«Carfax, une problématique de l'écriture et des fanzines».
«Commentaires de Claude Janelle dans l'ASFFQ».
Carfax:
une problématique
de l'écriture et des fanzines
par Michel Lord, CRELIQ, Ottawa
Parution: Les Cahiers des paralittératures.
Actes du colloque «Les Mauvais genres», organisé au Centre culturel
canadien de Paris les 23, 24 et 25 novembre 1989.
Editions du C.L.P.C.F, 1992.
Sans doute n'est-il
pas difficile d'admettre que le fantastique est un genre tout à fait
acceptable et le plus souvent pas mauvais du tout, surtout si l'on songe
à l'impressionnante série d'auteurs qui, depuis près de deux cents ans,
ont donné leurs lettres de noblesse à cette pratique générique. Au Québec,
il est même, depuis une quinzaine d'années, en pleine effervescence.
En revanche, l'effervescence entraîne ou provoque, en plus de la production
de qualité, des effets plus ou moins incontrôlables, — et qui
n'ont d'ailleurs pas à être contrôlés, — le fantastique, il faut
le dire, étant un genre fort propice aux excès de toutes sortes, surtout
lorsqu'il déborde du côté de l'horreur. Cela est vrai pour tous les
pays et le Québec moderne n'y a pas échappé. Il faut dire aussi qu'il
est devenu de plus en plus facile de fabriquer des livres et des périodiques
avec des moyens modestes. Cela explique en partie l'invasion du marché
du livre par des produits extrêmement variés, ce qui est loin d'être
mauvais pour la circulation des idées et des textes, si modestes soient-ils.
Parmi les périodiques québécois du
domaine du fantastique et de science-fiction, il y en a un qui s'est
relativement distingué dans les années 1980, Carfax, dont la vie a été
brève puisque, fondé en 1984, il a cessé de paraître en 1988. Pour mémoire,
je rappelle que Carfax est le nom même de
la maison louée par le comte Dracula à Londres, dans le roman de Bram
Stoker. A partir d'une telle référence, on peut s'attendre à
tout, et on se doute un peu que la revue Carfax a cherché à faire feu
de tout bois. A sa décharge toutefois, il faut dire que Carfax ne se
veut rien d'autre qu'un fanzine qui adopte, ce faisant, le modèle de
circulation textuelle propre à la tradition américaine des fanzines,
habituellement créés pour un type d'amateur d'un genre particulier,
qui n'a que faire des préoccupations de l'institution littéraire. Mais
si Carfax n'a jamais eu la prétention d'être une revue prestigieuse,
il se glisse suffisamment d'ambiguïtés dans certaines postures d'auteurs
et de l'éditeur, pour qu'elle ne soit pas absoute sans condition de
toute prétention à vouloir faire partie de la littérature.
La production de Carfax est relativement
abondante si l'on tient compte du court temps de publication: en cinq
ans, de manière irrégulière mais intense, on y a produit de façon artisanale
quarante-cinq numéros contenant des centaines de récits et beaucoup
de lettres et de commentaires, le fanzine étant un lieu d'échange par
excellence, en plus d'être une tribune pour le fanéditeur. Cette superproduction
explique en partie l'inégalité de la production de certains numéros
de la revue, surtout à ses débuts, bien qu'une telle surabondance témoigne,
dans le même temps, d'une énergie peu commune et d'un besoin intense
de faire partager le goût de l'horreur, de l'étrange et du fantastique
à un groupe de mordus tant québécois que français ou belges puisque
la revue est diffusée en Europe francophone dans le champ restreint
du fantastique et de la science-fiction et publie des écrivains européens
comme Artur Arslan, Gilles Bergal, Claude Ecken, Richard D. Nolane,
Raymond Iss, Gérard Coisne, Jean-Luc Triolo... La lecture massive de
cette production rappelle à l'évidence qu'il existe une véritable collusion
internationale de fantastiqueurs francophones liés par une passion commune,
le fantastique traditionnel et l'horreur.
