Culture

Pierre Joubert

Le dur et pur paradis de l'adolescence

Certains pourraient s'étonner de trouver ici Pierre Joubert, qui fut certes plus un dessinateur qu'un écrivain. C'est oublier qu'il nous a livré, avec Souvenirs en vrac, un livre de mémoires qui se découvre avec un plaisir certain, parfois un peu amer tant la nostalgie y tient sa place pour ceux qui furent jeunes avant la dernière guerre.
Et puis cet artiste tout récemment disparu n'est certes pas le premier dans cette chronique des auteurs qui unirent, de main de maître, le texte et l'image. On en compte bien une dizaine depuis l'apparition de Que Lire ? dans cet hebdomadaire : de Samiva à Hergé, de Christophe à Xavier de Langlais, d'Hugo Pratt à Edgar P. Jacobs, d'Alain Saint-Ogan à Marc Remans ou de Cami à Morris.
Il eut donc été dommage que Joubert, auteur de vingt mille dessins, n'y figura pas. D'autant que peu d'artistes ont réussi comme lui à créer un véritable mythe : celui d'un empire imaginaire dont les héros seraient des adolescents.
Il a littéralement enchanté — on dirait presque envoûté — plusieurs générations, dont les meilleurs rêvaient de devenir des conquérants, prenant la vie avec l'enthousiasme et le sérieux qui convient à leur âge et vivant une sorte de songe éveillé où les adultes et même les "visages pâles" de leur âge n'avaient que bien peu de place.
Il avait trouvé lui-même, à la fin des années vingt, avec le scoutisme, une sorte d'ordre qui illumina toute sa vie et auquel il devait apporter une vision esthétique, élevée au rang d'une véritable mystique.

