apeurée dans ce décor, le narrateur écrit: «Une âcre bouffée de panique amère emplit sa bouche. Elle se mit à courir, courir, la peur au ventre lui donnant des ailes {4}. On note dans ce passage une manipulation assez aberrante du système des images métaphoriques. Puis, pour décrire l'assaut final du monstre tapi dans l'ombre, le récit offre ceci:

Elle (la jeune fille) semblait hors d'atteinte. Lorsqu'une poigne d'acier s'empara de sa trachée. D'un tourbillon infernal, la mer l'avala. Sous le tonnerre de la férocité (...) ses yeux s'exorbitèrent de concert avec sa gorge qui cherchait désespérément à engouffrer un air fétide qui s'y refusait. (...) Ses bras battirent l'air grotesquement, tel un moulin dans la tempête. Un râlement affreux coula sur le parquet, éclaboussant tout. Mélinda (...) croula au sol dans un bruit sourd sans issue {5}.

Dans le milieu du fantastique et de la science-fiction, cette nouvelle est reçue avec gêne, Gaétan Godbout écrivant que “cette histoire (est) bourrée de clichés, véritable tarte à la crème de la littérature fantastique. Les erreurs de style y pullulent, tout comme les images inappropriées {6}”. Plusieurs nouvelles de Carfax ont été l'objet de commentaires semblables dans le milieu québécois spécialisé.

Toujours dans le même numéro de Carfax, un autre auteur fait parler son narrateur en situation d'étrangeté en ces termes:

Un long frisson parcourra (sic) mon échine (...) J'émis un cri, sourd et faible mais assez (sic) pour provoquer une réaction au centre de mes pupilles et y faire apparaître la courbe d'une gueule qui s'étire en faisant jaillir une série de crocs baveux et gluants! (...) C'est alors que j'aperçu (sic) l'horreur dans son infecte (sic) tissu de craie déborder du tableau! La «chose» MARCHAITen CLAQUANT des mâchoires!... Je hurlai au même moment où le professeur se fit ingurgiter avec un bruit rauque. Laissant place à l'effroi (sic), je m'élançai tête baissée vers (la) porte (...). On m'a traité de fou {7}.

Le même auteur imagine une finale très spectaculaire pour sa nouvelle:

Finalement, avant de sombrer (sic), je compris. Laissant glisser son peignoir sur ses épaules rondes, je la vis s'avancer entièrement nue (...) se masturbant et se gorgeant de salive contre l'émail éclatant de ses deux canines effilées!... Sentant son haleine fétide sur ma gorge, je m'évanouis {8}.

On pourrait croire que l'auteur d'un autre texte, paru dans la deuxième livraison de Carfax, a conscience des clichés qu'il utilise. Après un passage de type gothique («Le rideau de brume qui dissimulait la lune se déchira soudain et l'astre nocturne fit son apparition»), on a droit à cet «un pâle rayon glacé tomba sur eux»; mais toute cette mise en vision est ruinée par la notation d'«un château en ruines par une nuit presque sans lune, un hibou qui s'envole, un prétendu vampire, tout y est. J'ai l'impression de suivre un mauvais film d'épouvante {9}». Encore une fois, le jeu du cliché est mené de manière assez incohérente, la lune et ses rayons glacés jouant un rôle d'acteur puis n'y étant plus... La suite du texte montre bien que l'auteur ne contrôle pas tout à fait son discours: outre les clichés du type «l'effroi avait glacé son sang {10}»; ou encore: «il lui sembla que son coeur s'arrêtait de battre tandis que son sang se glaçait dans ses veines {11}», cliché des clichés, où l'on pourrait encore une fois croire à la rigueur que l'auteur se place dans le registre du parodique, on trouve des passages stylistiquement éprouvant comme ceux-ci, par exemple: «Soudain, la présence d'un danger emplit sa nuque»; «Une sorte de sixième sens secoua son dos»; ou encore: «Il réprima à grand peine un cri d'effroi qui mourut sur ses lèvres avant même d'exister {12}».

