Appel aux démocrates (suite 1)
Par Martin EDZODZOMO-ELA
…Pour beaucoup d'observateurs, le rôle sécuritaire musclé
que joue la France dans les États comme le Gabon a plus à voir avec le souci de
préserver l'accès privilégié de Paris à certaines ressources commerciales
qu'avec des questions de démocratie.
Or, “ Le remède à la misère africaine aurait dû être et sera
politique avant d'être économique et pour pouvoir devenir économique. ”[1]
Malheureusement, avec la mise en
place de la "Paristroïka" mitterrandienne, les vertus reconnues du
suffrage universel ont fait place à des joutes dont l'issue est toujours prévue
d'avance, note avec raison Albert Bourgi dans l'hebdomadaire Jeune Afrique.
Et il ajoute : par petites touches et de façon de plus en plus sophistiquée,
les "machines à fraude" se sont progressivement mises en place et ont
transformé ce qui devait être une libre expression du suffrage universel en
véritable "farces électorales". (...). De modes de régulation politique et d'alternance qu'elles devraient
être dans les États prétendument engagés sur la voie de la démocratisation, les
compétitions électorales sont devenues, à force de manipulations, de véritables
instruments de légitimation des pouvoirs en place. Les fraudes à grande échelle, sur lesquelles la communauté
internationale ferme souvent les yeux, comportent un double risque : celui
d'exacerber les frustrations et celui de renforcer la tentative de sortir de la
légalité pour parvenir aux changements souhaités par les populations.
Ce
qui rend illusoire l’idée d'un régime se déclarant démocratique, dans de telles
conditions, même quand on peut lui opposer l'alternative d'un autre régime
formalisé. Ce qui veut dire qu'il peut exister des mécanismes démocratiques
formels sans qu'ils constituent pour autant l'espace effectif de la vie
politique. Cette situation existe dans beaucoup de pays africains subsahariens,
et dramatiquement au Gabon, avec le multipartisme formel actuel, issu des
assises de mars-avril 1990 dites “ conférence nationale ”.
D’où
la nécessité des réformes en profondeur qui vont au-delà de la mise en place
des mécanismes institutionnels formels. Ces réformes supposent des changements
dans d'autres sphères de la société. Elles exigent l’élimination des pouvoirs
de fait et l’arrêt des processus extra-institutionnels enracinés chez
les principaux acteurs sociaux et politiques, c'est-à-dire une recomposition
radicale du système politique.
Ce sera le cas quand on
s'accordera à reconnaître que l'institutionnalité démocratique actuelle est
restreinte et que sa légitimité serait remise en cause comme elle l'est déjà
par de forts taux d'abstention électorale et par la violence politique qui a
déjà causé la mort de nombreuses personnes.
Ou encore quand nous prendrons le problème sous la forme d'une extrême
fragilité des institutions démocratiques remises en question par la fraude
organisée, la corruption et la débauche financière orchestrées par le
pouvoir. Nous voyons la nécessité de
réformer le système électoral et les institutions qui permettront aux élections
d'être l'expression réelle de la volonté populaire. Le problème de base dans notre pays réside dans l'incapacité, ou
l'impossibilité dans laquelle se trouvent les institutions démocratiques
formelles existantes de servir correctement de canaux d'expression aux offres
et aux demandes politiques. Cela est
peut-être dû à l'existence de pouvoir de fait : une puissance qui étrangle - la France --,
des pouvoirs étatiques qui échappent au contrôle démocratique, certains
phénomènes délictueux ou de désagrégation, comme le trafic de fausse monnaie,
la captation des ressources de la nation par les dirigeants ou la corruption
administrative, de processus de décomposition sociale sans canaux d'expression
et de participation.
S’agissant
particulièrement de la corruption que le régime de Bongo a instrumentalisé à
outrance, il convient de dire comme le remarque le président Soarès qu’ “ il faut faire une distinction entre la
corruption dans les régimes démocratiques, libres, où existe une société
active, un système judiciaire indépendant, et dans les pays non démocratiques,
dictatoriaux ou engagés dans une longue transition vers la démocratie. J’ai
moi-même fait successivement l’expérience de la dictature et de la démocratie. Je pense que ce colloque devrait davantage
parler de la corruption en Afrique. Car l’échelle de la corruption en Afrique
n’a selon moi pas d’équivalent ailleurs, même en Amérique latine ou en Asie.[2]
Par
ailleurs, selon [1]Yves MENY,
Directeur de l’Institut Universitaire Européen de Florence, intervenant dans le
même colloque sur la corruption internationale organisé le 22 octobre 1998 à la
Sorbonne, “ la corruption est un danger pour l’État et la démocratie. ”
Si la corruption est très dangereuse pour les systèmes démocratiques, dit-il, “
c’est parce qu’elle affecte deux éléments fondamentaux de nos
sociétés. Elle affecte l’État.[...]. .Avec la corruption, c’est un retour
en arrière qui se produit. La corruption devient le mélange du public et du
privé. C’est pourquoi la construction de l’État est si difficile dans des pays,
en Afrique ou en Asie, où la distinction entre public et privé ne se fait pas
spontanément. {...}
Mais au Gabon, aujourd’hui, la frontière entre la cassette personnelle du président
et le budget de l’État n’est pas très claire…La corruption est également un
danger pour la démocratie. La démocratie renvoie d’abord au caractère public du
débat, à l’égalité des citoyens, au pouvoir du peuple. Autant de valeurs et de
principes qui sont fondamentalement violés par la corruption. ”[3]
Par
ce multipartisme à la Gabonaise et l’obligation de capter des électeurs qu’il
impose à la classe politique, la corruption s’est généralisée dans le pays,
jusqu’au niveau des pauvres populations villageoises, à tel point qu’elle est
devenue un véritable cancer qui ronge aujourd’hui toutes les couches de la
société gabonaise. En matière de
démocratie, la corruption s’est transformée dans ses manifestations en une
véritable prostitution du principe électoral. D'une façon générale, le
népotisme et la vénalité vont de concert.
La dilapidation des fonds publics est devenue générale dans la plupart
des pays africains subsahariens, mais au Gabon, elle a atteint des proportions
inimaginables, et une part importante des revenus de l'exportation et des
recettes d'aide est détournée avant de recevoir un usage constructif. On peut
dire à juste titre que, dans ce pays, la rapidité et la condition de la prise
du pouvoir sont fréquemment proportionnelles à son abus pour des profits
personnels et particuliers. Les
gouvernants gabonais utilisent ainsi sans vergogne leur position au pouvoir
pour organiser un véritable pillage des ressources du pays, dont les
conséquences sont toujours dégradantes malgré tout pour les intéressés. Au
Gabon, l'intégrité est devenue un luxe ou plutôt une bêtise frisant
l'inconscience ! Elle est soumise à de fortes pressions ou à des tentations
presque irrésistibles. La confiance dans les intentions des
gouvernants au pouvoir pour la majorité depuis les indépendances, qui peut
avoir existé, s'est dissipée en un cynisme général. Et le fossé entre gouvernants et gouvernés s'est partout élargi
pour devenir une crise profonde de la société…
(à suivre)
continuez la lecture (suite 2)
[1]Jean-François Revel,
"Le Regain Démocratique", Fayard, 1992, p. 280-281.
[2]Mario
SOARES, ancien président du Portugal, lors du colloque sur la corruption
internationale, organisé le 22 octobre 1998 à la Sorbonne par Le Nouvel
Observateur :
[3]Yves MENY, Directeur
de l’Institut Universitaire Européen de Florence, intervenant dans le même
colloque sur la corruption internationale organisé le 22 octobre 1998 à la
Sorbonne.