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Le Pont de monsieur Dupont
(fiction, suivi des commentaires de Jean Pettigrew)
Yves Pelletier

Il est parfois surprenant de constater combien certaines personnes qui, à première vue, n'ont l'air de rien, font preuve d'une capacité d'adaptation exemplaire quand un événement imprévu survient dans leur vie quotidienne.

Prenons comme exemple monsieur Dupont, simple employé de bureau sans ambition: un soir, alors qu'il revenait de son travail et qu'il ne demandait rien de mieux qu'une paisible soirée devant son téléviseur, il découvrit un pont dans son salon. Oui, oui, vous avez bien lu : un pont en bois rose ornementé de fins motifs floraux. Il s'agissait là sans l'ombre d'un doute de l'oeuvre d'un très grand artiste.

Monsieur Dupont n'avait rien contre les ponts, même qu'il les aimait bien, mais il ne s'était pas attendu à en trouver un dans un pareil endroit; aussi fut-il un peu surpris. Est-il nécessaire de préciser que monsieur Dupont n'avait commandé aucun pont dans le dernier catalogue de Noël?

Malgré tout, monsieur Dupont ne perdit pas son sang-froid. Alors que dans des circonstance semblables, quatre-vingt-trois virgule vingt-sept pour cent des gens normaux n'auraient pu s'empêcher de trembler, de sangloter, de crier, d'être victime d'une attaque de Big Mac, de se frapper la tête contre les murs ou même de dire des gros mots, monsieur Dupont fit calmement le tour du pont pour s'assurer qu'il n'existait aucune note explicative ou quelque autre indice pouvant lui fournir des indications sur la provenance de ce meuble. N'ayant rien trouvé, il eut l'idée géniale de faire venir la police. Eux, au moins, allaient savoir quoi faire.

- C'est effectivement très étrange, fit remarquer avec un air de connaisseur l'un des deux policiers qui se présentèrent à son domicile quelques semaines après son appel. La couleur de ce pont ne va pas du tout avec celle de votre mobilier.

- De plus, ajouta son confrère à qui rien n'échappait, à quoi bon un pont puisqu'il n'y a pas d'eau dessous?

Se félicitant mutuellement de leur perspicacité, les deux défenseurs de la veuve et de l'orphelin s'en retournèrent bras dessus, bras dessous, promettant à monsieur Dupont de lui envoyer les meilleurs spécialistes le plus tôt possible.

En effet, des spécialistes ne tardèrent pas à arriver: des criminologistes, des historiens, des architectes, des navigateurs, des physiciens, des avocats, des parapsychologues, des archéologues, des détectives, et même une équipe de pontologistes de réputation internationale se présentèrent pour étudier le pont, à tour de rôle puisque l'espace était devenu fort restreint dans le salon.

Aucun des spécialistes ne parvint à émettre une conclusion satisfaisante: il s'agissait sans l'ombre d'un doute d'un pont, au demeurant assez joli, mais son origine et son utilité demeurèrent un mystère des plus complets. Le spécimen était fait d'une seule pièce, mais était trop volumineux pour avoir pu passer par la porte d'entrée.

Mais à quoi bon s'inquiéter, comme l'avait si judicieusement fait remarquer l'un des scientifiques à la horde des journalistes qui, flairant la sensation forte, s'étaient attroupés dans la maison de monsieur Dupont. Après tout, les ponts n'avaient jamais fait de mal à personne et ce n'était quand même pas parce que l'un d'entre eux avait opté pour une localisation inhabituelle que la marche de l'univers allait s'en trouver perturbée.

Le mystérieux pont fit les manchettes des médias d'informations pendant un certain temps, puis sombra progressivement dans l'oubli. Les scientifiques eux-mêmes s'en lassèrent, ayant après tout bien d'autres ponts à fouetter.

Le pont de monsieur Dupont lui resta donc sur les bras, les avocats ayant décrété qu'il lui appartenait légalement. Au début, monsieur Dupont eut la ferme intention de s'en débarrasser. Il prit rendez-vous avec un courtier qui lui annonça que le marché des ponts avait dramatiquement chuté à la bourse et que, par conséquent, il était devenu impossible de le vendre à un prix qui couvrirait les frais de déménagement.

Monsieur Dupont prit son mal en patience. Il en vint à s'y habituer, et même à éprouver une certaine affection pour son pont. Quand il eut définitivement décidé de le garder, il fit repeindre les murs de son salon en rose, ce qui produisit un effet fort agréable.

Puis, un bon matin, monsieur Dupont fut tiré de son sommeil par des clapotements qui provenaient du salon. Extirpant des couvertures sa lourde masse de graisse, il s'empressa d'aller voir et découvrit, sous le pont, un petit cours d'eau qui ruisselait sur toute la largeur du salon.

«Mon pont a enfin trouvé sa raison d'être», pensa monsieur Dupont. Tout heureux, il retourna se coucher.

 

© copyright, Yves Pelletier & Carfax.
Parution: Carfax #19/20, septembre 1986.

«Le Pont de monsieur Dupont»
Commentaires de Jean Pettigrew in l'Année de la SFFQ 1985,
page 94. Editions Le Passeur, 1986.


  Yves Pelletier s'est mérité avec cette courte nouvelle humoristique le premier prix du concours littéraire du Cegep de Rimouski. Agréable variation sur un thème imposé, ce texte, bien que léger, surprend par le mordant de son humour: monsieur Dupont est un citoyen plus qu'ordinaire, mais gare à son calme devant l'étrange. L'absurde de la situation est bien exploitée et la chute finale rehausse cette sensation d'irréalité, tant au niveau de la situation "volontairement grotesque" que du personnage principal que rien ne parvient à ébranler. - JP
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