Je donnerai, pour terminer, quelques exemples tirés d'un texte stylistiquement emblématique d'une partie de la production de Carfax (il a d'ailleurs servi de point de cristallisation au discours des éditeurs et des lecteurs pendant persque un an dans les pages mêmes de la revue): dans ce texte, les incorrections abondent, d'abord au niveau lexical («la dette que j'avais concoctée (sic) auprès de la société {13}», ensuite au niveau grammatical («les actions de la (compagnie) Zuccrex n'auraient plus values (sic) bien lourdes (sic) à la bourse {14}» et enfin au niveau syntaxique («La société (...) m'offre maintenant de lui venir en aide en n'agissant de nulle autre façon que celle dont (sic) elle m'a toujours interdit {15}».

A la lumière de ces exemples, il n'est donc pas étonnant que des problèmes de réception aient pu surgir, la critique se montrant réticente à parler de manière positive de cette pratique pour le moins incertaine. Il reste que ces marques de surfaces sont la manifestation d'un phénomène plus profond qui mérite que l'on s'y arrête.

Les positions éditoriales de Carfax

Les questions théoriques (question des genres, d'écriture...), on s'en doute un peu, ne préoccupent pas tellement les producteurs de la revue qui a été fondée dans le but de défendre et d'illustrer un certain type de fantastique. L'idée que les éditeurs de Carfax semblent se faire du genre fantastique est tout à fait viscérale privilégiant l'effet terrifiant, horrifiant ou simplement dégoûtant. De là leur propension — légitime bien que non légitimée — à privilégier l'exploitation des lieux communs du récit fantastique à sensation. Ce faisant, ils accordent toute l'importance à l'«histoire», c'est-à-dire au contenu, et semblent ne s'intéresser à peu près pas au «récit», à sa mise en forme, à sa fabrication et à l'aspect proprement scripturaire de la formalisation esthétique.

Dès le premier éditorial, on affirme que «Carfax c'est des histoires {16}», (la revue) «essaiera de vous présenter des textes de Fantastique qui peut-être vous feront frémir un peu, ou du moins vous feront sourire hideusement {17}». Cherchant à susciter et à valoriser l'effet de frémissement, l'éditorialiste s'inscrit lui-même, comme par contamination, dans le discours du cliché; rappelant sa lecture de Bram Stoker, il écrit: «Lorsque je lus pour la première fois le roman Dracula, mon sang ne fit qu'un tour {18}». Ce cliché du sang qui se glace ou qui ne fait qu'un tour dans les veines, nous l'avons noté, fait figure de récurrence, presque d'emblème, dans la production de Carfax. Dans le deuxième numéro, présentant une nouvelle particulièrement horrible, l'éditorialiste dira lui-même qu'à la lecture de ce texte, il en est «resté pantois et glacé jusqu'aux os. C'est le genre de truc que (sic) je raffole comme dessert {19}».

Tout cela laisse entrevoir le problème sous-jacent à cette pratique: elle touche la formation de ces  producteurs de fantastique horrifiant. Cette «formation» pourrait expliquer l'embarras que l'on peut avoir à la lecture de certains textes de Carfax. Elle met en lumière le rapport exact entre la situation générale d'énonciation et la pratique textuelle. Cette situation d'énonciation, nous finissons par en avoir une idée assez juste au fil des échanges publiés d'une parution à l'autre.

Une querelle cristallise justement le problème de Carfax. A propos d'une nouvelle du numéro 13/14, où s'accumulent les fautes de toutes sortes et qui raconte l'un homme jouissant du meurtre sadique de jeunes enfants, les lecteurs se montrent très satisfaits parce que l'histoire leur convient (on revient encore à cette «idée» de la préséance de l'histoire sur tout autre considération textuelle). En revanche, deux écrivains reconnus qui participent au champ du fantastique et de la science-fiction, Jean-Pierre April, de la revue imagine..., et Elisabeth Vonarburg, de Solaris, écrivent à la revue pour exiger qu'un minimum de travail d'écriture soit effectué sur ce genre de texte (le texte «litigieux» du numéro 13/14 avait d'ailleurs été refusé par la revue Solaris dont Vonarburg est la directrice littéraire).

