En matière de risques
pour la santé et les écosystèmes,
l’actualité n’est pas avare d’exemples. Avec, dans les
rôles d’incontestables vedettes, les prions et les organismes
génétiquement modifiés.
Mais
où en sont les
risques liés à cette bonne vieille industrie chimique
?
Les émissions massives de produits
chimiques potentiellement nocifs pour la santé humaine prennent
leur envol avec la révolution industrielle. Mais ce n’est que
depuis une trentaine d’années que l’on s’est mis à
étudier de façon sérieuse leurs effets sur les
écosystèmes et sur la santé
humaine. Les enjeux de ces études sont de parvenir à
arbitrer
entre les intérêts économiques liés à
ces
émissions et la santé des populations, d’identifier les
«vrais»
problèmes dans la chaîne de production et d’aider
l’industrie
à trouver les meilleurs procédés et les meilleurs
produits
en termes d’impacts. Bref, il s’agit de développer une
«optimisation
environnementale» des produits et des
procédés.
Ingénieur chimiste anglais, David
Pennington travaille depuis dix ans sur ces thèmes. En octobre
2000, il a rejoint l’équipe du Pr Olivier Jolliet qui, depuis
peu, est titulaire de la chaire de développement durable (une
première en Suisse et, peut-être, en Europe) à
l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
Après Hong Kong, les Etats-Unis et un bref passage par le Japon,
David Pennington n’est pas mécontent de revenir en Europe pour
continuer ses recherches sur ce sujet. Depuis l’EPFL, il nous aide
à faire le point… en français !
Pouvez-vous
décrire la nature de vos
recherches ?
Nous modélisons les risques pour la
santé humaine qui sont liés à la toxicité
des produits de
synthèse, notamment les résidus de métaux, que le
système
industriel émet. Nous utilisons, comme méthode de
travail,
l’analyse du cycle de vie des produits («Life Cycle
Analysis»
– LCA) ou écobilan. Cette méthode consiste à
étudier
un produit «du berceau à la tombe»,
c’est-à-dire
sur l’ensemble de sa chaîne de production : depuis l’extraction
des
matières premières jusqu’au traitement des
déchets.
Cette approche permet notamment d’établir des écobilans
pour
aider les entreprises à cibler leurs performances
environnementales.
Notre modèle est multimédia (air, eau, sol), ce qui nous
donne
accès à la fraction des produits que la population
ingère
selon les quantités qui sont émises et le milieu de
transmission.
La quantité que les individus absorbent est appelée la
«dose
fraction ingérée». Nous hiérarchisons les
risques
que cette dose fraction induit et comparons les impacts sur les
personnes
d’une région ou d’un pays donné. Pour des polluants comme
la dioxine émise dans l’air, cette fraction est de l’ordre d’un
millionième
(10-6) : lorsque un kilogramme d’une substance est émis, un
microgramme
atteint, en moyenne, la population. Nous transmettons aussi aux
pouvoirs
publics un inventaire de l’impact de divers produits (dioxines, PCB,
etc.)
pour les renseigner sur les problèmes que ces produits peuvent
engendrer
en diffusant dans l’air, l’eau et le sol. Nous développons donc
à
la fois des méthodes et des bases de données.
Pouvez-vous
donner un exemple concret ?
Durant l’été 2000, j’ai
collaboré avec le National Institute for Resources and the
Environnment (NIRE) japonais dans le Kanto, la région la plus
habitée de l’archipel nippon. On y trouve notamment les villes
de Tokyo et de Yokohama. Au total, un tiers des Japonais y habitent.
Nous cherchons à localiser les meilleurs
sites pour implanter des usines et des habitations nouvelles. Partant
de
notre modèle, nous tenons compte de la localisation des sites
d’émissions, des lieux d’habitation et de l’orientation des
vents. En général, il s’avère qu’une usine
exercera nettement moins d’effets sur la
santé des populations si on l’implante à la campagne
plutôt
qu’à la sortie d’une ville. Mais il y a bien d’autres exemples.
A
l’EPFL, certains collègues dans notre équipe
étudient
les impacts de différents types de véhicules et de
carburants
(voir l’encadré «Gaz d’échappement»).