Dans ce contexte, l'aventure de Carfax,
quoi qu'on en pense, a eu ceci de bon qu'elle aura permis à un certain
nombre de personnes d'exposer, à travers leurs récits et dans l'espace
péritextuel, paratextuel ou métatextuel (éditoriaux, lettres, articles...),
leur conception de la littérature. On assiste alors, surtout dans les
textes de prise de position, à des échanges assez émotifs et fortement
dialogiques au sens où le discours de l'autre — habituellement
normatif — est perpétuellement repris, contesté et reformulé dans
son discours à soi, qui cherche à exprimer sa propre norme: c'est le
lieu de la construction du sujet — d'un sujet déviant —
dans son rapport à la littérature un objet contraint que la pratique
carfaxoise étreint en s'en distanciant.
C'est surtout cet aspect de Carfax
qui nous intéresse, car il permet de cerner les raisons qui peuvent
expliquer le caractère jugé «mauvais» de la production de la revue,
la critique, pour une bonne part ayant en effet déclaré la pratique
carfaxoise. Mais d'abord, pour nous situer un peu par rapport aux textes
de fiction eux-mêmes, — car ce sont eux qui sont finalement ici
en cause, — je présente un aperçu de ce qu'ils étaient surtout
dans les premiers numéros, dans les numéros qui ont donné le ton à la
production {1}, et qui ont grandement hypothéqué l'image de la revue
dans l'esprit du public lecteur tant du champ général que du champ spécialisé:
dans le champ général, on s'est voilé la face de honte et on a gardé
un silence total sur cette pratique inqualifiable ou trop qualifiable,
en fait disqualifiée d'entrée de jeu, alors que, dans le champ spécialisé,
certains critiques se sont montrés très satisfaits de cette production,
d'autres ont jugé qu'il s'agissait là de quelque chose de très mauvais,
cette production jurant tout à fait par rapport à ce qui se fait de
mieux dans le champ fantastique québécois. Il faut savoir que le champ
fantastique et de science-fiction au Québec est occupé {2} depuis maintenant
quinze ans surtout par deux revues professionnelles, Solaris et imagine...,
et que Carfax, entre autres, parmi des dizaines de fanzines, a essayé
de prendre sa place dans ce champ-là, mais sans succès. Etant donné
le succès des deux principales revues, je crois que les raisons de cet
échec sont liées non pas à la pratique d'un «mauvais» genre, mais à
la pratique incertaine de l'écriture, la question du genre étant ici
relativement secondaire.
La production textuelle
Je m'en tiendrai à l'aspect strictement
verbal ou textuel de Carfax même si l'étude du phénomène devrait aussi
passer par l'analyse de l'aspect visuel, le graphisme et le dessin jouant
parfois un grand rôle dans les fanzines. On peut d'ailleurs abserver,
d'après certaines illustrations, qui redoublent et représentent de manière
iconique le propos des récits, que la revue se situe sur le territoire
des topoï les plus récurrents du fantastique et de l'horreur, avec ses
figures de la terreur, de l'épouvante, ses vampires, ses monstres dégoulinants
et ses corps sanglants. Toutes ces choses, souvent perçues comme immondes,
peuplent les pages de carfax et peuvent provoquer l'effet «mauvais genre»
plus par le sentiment qu'elles suscitent que par leur usure thématique.
Mais, surtout, plus que toute autre chose, c'est par une pratique incertaine
de l'écriture que certains textes, — ceux qui ont hypothéqué l'image
de la revue, — se signalent. Car c'est bien de cela qu'il s'agit
ici, de style et d'écriture, puisque les lieux communs ou les scènes
horribles ou grotesques peuvent se retrouver dans des ouvrages d'auteurs
remarquables, sans que cela ne gêne le moins du monde: que l'on pense
à Lautréamont, à Sade, à Poe, à Lovecraft et à bien d'autres.