Cette querelle amène le directeur de Carfax à avouer franchement ses faiblesses: «Je ne suis aucunement qualifié pour aider les auteurs à remanier leurs textes, et je n'ai pas la prétention de le faire. Il est bon, je crois, de savoir, que je n'ai pas fréquenté l'université ni même le cégep. En fait, on serait fort surpris de mon degré de scolarité. Alors il ne faudrait pas comparer mes capacités directoriales et littéraires à la fine fleur de la SFFQ ni même à un auteur débutant qui souvent possède diplômes, bacs et tout ce que vous voulez. Je suis un semblant de directeur littéraire uniquement parce que je publie Carfax (...) Le poste est ouvert depuis la parution du numéro 2 (...) Qui veut le beau poste? {20}». Or, quelqu'un prendra le poste trois ans plus tard et, voulant sans doute se montrer lucide, commencera par publier un constat sur la mauvaise qualité de certains textes à Carfax.

Toutefois, ce qui étonne, dans ce contexte, c'est que le premier directeur se dise très souvent surpris du fait que presque tous les auteurs qu'il publie ne soient pas publiés professionnellement et, inversement, que presque tous les auteurs reconnus au Québec dans le champ fantastique le boudent et refusent systématiquement de collaborer à sa revue. Certains de ses collaborateurs tiennent le même discours et se montrent très étonnés de se voir ainsi boudés. Ils sont manifestement étrangers aux règles qui régissent le champ littéraire et les principes d'inclusion et d'exclusion que ces règles impliquent. Un territoire déjà occupé par des amateurs n'ayant pas conscience des exigences et des pouvoirs de l'écriture ne peut convenir à des écrivains tendant à se voir validé par leurs pairs. Or, écrire dans Carfax risque évidemment de produire l'effet contraire. Il est donc de bonne stratégie de s'abstenir. Mais le directeur pense que, recevant des textes de bons auteurs, sa revue pourra changer comme par magie et pourra cesser d'être stigmatisée comme une revue où l'on publie «un fantastique plutôt ringard avec clichés et gros effets, quelque chose oscillant entre gore, les films d'horreur de série B, un brin d'insolite et une bonne base tirée du fantastique classique {21}». En réponse à cette évaluation méprisante, le directeur rappelle obstinément sa position sur la littérature: «J'aime bien les récits qui me remuent les tripes (...) qui savent avant tout me divertir» et, citant ses lecteurs, il souligne le fait qu'ils ont les mêmes critères que lui: pour eux, «la langue n'(est) nullement dans leurs critères d'appréciation {22}». Il fait ainsi écho à sa propre position énoncée dans l'éditorial de Carfax #3: «Un récit peut avoir un style d'écriture (sic) moyen, mais peut largement être racheté par l'idée qui s'en dégage. Ce à quoi je crois et défends (sic). Comprenez-moi bien, je ne dis pas que le style n'a pas son importance dans l'écriture mais, et c'est un fait, beaucoup d'auteurs écrivent sans avoir de bonnes idées à exploiter. Cela s'appelle tout bonnement “écrire pour ne rien dire”. N'êtes-vous pas d'accord? {23}». On lui répondrait, évidemment, non.

Autre problème, corollaire à celui de la direction (ou de son absence): celui des auteurs, jeunes ou inexpérimentés. On peut prendre comme exemple celui d'un jeune écrivain, qui a publié un certain nombre de nouvelles dans la revue, et qui pourrait être largement représentatif d'une certaine génération d'écrivains ou même, d'une certaine jeunesse avide d'écrire, mais peu ou mal formée, par l'école entre autres. Faisant état sans vergogne, comme le directeur, de sa situation d'énonciation, cet écrivain, —qui lui possède pourtant un bac en histoire, — avoue tout bonnement qu'il fait partie «de la génération qui a très peu mangé de grammaire (...) je dois admettre (dit-il) qu'il me manque un sacré bout de connaissance grammaticale et syntaxique. Toutes les nouvelles qui dépassent le stade de brouillon demandent énormément de travail et de recherche dans le Grevisse, le Bescherel et le Petit Robert (...) Vous comprendrez qu'avec un tel handicap (...) je n'ai pas la prétention d'écrire des chefs-d'oeuvre {24}».