D’autres,
en collaboration avec une équipe de l’Université de
Lancaster,
au Royaume-Uni, analysent le cycle de vie des pesticides. Ils
élaborent
des indicateurs intéressants, comme la quantité de
pesticides
que l’on trouve dans le beurre…
Quel
a été votre parcours avant
de vous intéresser à ces problèmes ?
Ingénieur chimiste formé au
Royaume-Uni, je suis parti, après une expérience dans
l’industrie privée, préparer un doctorat en génie
chimique à l’Université de Hong Kong. Je devais comparer
l’impact environnemental de différents procédés
utilisés dans l’industrie pétrolière. L’enjeu
étant de sélectionner les procédés qui
réduisent le plus cet impact. J’ai ensuite travaillé
trois ans
dans une agence du ministère de l’environnement des Etats-Unis,
l’Environmental
Protection Agency (EPA), à Cincinnati, dans l’Ohio. On y
pratiquait
des écobilans, des comparaisons de procédés, des
analyses
de risque, etc.
Les
Américains développent-ils
des méthodes particulières pour évaluer ces
problèmes ?
Ils s’intéressent beaucoup aux populations
à risque. Par exemple, si l’on déverse telle
quantité
de chlore dans l’eau ou si l’on crée telle quantité
d’ozone
dans l’atmosphère, ils ne considèrent pas seulement les
effets
de ces substances sur la santé des populations
«normales»
: ils tiennent également compte des composantes les plus
fragiles
de la population, par exemple les personnes séropositives pour
le
virus du sida. Ils ne se contentent donc pas de calculer les effets
moyens
de ces émissions sur la santé des populations, ils
considèrent
aussi leurs impacts sur des sous-groupes sensibles.
Pourquoi
avez-vous rejoint ce groupe du Pr
Olivier Jolliet, à l’EPFL
?
Ce groupe est à la pointe de la recherche
sur les impacts environnementaux de produits toxiques. Ma venue ici me
permet aussi de participer au leadership d’une initiative mondiale que
le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et la
Société pour la toxicologie et la chimie environnementale
(SETAC) lancent dans le domaine des analyses du cycle de vie.
Intitulé le Life cycle initiative analysis (LCInitiativeA), ce
projet vise à réduire les impacts industriels sur
l’ensemble des cycles de production et à développer les
meilleures méthodes d’analyse du cycle de vie des produits. A
l’EPFL,
je peux également devenir coresponsable d’un autre projet
appelé
OMNITOX, lui aussi axé sur le transfert des polluants et sur
l’exposition
des écosystèmes et des humains. Prévu pour trois
ans,
ce projet, que finance l’Union européenne, inclut, outre notre
groupe
à l’EPFL, des industries pharmaceutique, automobile, chimique,
papetière,
le centre de recherche européen d’Ispra en Italie et divers
centres
académiques en Suède, au Danemark et aux Pays-Bas. Le but
est
de quantifier les impacts par des écobilans et des analyses de
risques.
Faut-il
comprendre que de telles études
sont nouvelles ?
Des modèles et des données existent
mais restent très grossiers. Le grand défi, à
l’heure
actuelle, est donc lié aux incertitudes inhérentes
à
ces connaissances. Par exemple, très peu de modèles
décrivent
avec précision la demi-vie – ou dégradation – des
produits
chimiques qui diffusent dans l’environnement. De tels modèles
apparaissent
pour l’atmosphère et pour l’eau. Mais dans les sols et dans les
végétaux,
il est très difficile de prédire le devenir des produits,
en
particulier des pesticides. Or, ces incertitudes n’enlèvent pas
aux
pouvoirs publics l’obligation de prendre des décisions. La
LCInitiativeA
et l’OMNITOX ont d’abord pour but d’identifier les «best
available
practice» (les meilleures méthodes de travail) mais ils
ont
aussi pour mission d’améliorer les connaissances sur le devenir
des
produits que le système industriel génère en
permanence.
Il s’agit de repérer les points sensibles et de dégager
les
données les plus importantes pour la santé des
écosystèmes
et des humains.
Où
en est-on sur la question de
l’impact des
produits de synthèse pour la santé humaine ?