En plus des lieux communs sur lesquels
s'édifient les fictions de Carfax, s'ajoute donc (ou plutôt manque parfois)
la dimension stylistique (il faudrait peut-être parler de correction
ou de maîtrise langagière). Pour l'écrivain de métier, cette dimension
s'inscrit au premier plan; faute de ce métier, — la notion de
métier est ici capitale, — l'écrivain procède, si je puis dire,
dans l'ignorance quasi totale de cet aspect de la construction du texte,
même si, de toute évidence dans Carfax, l'auteur s'acharne à travailler
son texte selon des normes qu'il a pu assimiler précisément au fil de
ses lectures.
Je me contenterai de donner quelques
exemples de l'usage qui est fait de la langue dans Carfax. Dans le premier
numéro, on retrouve des traces de la mise en texte et de la mise en
vision propre au genre gothique, au sens où le décor terrifiant y est
souvent représenté comme vivant, comme acteur et comme source de terreur
pour une jeune fille éploré:
La lune la suivait de son oeil glauque,
survolant les arbres noirs et griffus, éclairant le tortueux sentier
de son jet glacial {3}.
Ce n'est pas encore si mal, mais pour
rendre compte de l'émotion de la jeune victime apeurée dans ce décor,
le narrateur écrit: «Une âcre bouffée de panique amère emplit sa
bouche. Elle se mit à courir, courir, la peur au ventre lui donnant
des ailes {4}. On note dans ce passage une manipulation assez aberrante
du système des images métaphoriques. Puis, pour décrire l'assaut final
du monstre tapi dans l'ombre, le récit offre ceci:
Elle (la jeune fille) semblait hors
d'atteinte. Lorsqu'une poigne d'acier s'empara de sa trachée. D'un tourbillon
infernal, la mer l'avala. Sous le tonnerre de la férocité (...) ses
yeux s'exorbitèrent de concert avec sa gorge qui cherchait désespérément
à engouffrer un air fétide qui s'y refusait. (...) Ses bras battirent
l'air grotesquement, tel un moulin dans la tempête. Un râlement affreux
coula sur le parquet, éclaboussant tout. Mélinda (...) croula au sol
dans un bruit sourd sans issue {5}.
Dans le milieu du fantastique et de
la science-fiction, cette nouvelle est reçue avec gêne, Gaétan Godbout
écrivant que “cette histoire (est) bourrée de clichés, véritable
tarte à la crème de la littérature fantastique. Les erreurs de style
y pullulent, tout comme les images inappropriées {6}”. Plusieurs
nouvelles de Carfax ont été l'objet de commentaires semblables dans
le milieu québécois spécialisé.
Toujours dans le même numéro de Carfax,
un autre auteur fait parler son narrateur en situation d'étrangeté en
ces termes:
Un long frisson parcourra (sic) mon
échine (...) J'émis un cri, sourd et faible mais assez (sic) pour provoquer
une réaction au centre de mes pupilles et y faire apparaître la courbe
d'une gueule qui s'étire en faisant jaillir une série de crocs baveux
et gluants! (...) C'est alors que j'aperçu (sic) l'horreur dans son
infecte (sic) tissu de craie déborder du tableau! La «chose» MARCHAITen
CLAQUANT des mâchoires!... Je hurlai au même moment où le professeur
se fit ingurgiter avec un bruit rauque. Laissant place à l'effroi (sic),
je m'élançai tête baissée vers (la) porte (...). On m'a traité de fou
{7}.
Le même auteur imagine une finale très
spectaculaire pour sa nouvelle:
Finalement, avant de sombrer (sic),
je compris. Laissant glisser son peignoir sur ses épaules rondes, je
la vis s'avancer entièrement nue (...) se masturbant et se gorgeant
de salive contre l'émail éclatant de ses deux canines effilées!... Sentant
son haleine fétide sur ma gorge, je m'évanouis {8}.