Il existe, depuis que les jeunes éclaireurs de Baden-Powell s'acclimatèrent sur le continent avec le lieutenant de vaisseau Nicolas Benoit (tombé pendant la Grande Guerre à la tête de ses fusiliers marins), une vision du scoutisme, incarnée dans trois artistes qui furent aussi trois inséparables amis : Serge Dalens, Pierre Joubert et Jean-Louis Foncine.
Ils furent, en quelque sorte, les "gardiens de l'arche" et on ne peut songer à cette époque fondatrice et révolue sans avoir une pensée pour le dernier survivant, auteur du Relais de la Chance au Roy et autres romans initiatiques.
Pierre Joubert en était l'illustrateur inspiré qui sut leur créer un fantastique décor. Mais qui était Pierre Joubert ? Il nous le dit lui-même dans son livre, Souvenirs en vrac :
«Je suis né à Paris sur la place Saint-André-des-Arts, en 1910, l'année de la grande inondation. Ma mère tenait une petite boutique d'herboristerie au coin de la place, et mon père était représentant en produits pharmaceutiques.»
La province n'est pas loin : île de Ré du côté maternel et Sarthe du côté paternel.
Né le 27 juin 1910, Pierre n'a pas encore 4 ans quand éclate la guerre. Ses parents l'expédient avec son frère à Dieppe, chez un oncle normand et cordonnier. Les deux gamins de Paris découvrent la mer et les bagarres avec les petits indigènes qui défient ces horzains, parfois le couteau à la main.
Revenu à Paris après la mort de son frère, Pierre sera un élève médiocre qui ne s'intéresse qu'à l'Histoire et au dessin.
Il entre aux Arts Appliqués (aujourd'hui fusionnés avec les Métiers d'Art) en classe de publicité. Jeune rapin doué pour les monômes, il est enfin bon élève, très bon même.
Un jour de 1925, un de ses camarades d'atelier l'entraîne à une réunion de ceux qu'on appelle les "boiscoutes". Pèlerine informe, chapeau de boer et long bâton ferré. Dès sa première sortie en forêt de Meudon, Pierre Joubert est conquis. Il a 15 ans. Il ne quittera plus le mouvement, épousera une cheftaine et leurs sept enfants porteront tous la croix potencée surchargée de la fleur de lys.
En ce temps-là, le "folklore" scout est profondément marqué par Paul Coze, qui a séjourné outre-Atlantique et voit tout à travers l'indianisme.
Joubert, qui va vite devenir le grand dessinateur du mouvement après avoir travaillé à L'Illustration, va "européaniser" l'atmosphère et y introduire l'exemple de la chevalerie, donnant une vision fort romantique du monde médiéval.
Son trait est encore un peu gauche, presque naïf, souvent humoristique. On peut y voir quelque parenté avec cette fameuse "ligne claire" où triomphera un certain Hergé. En témoignent les deux cents vignettes en couleurs que les jeunes collectionneurs trouvent dans les plaques de chocolat Suchard qu'ils doivent coller dans un album intitulé : La vie fière et joyeuse des scouts. Une réussite qui favorisera le recrutement !
Lors de son service militaire en Alsace, dans les chasseurs à pied, il rencontre Yves de Verdilhac, qui ne se fait pas encore appeler Serge Dalens. Ce sera Pierre Joubert qui va illustrer son premier roman dans la collection "Signe de piste" : Le bracelet de vermeil, premier épisode de l'inoubliable tétralogie du prince Eric.
Maître incontesté de la plume et de l'encre de Chine, Joubert est maintenant au sommet de son art. Ses scouts sont si vivants, si joyeux, si sportifs, si "modernes", que le quartier-général doit préciser que le dessinateur prend quelque liberté avec l'uniforme officiel : les courtes culottes doivent moins découvrir mollets, genoux, cuisses et un éclaireur ne saurait se promener tête nue et sans bâton d'1 m 80 !
Il va aussi, en liaison avec les "Comédiens routiers" de Chancerel, complètement renouveler le style des veillées et des feux de camp, en s'inspirant de la Comedia del Arte.
Chef scout lui-même, le dessinateur reste un homme de plein air qui aime les camps et les raids, les grands jeux, les bagarres avec brutale prise de foulard. Il n'est certes pas ennemi du risque et exalte la montagne, la voile, l'équitation.
Avec lui, la vie devient une aventure, régie par une loi très stricte, sécrétant ses propres cadres, à travers une sélection permanente de jeunes chefs, système des patrouilles de six ou sept garçons débrouillards.
La guerre fera de lui un sergent d'infanterie, puis un prisonnier évadé. Il gagne alors clandestinement la zone libre et reprend ses crayons à Vichy puis à Lyon.
Il dessine un uniforme plus en accord avec le siècle, où le béret noir succède au chapeau à quatre creux, remplace le trèfle sur la croix potencée par une plus traditionnelle fleur de lys et utilise les drapeaux à croix blanche des régiments d'Ancien Régime.
Il veut aussi dépoussiérer l'atmosphère des locaux en publiant, avec son ami Gérin, un véritable petit traité d'architecture d'intérieur, auquel il donne le nom évocateur de Beaumanoir.
Tout cela ne manque pas de "gueule". Plus que jamais, le style scout, c'est le style Joubert !
La guerre terminée, il retrouve son ami Foncine, devenu rédacteur en chef de Scout après une longue captivité. Il organise le "Jamboree" de 1947 où fraternisent 50 000 campeurs.
Il assiste peu à peu aux mutations, aux expériences, aux départs, aux scissions. Il reste jeune, mais ne retrouve pas toujours l'atmosphère qu'il a connue, au temps où les scouts espéraient "changer le monde" :
«Des bandes jeunes au cœur fier et aux poings solides chassaient du pouvoir les profiteurs odieux, les bourgeois rapaces, les idéologues bavards, les escrocs sans scrupule, pour qu'advienne enfin le règne de la justice, pour que se constitue un Etat jeune et neuf, où chacun puisse œuvrer dans la joie et dans la liberté !»
A lire ces lignes de Souvenirs en vrac, on constate qu'il était resté jusqu'à sa mort, le 14 janvier dernier, à 91 ans, un idéaliste, c'est-à-dire un éternel adolescent.

Jean MABIRE

document original : [hebdomadaire NATIONAL-HEBDO]
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