Certains produits chimiques comme le DDT, le PCB
ou la dioxine sont clairement nocifs pour la santé humaine. Au
niveau international, le PNUE a élaboré une liste de
douze polluants organiques, les «persistant organic
polluants», les POPs, pour lesquels il préconise une
interdiction totale. Mais la suppression du DDT, par exemple, qui
permet de lutter contre les insectes vecteurs de la malaria dans les
pays du Sud, pose un gros problème éthique et politique
dans les pays qui sont frappés par cette maladie.
Indépendamment des POPs, le système industriel
émet constamment quelque 100 000 produits ! Il y a donc du pain
sur la planche pour les détecter. Et si on les prend tous en
compte, on peut se demander si l’on est sur le bon chemin. Existe-t-il
d’autres produits nocifs parmi une telle quantité ? Et quels
sont les effets des cocktails de ces produits ? C’est là un
grand problème. Car si l’on commence à prendre en compte
les effets de tels cocktails sur les écosystèmes, cela
n’est pas encore le cas pour la santé humaine. Et les
méthodes disponibles ne sont pas satisfaisantes. En premier
lieu, les expériences sont menées
sur des animaux. Or, les résultats seraient-ils
équivalents chez les humains ? Ensuite, les produits sont
analysés un par un. Or,
si l’on considère les effets simultanés de plusieurs
produits, la notion de seuil n’est peut-être plus pertinente. En
dehors de certaines interdictions totales (comme par exemple de
certains composants de jouets d’enfants), les mesures actuelles
protègent-elles la population ? Quels
sont les niveaux acceptables de prise de risque ? Aux Etats-Unis, on
s’aperçoit
que les effets des produits chimiques qui sont émis en grandes
quantités
ne sont même pas disponibles ! Des études telles que la
LCInitiativeA
et l’OMNITOX ne sont donc pas du luxe.
W Gaz d’échappement .
Dans le groupe
d’Olivier
Jolliet, vous participez à une étude sur les gaz
d’échappement des voitures, pouvez-vous détailler ce
travail ?
Nous comparons les impacts des gaz
d’échappement de trois types de véhicules qui utilisent
chacun un carburant différent : l’essence, le diesel et le gaz
naturel. Ces véhicules émettent chacun un cocktail de
produits toxiques – notamment cancérigènes –
différents. Ces gaz contiennent, en diverses quantités,
du monoxyde de carbone (CO), des oxydes nitriques (NOX), de l’oxyde de
soufre (SO2), des formaldéhydes, des micro-particules (PM10),
des composés organiques volatiles ou des substances
cancérigènes comme le benzène, etc. Nous
étudions le devenir de ces substances, calculons leurs
«doses fractions ingérées» et évaluons
leurs effets sur la santé humaine. Au plan technique, certains
constats sont clairs. Par exemple, on sait que les nitrates qui se
forment à partir des NOX sont plus nocifs que les
formaldéhydes. Mais nombre de questions restent sans
réponse. Par exemple, il n’est pas possible d’établir un
rapport de causalité entre les mesures de PM10 et les
données épidémiologiques. Il faut donc combler ces
«trous» avec des approximations. Ensuite, nous estimons le
nombre d’années au cours desquelles ces émissions
affectent la santé des personnes (cancer, dermatites, etc.) ou
font mourir de façon prématurée. Ces
données, qui proviennent de travaux récents de l’OMS,
effectués avec l’Ecole de santé publique de
l’Université de Harvard, permettent d’obtenir une
première estimation des coûts économiques que cette
toxicité engendre pour la collectivité. Et les
difficultés éthiques sont omniprésentes. Par
exemple, lorsqu’on fait des comparaisons au niveau international, il
faut prendre en compte le fait que perdre un an n’est pas
équivalent lorsque l’espérance de vie est de 35 ans ou
lorsqu’elle atteint plus du double d’années, comme cela est le
cas en Europe de l’Ouest. Par ailleurs, faut-il privilégier les
mesures politiques susceptibles
de diminuer plutôt la morbidité ou plutôt la
mortalité
? Et si l’on peut traiter un cancer non létal, quelle sera la
qualité
de vie sur la période gagnée sur la mort ? La liste des
interrogations
est longue.
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