On pourrait croire que l'auteur d'un
autre texte, paru dans la deuxième livraison de Carfax, a conscience
des clichés qu'il utilise. Après un passage de type gothique («Le
rideau de brume qui dissimulait la lune se déchira soudain et l'astre
nocturne fit son apparition»), on a droit à cet «un pâle rayon
glacé tomba sur eux»; mais toute cette mise en vision est ruinée
par la notation d'«un château en ruines par une nuit presque sans
lune, un hibou qui s'envole, un prétendu vampire, tout y est. J'ai l'impression
de suivre un mauvais film d'épouvante {9}». Encore une fois, le
jeu du cliché est mené de manière assez incohérente, la lune et ses
rayons glacés jouant un rôle d'acteur puis n'y étant plus... La suite
du texte montre bien que l'auteur ne contrôle pas tout à fait son discours:
outre les clichés du type «l'effroi avait glacé son sang {10}»;
ou encore: «il lui sembla que son coeur s'arrêtait de battre tandis
que son sang se glaçait dans ses veines {11}», cliché des clichés,
où l'on pourrait encore une fois croire à la rigueur que l'auteur se
place dans le registre du parodique, on trouve des passages stylistiquement
éprouvant comme ceux-ci, par exemple: «Soudain, la présence d'un
danger emplit sa nuque»; «Une sorte de sixième sens secoua son
dos»; ou encore: «Il réprima à grand peine un cri d'effroi qui
mourut sur ses lèvres avant même d'exister {12}».
Je donnerai, pour terminer, quelques
exemples tirés d'un texte stylistiquement emblématique d'une partie
de la production de Carfax (il a d'ailleurs servi de point de cristallisation
au discours des éditeurs et des lecteurs pendant persque un an dans
les pages mêmes de la revue): dans ce texte, les incorrections abondent,
d'abord au niveau lexical («la dette que j'avais concoctée (sic)
auprès de la société {13}», ensuite au niveau grammatical («les
actions de la (compagnie) Zuccrex n'auraient plus values
(sic) bien lourdes (sic) à la bourse {14}» et enfin au
niveau syntaxique («La société (...) m'offre maintenant de
lui venir en aide en n'agissant de nulle autre façon que celle dont
(sic) elle m'a toujours interdit {15}».
A la lumière de ces exemples, il n'est
donc pas étonnant que des problèmes de réception aient pu surgir, la
critique se montrant réticente à parler de manière positive de cette
pratique pour le moins incertaine. Il reste que ces marques de surfaces
sont la manifestation d'un phénomène plus profond qui mérite que l'on
s'y arrête.
Les positions éditoriales de Carfax
Les questions théoriques (question
des genres, d'écriture...), on s'en doute un peu, ne préoccupent pas
tellement les producteurs de la revue qui a été fondée dans le but de
défendre et d'illustrer un certain type de fantastique. L'idée que les
éditeurs de Carfax semblent se faire du genre fantastique est tout à
fait viscérale privilégiant l'effet terrifiant, horrifiant ou simplement
dégoûtant. De là leur propension — légitime bien que non légitimée
— à privilégier l'exploitation des lieux communs du récit fantastique
à sensation. Ce faisant, ils accordent toute l'importance à l'«histoire»,
c'est-à-dire au contenu, et semblent ne s'intéresser à peu près pas
au «récit», à sa mise en forme, à sa fabrication et à l'aspect proprement
scripturaire de la formalisation esthétique.
Dès le premier
éditorial, on affirme que «Carfax c'est des histoires {16}»,
(la revue) «essaiera de vous présenter des textes de Fantastique
qui peut-être vous feront frémir un peu, ou du moins vous feront sourire
hideusement {17}». Cherchant à susciter et à valoriser l'effet de
frémissement, l'éditorialiste s'inscrit lui-même, comme par contamination,
dans le discours du cliché; rappelant sa lecture de Bram Stoker, il
écrit: «Lorsque je lus pour la première fois le roman Dracula, mon
sang ne fit qu'un tour {18}». Ce cliché du sang qui se glace ou
qui ne fait qu'un tour dans les veines, nous l'avons noté, fait figure
de récurrence, presque d'emblème, dans la production de Carfax. Dans
le deuxième numéro, présentant une nouvelle particulièrement horrible,
l'éditorialiste dira lui-même qu'à la lecture de ce texte, il en est
«resté pantois et glacé jusqu'aux os. C'est le genre de truc que
(sic) je raffole comme dessert {19}».
