Interview de D. Pennington : L’industrie chimique émet quelque 100 000 produits. Avec quels effets sur la santé ? by J. Mirenowicz
Médecine et Hygiène : No 2345 (Volume 59, 985-1040), page 1029: 2 mai 2001

Interview de D. Pennington : L’industrie chimique émet quelque 100 000 produits. Avec quels effets sur la santé ?
Article de J. Mirenowicz

En matière de risques pour la santé et les écosystèmes, l’actualité n’est pas avare d’exemples. Avec, dans les rôles d’incontestables vedettes, les prions et les organismes génétiquement modifiés.
Mais où en sont les risques liés à cette bonne vieille industrie chimique ?

Les émissions massives de produits chimiques potentiellement nocifs pour la santé humaine prennent leur envol avec la révolution industrielle. Mais ce n’est que depuis une trentaine d’années que l’on s’est mis à étudier de façon sérieuse leurs effets sur les écosystèmes et sur la santé humaine. Les enjeux de ces études sont de parvenir à arbitrer entre les intérêts économiques liés à ces émissions et la santé des populations, d’identifier les «vrais» problèmes dans la chaîne de production et d’aider l’industrie à trouver les meilleurs procédés et les meilleurs produits en termes d’impacts. Bref, il s’agit de développer une «optimisation environnementale» des produits et des procédés.
Ingénieur chimiste anglais, David Pennington travaille depuis dix ans sur ces thèmes. En octobre 2000, il a rejoint l’équipe du Pr Olivier Jolliet qui, depuis peu, est titulaire de la chaire de développement durable (une première en Suisse et, peut-être, en Europe) à l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Après Hong Kong, les Etats-Unis et un bref passage par le Japon, David Pennington n’est pas mécontent de revenir en Europe pour continuer ses recherches sur ce sujet. Depuis l’EPFL, il nous aide à faire le point… en français !

Pouvez-vous décrire la nature de vos recherches ?
Nous modélisons les risques pour la santé humaine qui sont liés à la toxicité des produits de synthèse, notamment les résidus de métaux, que le système industriel émet. Nous utilisons, comme méthode de travail, l’analyse du cycle de vie des produits («Life Cycle Analysis» – LCA) ou écobilan. Cette méthode consiste à étudier un produit «du berceau à la tombe», c’est-à-dire sur l’ensemble de sa chaîne de production : depuis l’extraction des matières premières jusqu’au traitement des déchets. Cette approche permet notamment d’établir des écobilans pour aider les entreprises à cibler leurs performances environnementales. Notre modèle est multimédia (air, eau, sol), ce qui nous donne accès à la fraction des produits que la population ingère selon les quantités qui sont émises et le milieu de transmission. La quantité que les individus absorbent est appelée la «dose fraction ingérée». Nous hiérarchisons les risques que cette dose fraction induit et comparons les impacts sur les personnes d’une région ou d’un pays donné. Pour des polluants comme la dioxine émise dans l’air, cette fraction est de l’ordre d’un millionième (10-6) : lorsque un kilogramme d’une substance est émis, un microgramme atteint, en moyenne, la population. Nous transmettons aussi aux pouvoirs publics un inventaire de l’impact de divers produits (dioxines, PCB, etc.) pour les renseigner sur les problèmes que ces produits peuvent engendrer en diffusant dans l’air, l’eau et le sol. Nous développons donc à la fois des méthodes et des bases de données. 

Pouvez-vous donner un exemple concret ?
Durant l’été 2000, j’ai collaboré avec le National Institute for Resources and the Environnment (NIRE) japonais dans le Kanto, la région la plus habitée de l’archipel nippon. On y trouve notamment les villes de Tokyo et de Yokohama. Au total, un tiers des Japonais y habitent. Nous cherchons à localiser les meilleurs sites pour implanter des usines et des habitations nouvelles. Partant de notre modèle, nous tenons compte de la localisation des sites d’émissions, des lieux d’habitation et de l’orientation des vents. En général, il s’avère qu’une usine exercera nettement moins d’effets sur la santé des populations si on l’implante à la campagne plutôt qu’à la sortie d’une ville. Mais il y a bien d’autres exemples. A l’EPFL, certains collègues dans notre équipe étudient les impacts de différents types de véhicules et de carburants (voir l’encadré «Gaz d’échappement»). D’autres, en collaboration avec une équipe de l’Université de Lancaster, au Royaume-Uni, analysent le cycle de vie des pesticides. Ils élaborent des indicateurs intéressants, comme la quantité de pesticides que l’on trouve dans le beurre… 

