Culture


Morris

La longue Saga de l'Ouest lointain, très lointain…

On ne peut laisser, en plein cœur de l'été, partir au crépuscule rougeoyant Lucky Luke vers quelque ranch perdu sans lui dire un adieu qui espère être un au revoir, tant ses aventures ne sauraient que continuer.
Depuis plus d'un demi-siècle, Morris, son créateur, a enchanté notre jeunesse et a même réussi à la prolonger, du moins pendant le temps fugitif qui suivait la parution de chaque album (et on en compte plus de septante, comme disent les compatriotes de ce grand monsieur de l'école belge de la bande dessinée).
Fallait-il ouvrir cette chronique à un créateur qui ne soit pas un écrivain ? Aucun problème avec Hergé ou Hugo Pratt, qui furent scénaristes et dialoguistes tout autant que graphistes.
Le cas est un peu différent avec Morris, même s'il a d'abord inventé et animé seul son personnage pendant ses premières aventures. Il a ensuite étoffé ses exploits avec l'aide de spécialistes — à commencer par l'indispensable Goscinny — qui se mirent au service d'un des meilleurs crayons du monde de divers et si riche de la BD (que l'on aurait bien tort de considérer comme un art mineur).
L'important, dans la rencontre de deux talents aussi complémentaires que celui de parolier et d'imagier, c'est la création d'un véritable univers. Lucky Luke, ce n'est pas seulement un cavalier solitaire, mais le meneur de jeu d'une véritable "Comédie humaine", celle du Far-West de la grande époque, mythique, violente, démesurée et pourtant soumise à une loi implacable.