Tout cela laisse entrevoir le problème
sous-jacent à cette pratique: elle touche la formation de ces
producteurs de fantastique horrifiant. Cette «formation» pourrait expliquer
l'embarras que l'on peut avoir à la lecture de certains textes de Carfax.
Elle met en lumière le rapport exact entre la situation générale d'énonciation
et la pratique textuelle. Cette situation d'énonciation, nous finissons
par en avoir une idée assez juste au fil des échanges publiés d'une
parution à l'autre.
Une querelle cristallise justement
le problème de Carfax. A propos d'une nouvelle du numéro 13/14, où s'accumulent
les fautes de toutes sortes et qui raconte l'un homme jouissant du meurtre
sadique de jeunes enfants, les lecteurs se montrent très satisfaits
parce que l'histoire leur convient (on revient encore à cette «idée»
de la préséance de l'histoire sur tout autre considération textuelle).
En revanche, deux écrivains reconnus qui participent au champ du fantastique
et de la science-fiction, Jean-Pierre April, de la revue imagine...,
et Elisabeth Vonarburg, de Solaris, écrivent à la revue pour exiger
qu'un minimum de travail d'écriture soit effectué sur ce genre de texte
(le texte «litigieux» du numéro 13/14 avait d'ailleurs été refusé par
la revue Solaris dont Vonarburg est la directrice littéraire).
Cette querelle amène le directeur de
Carfax à avouer franchement ses faiblesses: «Je ne suis aucunement
qualifié pour aider les auteurs à remanier leurs textes, et je n'ai
pas la prétention de le faire. Il est bon, je crois, de savoir, que
je n'ai pas fréquenté l'université ni même le cégep. En fait, on serait
fort surpris de mon degré de scolarité. Alors il ne faudrait pas comparer
mes capacités directoriales et littéraires à la fine fleur de la SFFQ
ni même à un auteur débutant qui souvent possède diplômes, bacs et tout
ce que vous voulez. Je suis un semblant de directeur littéraire uniquement
parce que je publie Carfax (...) Le poste est ouvert depuis la
parution du numéro 2 (...) Qui veut le beau poste? {20}».
Or, quelqu'un prendra le poste trois ans plus tard et, voulant sans
doute se montrer lucide, commencera par publier un constat sur la mauvaise
qualité de certains textes à Carfax.
Toutefois, ce qui étonne, dans ce contexte,
c'est que le premier directeur se dise très souvent surpris du fait
que presque tous les auteurs qu'il publie ne soient pas publiés professionnellement
et, inversement, que presque tous les auteurs reconnus au Québec dans
le champ fantastique le boudent et refusent systématiquement de collaborer
à sa revue. Certains de ses collaborateurs tiennent le même discours
et se montrent très étonnés de se voir ainsi boudés. Ils sont manifestement
étrangers aux règles qui régissent le champ littéraire et les principes
d'inclusion et d'exclusion que ces règles impliquent. Un territoire
déjà occupé par des amateurs n'ayant pas conscience des exigences et
des pouvoirs de l'écriture ne peut convenir à des écrivains tendant
à se voir validé par leurs pairs. Or, écrire dans Carfax risque évidemment
de produire l'effet contraire. Il est donc de bonne stratégie de s'abstenir.
Mais le directeur pense que, recevant des textes de bons auteurs, sa
revue pourra changer comme par magie et pourra cesser d'être stigmatisée
comme une revue où l'on publie «un fantastique plutôt ringard avec
clichés et gros effets, quelque chose oscillant entre gore, les films
d'horreur de série B, un brin d'insolite et une bonne base tirée du
fantastique classique {21}». En réponse à cette évaluation méprisante,
le directeur rappelle obstinément sa position sur la littérature: «J'aime
bien les récits qui me remuent les tripes (...) qui savent avant
tout me divertir» et, citant ses lecteurs, il souligne le fait qu'ils
ont les mêmes critères que lui: pour eux, «la langue n'(est)
nullement dans leurs critères d'appréciation {22}». Il fait ainsi
écho à sa propre position énoncée dans l'éditorial de Carfax #3: «Un
récit peut avoir un style d'écriture (sic) moyen, mais peut largement
être racheté par l'idée qui s'en dégage. Ce à quoi je crois et défends
(sic). Comprenez-moi bien, je ne dis pas que le style n'a pas
son importance dans l'écriture mais, et c'est un fait, beaucoup d'auteurs
écrivent sans avoir de bonnes idées à exploiter. Cela s'appelle tout
bonnement “écrire pour ne rien dire”. N'êtes-vous pas d'accord?