Quel a été votre parcours avant de vous intéresser à ces problèmes ?
Ingénieur chimiste formé au Royaume-Uni, je suis parti, après une expérience dans l’industrie privée, préparer un doctorat en génie chimique à l’Université de Hong Kong. Je devais comparer l’impact environnemental de différents procédés utilisés dans l’industrie pétrolière. L’enjeu étant de sélectionner les procédés qui réduisent le plus cet impact. J’ai ensuite travaillé trois ans dans une agence du ministère de l’environnement des Etats-Unis, l’Environmental Protection Agency (EPA), à Cincinnati, dans l’Ohio. On y pratiquait des écobilans, des comparaisons de procédés, des analyses de risque, etc. 

Les Américains développent-ils des méthodes particulières pour évaluer ces problèmes ?
Ils s’intéressent beaucoup aux populations à risque. Par exemple, si l’on déverse telle quantité de chlore dans l’eau ou si l’on crée telle quantité d’ozone dans l’atmosphère, ils ne considèrent pas seulement les effets de ces substances sur la santé des populations «normales» : ils tiennent également compte des composantes les plus fragiles de la population, par exemple les personnes séropositives pour le virus du sida. Ils ne se contentent donc pas de calculer les effets moyens de ces émissions sur la santé des populations, ils considèrent aussi leurs impacts sur des sous-groupes sensibles. 

Pourquoi avez-vous rejoint ce groupe du Pr Olivier Jolliet, à l’EPFL ?
Ce groupe est à la pointe de la recherche sur les impacts environnementaux de produits toxiques. Ma venue ici me permet aussi de participer au leadership d’une initiative mondiale que le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et la Société pour la toxicologie et la chimie environnementale (SETAC) lancent dans le domaine des analyses du cycle de vie. Intitulé le Life cycle initiative analysis (LCInitiativeA), ce projet vise à réduire les impacts industriels sur l’ensemble des cycles de production et à développer les meilleures méthodes d’analyse du cycle de vie des produits. A l’EPFL, je peux également devenir coresponsable d’un autre projet appelé OMNITOX, lui aussi axé sur le transfert des polluants et sur l’exposition des écosystèmes et des humains. Prévu pour trois ans, ce projet, que finance l’Union européenne, inclut, outre notre groupe à l’EPFL, des industries pharmaceutique, automobile, chimique, papetière, le centre de recherche européen d’Ispra en Italie et divers centres académiques en Suède, au Danemark et aux Pays-Bas. Le but est de quantifier les impacts par des écobilans et des analyses de risques. 

Faut-il comprendre que de telles études sont nouvelles ?
Des modèles et des données existent mais restent très grossiers. Le grand défi, à l’heure actuelle, est donc lié aux incertitudes inhérentes à ces connaissances. Par exemple, très peu de modèles décrivent avec précision la demi-vie – ou dégradation – des produits chimiques qui diffusent dans l’environnement. De tels modèles apparaissent pour l’atmosphère et pour l’eau. Mais dans les sols et dans les végétaux, il est très difficile de prédire le devenir des produits, en particulier des pesticides. Or, ces incertitudes n’enlèvent pas aux pouvoirs publics l’obligation de prendre des décisions. La LCInitiativeA et l’OMNITOX ont d’abord pour but d’identifier les «best available practice» (les meilleures méthodes de travail) mais ils ont aussi pour mission d’améliorer les connaissances sur le devenir des produits que le système industriel génère en permanence. Il s’agit de repérer les points sensibles et de dégager les données les plus importantes pour la santé des écosystèmes et des humains. 