On comprend surtout, dans ce contexte, que Carfax ait connu sa part de problèmes et se soit heurté au silence et au mépris de l'institution littéraire québécoise et aux sarcasmes de maints acteurs du champ fantastique québécois pour qui la conscience et la posture littéraires avec ses règles, ses codes, ses contraintes et ses procédures sont choses  primordiales. Le défaut à reconnaître la qualité, bonne ou mauvaise, d'une écriture, d'un texte que l'on veut mettre en marché peut sérieusement miner au départ une entreprise littéraire et la rendre non viable. C'est qu'il semble alors y avoir un décalage entre les exigences institutionnelles du savoir-faire et celles du vouloir-faire individuel, tel qu'il est mis en pratique dans le fanzine. Dans le cas de Carfax, la dynamique individuelle semble avoir prévalu, l'urgence du vouloir-faire ayant conduit les acteurs à travailler sans tenir compte des règles implicites au champ littéraire institutionnel duquel Carfax voulait à la fois se distinguer et obtenir la reconnaissance. C'est très certainement une des raisons qui peut expliquer le classement de leur pratique dans les marges du littéraire.

(Michel Lord)

 

1      Même si certains textes étaient bons.
2      Bien qu'il faille également tenir compte de quelques dizaines

        de fantastiqueurs qui publient régulièrement ou de façon sporadique

        dans l'édition générale.

3      Carfax #1, p20.
4      Ibid.

5      Ibid, p21.
6      Gaétan Godbout, dans l'Année de la SF et du fantastique québécois

        1984, Québec, Le Passeur, 1985, p54.

7      Carfax #1, p26.

8      Carfax #2, p15.

9      Carfax #2, p6. Nous soulignons.

10    Ibid, p5.
11    Ibid, p6.
Nous soulignons.
12    Ibid.

13    Carfax #13/14, p18.
14    Ibid, p19.

15    Ibid, p18.

16    Carfax #1, p3.

17    Ibid, p9.

18    Ibid, p3.
Nous soulignons.
19    Carfax #2, p3.

20    Carfax #15/16, p74-78.

21    Jean-Pierre April, imagine..., #35, p142. (Reproduit dans

        Carfax #21/22, p48).

22    Carfax #21/22, p52.

23    Idem, Carfax #3, p3.

24    Carfax #15/16, p9-11.

L'Année de la SF et du fantastique québécois 1992

Editions Alire, 1997, page 226.

Commentaires de Claude Janelle sur l'étude de Michel Lord

Michel Lord se penche sur le cas de Carfax, fanzine québécois consacré au fantastique et à l'horreur qui a existé de 1984 à 1988 et livré 45 numéros. Comme les fanzines qui s'inscrivent dans la tradition américaine, Carfax a adopté dès le début une position d'indifférence face aux préoccupations de l'institution littéraire. En clair, cela signifie que la direction éditoriale a toujours accordé la priorité la l'histoire au détriment souvent de la qualité littéraire et de «l'aspect proprement scriptuaire de la formalisation esthétique». Cependant, Michel Lord décèle une ambiguïté dans cette attitude en relevant plusieurs manifestations de la part de l'éditeur du fanzine qui s'est plaint du manque de reconnaissance des praticiens du genre et de l'institution. L'essayiste note que la réception du fanzine s'est traduite par un silence total dans un champ littéraire général et par une appréciation ambivalente dans le champ spécialisé. Après avoir analysé la production des premiers numéros marquée par l'usage récurrent du cliché propre au genre fantastique, particulièrement dans sa composante   horrifique, Lord diagnostique les causes de l'échec du fanzine. Elles seraient dues à la pauvreté de l'écriture qui s'explique par un manque de formation des praticiens du fantastique horrifiant. L'entreprise de Carfax révèle «un décalage entre les exigences institutionnelles du savoir-faire et celle du vouloir-faire individuel», ce qui a contribué finalement à sa marginalisation.

(Claude Janelle)


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