{23}». On lui répondrait, évidemment, non.
Autre problème, corollaire à celui
de la direction (ou de son absence): celui des auteurs, jeunes ou inexpérimentés.
On peut prendre comme exemple celui d'un jeune écrivain, qui a publié
un certain nombre de nouvelles dans la revue, et qui pourrait être largement
représentatif d'une certaine génération d'écrivains ou même, d'une certaine
jeunesse avide d'écrire, mais peu ou mal formée, par l'école entre autres.
Faisant état sans vergogne, comme le directeur, de sa situation d'énonciation,
cet écrivain, —qui lui possède pourtant un bac en histoire, —
avoue tout bonnement qu'il fait partie «de la génération qui a très
peu mangé de grammaire (...) je dois admettre (dit-il) qu'il
me manque un sacré bout de connaissance grammaticale et syntaxique.
Toutes les nouvelles qui dépassent le stade de brouillon demandent énormément
de travail et de recherche dans le Grevisse, le Bescherel et le Petit
Robert (...) Vous comprendrez qu'avec un tel handicap (...)
je n'ai pas la prétention d'écrire des chefs-d'oeuvre {24}».
On comprend surtout, dans ce contexte,
que Carfax ait connu sa part de problèmes et se soit heurté au silence
et au mépris de l'institution littéraire québécoise et aux sarcasmes
de maints acteurs du champ fantastique québécois pour qui la conscience
et la posture littéraires avec ses règles, ses codes, ses contraintes
et ses procédures sont choses primordiales. Le défaut à reconnaître
la qualité, bonne ou mauvaise, d'une écriture, d'un texte que l'on veut
mettre en marché peut sérieusement miner au départ une entreprise littéraire
et la rendre non viable. C'est qu'il semble alors y avoir un décalage
entre les exigences institutionnelles du savoir-faire et celles du vouloir-faire
individuel, tel qu'il est mis en pratique dans le fanzine. Dans le cas
de Carfax, la dynamique individuelle semble avoir prévalu, l'urgence
du vouloir-faire ayant conduit les acteurs à travailler sans tenir compte
des règles implicites au champ littéraire institutionnel duquel Carfax
voulait à la fois se distinguer et obtenir la reconnaissance. C'est
très certainement une des raisons qui peut expliquer le classement de
leur pratique dans les marges du littéraire.
(Michel Lord)

1 Même si certains textes étaient
bons.
2 Bien qu'il faille également tenir compte
de quelques dizaines
de fantastiqueurs qui publient
régulièrement ou de façon sporadique
dans l'édition générale.
3 Carfax #1, p20.
4 Ibid.
5
Ibid, p21.
6 Gaétan Godbout, dans l'Année de la SF
et du fantastique québécois
1984, Québec, Le Passeur,
1985, p54.
7 Carfax #1, p26.
8 Carfax #2, p15.
9 Carfax #2, p6. Nous soulignons.
10 Ibid, p5.
11 Ibid, p6. Nous soulignons.
12 Ibid.
13 Carfax #13/14, p18.
14 Ibid, p19.
15 Ibid, p18.
16 Carfax #1, p3.
17 Ibid, p9.
18 Ibid, p3. Nous soulignons.
19 Carfax #2, p3.
20 Carfax #15/16, p74-78.
21 Jean-Pierre April, imagine..., #35, p142. (Reproduit
dans
Carfax #21/22, p48).
22 Carfax #21/22, p52.
23 Idem, Carfax #3, p3.
24 Carfax #15/16, p9-11.
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