Où en est-on sur la question de l’impact des produits de synthèse pour la santé humaine ?
Certains produits chimiques comme le DDT, le PCB ou la dioxine sont clairement nocifs pour la santé humaine. Au niveau international, le PNUE a élaboré une liste de douze polluants organiques, les «persistant organic polluants», les POPs, pour lesquels il préconise une interdiction totale. Mais la suppression du DDT, par exemple, qui permet de lutter contre les insectes vecteurs de la malaria dans les pays du Sud, pose un gros problème éthique et politique dans les pays qui sont frappés par cette maladie. Indépendamment des POPs, le système industriel émet constamment quelque 100 000 produits ! Il y a donc du pain sur la planche pour les détecter. Et si on les prend tous en compte, on peut se demander si l’on est sur le bon chemin. Existe-t-il d’autres produits nocifs parmi une telle quantité ? Et quels sont les effets des cocktails de ces produits ? C’est là un grand problème. Car si l’on commence à prendre en compte les effets de tels cocktails sur les écosystèmes, cela n’est pas encore le cas pour la santé humaine. Et les méthodes disponibles ne sont pas satisfaisantes. En premier lieu, les expériences sont menées sur des animaux. Or, les résultats seraient-ils équivalents chez les humains ? Ensuite, les produits sont analysés un par un. Or, si l’on considère les effets simultanés de plusieurs produits, la notion de seuil n’est peut-être plus pertinente. En dehors de certaines interdictions totales (comme par exemple de certains composants de jouets d’enfants), les mesures actuelles protègent-elles la population ? Quels sont les niveaux acceptables de prise de risque ? Aux Etats-Unis, on s’aperçoit que les effets des produits chimiques qui sont émis en grandes quantités ne sont même pas disponibles ! Des études telles que la LCInitiativeA et l’OMNITOX ne sont donc pas du luxe.
W Gaz d’échappement .

Dans le groupe d’Olivier Jolliet, vous participez à une étude sur les gaz d’échappement des voitures, pouvez-vous détailler ce travail ?
Nous comparons les impacts des gaz d’échappement de trois types de véhicules qui utilisent chacun un carburant différent : l’essence, le diesel et le gaz naturel. Ces véhicules émettent chacun un cocktail de produits toxiques – notamment cancérigènes – différents. Ces gaz contiennent, en diverses quantités, du monoxyde de carbone (CO), des oxydes nitriques (NOX), de l’oxyde de soufre (SO2), des formaldéhydes, des micro-particules (PM10), des composés organiques volatiles ou des substances cancérigènes comme le benzène, etc. Nous étudions le devenir de ces substances, calculons leurs «doses fractions ingérées» et évaluons leurs effets sur la santé humaine. Au plan technique, certains constats sont clairs. Par exemple, on sait que les nitrates qui se forment à partir des NOX sont plus nocifs que les formaldéhydes. Mais nombre de questions restent sans réponse. Par exemple, il n’est pas possible d’établir un rapport de causalité entre les mesures de PM10 et les données épidémiologiques. Il faut donc combler ces «trous» avec des approximations. Ensuite, nous estimons le nombre d’années au cours desquelles ces émissions affectent la santé des personnes (cancer, dermatites, etc.) ou font mourir de façon prématurée. Ces données, qui proviennent de travaux récents de l’OMS, effectués avec l’Ecole de santé publique de l’Université de Harvard, permettent d’obtenir une première estimation des coûts économiques que cette toxicité engendre pour la collectivité. Et les difficultés éthiques sont omniprésentes. Par exemple, lorsqu’on fait des comparaisons au niveau international, il faut prendre en compte le fait que perdre un an n’est pas équivalent lorsque l’espérance de vie est de 35 ans ou lorsqu’elle atteint plus du double d’années, comme cela est le cas en Europe de l’Ouest. Par ailleurs, faut-il privilégier les mesures politiques susceptibles de diminuer plutôt la morbidité ou plutôt la mortalité ? Et si l’on peut traiter un cancer non létal, quelle sera la qualité de vie sur la période gagnée sur la mort ? La liste des interrogations est longue.

 
 
 
 


 

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Last update: 02/Jul./2001