Culture

Hommage à Greg …

La culture est multiforme…nous le rappelions encore dans notre précédent numéro en y traitant de musique et de cinéma. La Bande Dessinée, autrement appelée le neuvième art, est sans conteste un fleuron de la culture artistique belge. En 1996, l'on célébrait, en France et en Belgique, le centenaire d'un art essentiellement européen qui grâce aux formidables apports des journaux " Spirou " et " Tintin " dans la Belgique des années 50 à 70, s'est hissé à des sommets vertigineux, bien plus élevés que ce que sont restés les " comics " américains ou ce que tentent d'être les " mangas " japonais.

Le 29 octobre dernier, un grand maître s'en est allé… Michel Régnier, alias Greg, scénariste et dessinateur majeur de la BD franco-belge, a tiré sa révérence et a rejoint Hergé, Jacobs, Franquin et autres Peyo, au paradis des rêveurs et des conteurs.

Greg est né à Ixelles, le 5 mai 1931, et à vécu son enfance en banlieue rouge, à Herstal près de Liège. Pour lui apprendre les réalités de la vie, son père, ingénieur, l'inscrit dans une école communale (" sans-dieu ") fréquentée par les fils d'ouvriers. Il est obligé de raconter des histoires à ses camarades de classe pour ne pas se faire casser la gueule et à la sonnerie de la cloche, ponctue son aventure par un " à suivre " qui deviendra le leitmotiv des hebdomadaires de BD. La vocation était née et quelque temps plus tard, il a le bonheur de pouvoir se perfectionner auprès de Franquin.

Michel Régnier laissait la place à Greg pour une carrière d'une richesse exceptionnelle. Dessinateur lumineux, scénariste parmi les plus prolifiques et géniaux, rédacteur en chef du journal " Tintin " de 1965 à 1974, il travaille avec les plus grands et s'attache à découvrir les talents qui sont aujourd'hui des valeurs sûres (Hermann, Blanc Dumont).

Travaillant sur tous les fronts, il collabore avec Franquin pour certains épisodes de Spirou (je vous recommande l'excellent " QRN sur Bretzelburg "), participe aux premières adaptations de Tintin en dessins animés (" Le Temple du Soleil " et " Le lac aux requins "), porte le journal " Pilote " sur les fonts baptismaux et devient en 1975, directeur littéraire des éditions Dargaud.

Fin des années 70, Greg part à New York comme responsable du bureau américain des éditions Dargaud ; il a pour mission de promouvoir la bande dessinée européenne. Il rencontre le choc de mentalités…les américains, généralement limités intellectuellement aux BD naïves ou débordant de " super-héros " n'accrochent pas à l'école franco-belge. La BD connaît le même problème que le cinéma où Hollywood préfère racheter les scénarios pour en faire des remakes plutôt que de tenter d'élever le public grâce à une autre culture. Symptomatique ! Seul le dessin animé, souvent réducteur et largement en-dessous de la qualité des œuvres originales, connaît un relatif succès. L'audiovisuel prend déjà le pas sur le littéraire.

Véritable forcené du travail, Greg explose dans tous les domaines ; en 1978, il écrit pour la télévision suisse 13 épisodes d'un feuilleton policier pour enfants, il publie plusieurs romans aux éditions Fleuve Noir (collection Hardy et Lesage), anime des séquences télévisées expliquant la conception d'une histoire de BD…

Grand prix des Arts graphiques en 87, Chevalier des Arts et Lettres en 88, il reçoit de la Chambre belge des Experts de la Bande dessinée, le 31 mars 1992, le prix géant de la BD pour l'ensemble de son œuvre. En 40 ans de carrière, cet auteur complet, a vendu plus de 10 millions d'albums et est considéré comme le plus prolifique talent de la BD francophone avec plus de 250 albums au total.

Et parmi ceux-là, comment ne pas tirer un splendide coup de chapeau aux pensées et états d'âme du citoyen le plus érudit de la BD européenne, l'excellentissime Achille Talon. Grâce à cette série, Greg élève la BD au rang de véritable art littéraire et profite de la mise en scène de son personnage pour notamment caricaturer férocement, moultes références à l'appui, les travers bourgeois de notre société. Il excelle à stigmatiser tour à tour l'appât du gain (L'Archipel de Sanzunron), l'exploitation écologique (Le trésor de Virgule), les républiques bananières (Le coquin de sort) ou sud-américaines (Viva Papa), les savants fous (La loi du Bidouble), l'armée américaine (Le grain de folie), les dictatures d'opérettes (Le roi des Zotres…le meilleur selon moi), le fisc (Ne rêvons pas) et surtout l'incommensurable et inépuisable bêtise humaine (tous).

Greg faisait dire à Achille talon : " Il y a ceux qui écrivent l'Histoire et ceux qui ont besoin de lunettes pour la lire ", nul doute que Greg faisait partie de la première catégorie. Pour terminer, je mentionnerai deux choses qui m'ont profondément marqué à son propos. Quelle ne fut pas ma surprise quand, en septembre 91 (si ma mémoire est bonne), un excellent ami français me tira sur la manche, au détour d'un stand des BBR du Bourget, pour me montrer…Greg en train de dédicacer. L'homme n'en fit certes point publicité mais cela me démontrait, bien que largement convaincu avant l'heure, qu'il était vraiment " politiquement incorrect ". L'humiliation me vint lorsqu'il me refusa une dédicace, visiblement dérangé par mon ébriété difficilement maîtrisable (je maudis encore les stands " Bretagne ", " Poitou " et l'amicale du XIVème Paris)…l'homme avait sa fierté et ne s'abaissait pas à satisfaire l'ivrogne ; belle leçon !

Dernière chose mes amis…Je n'ai nul honte à avouer n'avoir jamais lu Goethe. Je pense ne pas être le seul, même en nos milieux. Et pourtant, je vous invite à méditer une de ses plus grandes phrases, citée par Achille Talon dans " Ma vie à moi " : " …car ce n'est qu'au bout des pires calvaires que l'humanité a dressé les pierres blanches de ses victoires les plus décisives. ". Merci Maître de nous indiquer la voie !

Anthracite

document original : [revue DEVENIR - numero 12 - printemps 2000]
  [sommaire] [sommaire culture]
agitea@caramail.com