Le "poor lonesome cow-boy", ce pauvre vacher solitaire (pour traduire exactement le métier qu'il est censé exercer) nous apparaît riche d'une nécessaire philosophie de la vie, celle de la Grande Santé, qui exige de répondre aux coups reçus et impose de faire prompte justice des "méchants", quand toute une société officielle se délite.
Cette attitude, somme toute assez cornélienne, a été naguère magnifiée dans plusieurs films, dont le plus exemplaire reste sans nul doute, Le train sifflera trois fois, avec l'inoubliable Gary Cooper. En d'autres occasions, John Wayne ne fut pas mal non plus.
En un mot, de tels personnages, à commencer par Lucky Luke, sont des héros, terme aujourd'hui fort ringard, alors que l'héroïsme reste plus que jamais nécessaire dans les temps fort difficiles que nous promet le XXIe siècle.
L'Ouest, l'Ouest profond et lointain, le légendaire Far-West, ce fut le monde tout naturel d'un Jack London et, avant lui, d'un Karl May, ce Merlin qui a "enchanté", de l'autre côté du Rhin, plusieurs générations d'écoliers rêveurs et courageux.
De telles allusions littéraires ne sont pas déplacées quand il s'agit de rendre hommage à ce grand bonhomme que fut Maurice de Bévère, plus connu par l'américanisation de son seul prénom, transformé en un "Morris" qui respirait les grands espaces et les nobles sentiments.
Faire d'un personnage de bande dessinée une sorte de justicier permanent semble, de nos jours, impensable ailleurs que dans un très lointain et mythique "western", alors que, précisément, nous sommes en train d'entrer dans l'univers des "out-laws", les hors-la-loi, que d'aucuns nomment "sauvageons".
Pour faire passer un tel message de violence et de contre-violence, il fallait seulement changer de décor pour rendre acceptable et même sympathique la défense d'une société toute entière dominée par une loi que tous connaissent et respectent bon gré mal gré. Ce cow-boy solitaire est un grand pourfendeurs d'incivilités !
Il faut croire que le public d'aujourd'hui ressent une singulière nostalgie d'un tel ordre, puisque tris cents millions d'albums ont répandu, grâce à une trentaine de traductions, la "morale" incarnée par Lucky Luke, au temps d'une aventure qui poussa naguère tant d'ex-Européens vers le soleil couchant.
Un tel univers ne pouvait que hanter l'imagination fertile d'un gamin, né à Courtrai, le 1er décembre 1923, et qui devait mettre en scène l'imaginaire de toute une génération.
C'est en 1946 — il va avoir 23 ans — qu'il fait paraître dans L'Almanach Spirou la première aventure de celui qui n'est encore qu'une silhouette dans le paysage de l'Arizona de 1880. Voici qui date, géographiquement et historiquement, le héros de futures bandes dessinées.
Un premier album paraît en 1949 : La mine d'or de Dick Digger. Quatre-vingt-six autres, consacrés à Lucky Luke ou à Rantanplan, son chien, vont suivre, en à peine un demi-siècle. Le dernier, L'artiste peintre, est paru en mars de cette année, quelques mois avant la mort de leur créateur, le laborieux et souriant Morris, décédé à Bruxelles, le 23 juillet dernier, d'une embolie pulmonaire.
Il avait rapidement trouvé un slogan pour dépeindre son héros : «L'homme qui tire plus vite que son ombre», réalité traduite par un graphisme fulgurant qui prône le verso de tous ses albums et constitue sans doute sa plus belle trouvaille.
Très soucieux de documentation exacte sur le terrain, Morris part en 1848 en Amérique. Il y restera une demi-douzaine d'années et rencontre à New York Goscinny qui deviendra son scénariste, alors qu'il avait travaillé seul jusqu'ici. Ils vont créer ensemble une quarantaine d'albums entre 1955 (Des rails dans la prairie) et 1977 (Le fil qui chante).
La mort de Goscinny conduira alors Morris à utiliser divers collaborateurs auxquels il imposera son univers.
Il fait tourner ses multiples intrigues autour d'un personnage principal, Lucky Luke, c'est-à-dire Luc le Chanceux, et il ne tarde pas à lui adjoindre deux inséparables compagnons : le cheval Jolly Jumper, qui pense, bavarde et philosophe, bougon mais malin, surtout quand on le compare à Rantanplan, le chien le plus bête de tout l'Ouest.
D'autres personnages vont peu à peu apparaître, à commencer par les quatre frères Dalton, aussi stupides que méchants, bagnards sans cesse évadés et sans cesse repris. Ils sont inspirés par des personnages historiques appartenant à la grande légende de l'Ouest, comme la plupart des figurants de ces albums, où un humour décapant ne saurait faire oublier une solide connaissance historique.
Les aventures de Lucky Luke, publiées tour à tour par Dupuis, Dargaud et enfin Lucky productions, constituent un véritable panorama du monde de l'Ouest au temps de la Conquête. S'y croisent sans cesse des milliers d'acteurs d'une fantastique comédie humaine : éleveurs de bétail, bandits de grand chemin, chanteuses de "saloon", coureurs de piste, joueurs professionnels, prédicateurs errants, politiciens corrompus, chercheurs d'or… sans oublier quelques Indiens, assez peu nombreux il est vrai.
Chaque ville, serait-elle une unique rue bordée de quelques baraques de planches, y devient un petit royaume à la forte identité, avec ses notables et ses habitudes. Il est normal que l'on n'y aime guère les étrangers, avertis des sentiments xénophobes des indigènes pare des panneaux du genre "Etranger, nous ne sommes pas rapides, mais nos balles le sont".
On y pratique la justice rapide de la corde et du plomb, à tout le moins du goudron et des plumes.
Ces mœurs primitives et brutales n'indignent guère Lucky Luke, peu doué pour l'humanitarisme pleurnichard.
Soucieux de poursuivre ses aventures d'album en album, il préfère rester vivant et dégaine son revolver le premier, même s'il ne tue ni ne blesse personne. Il fait seulement valser les armes de ses adversaires, avec lesquels il pratique tout simplement la "tolérance zéro".

Jean MABIRE

document original : [hebdomadaire NATIONAL-HEBDO]
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