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Préoccupante recrudescence de la torture en Tunisie

Le Conseil National pour les Libertés en Tunisie exprime ses plus vives préoccupations quant à la recrudescence des actes de torture pratiqués de plus en plus systématiquement par les services de police, avec un sentiment d'impunité totale et l'encouragement des hautes autorités. Ce constat est particulièrement aigu depuis la nomination de Rafiq Haj Kacem à la tête du Ministère de l’Intérieur. Cet ancien haut fonctionnaire s’était déjà illustré lors de la sinistre époque de Abdallah Kallel durant la dernière décennie où les ONG de droits humains ont eu à déplorer plus d'une trentaine de morts sous la torture, et contre lequel de nombreuses plaintes pour torture ont été déposée en Europe et auprès des NU. Cette "liberté de torturer" se fait également dans un contexte international rendu plus permissif au nom de la lutte contre le terrorisme. Le CNLT a enregistré dernièrement les cas suivants:

  1. Allégations de torture du jeune Zied Ghodhbane livré par l'Algérie:
    Le jeune Zied Ghodhbane âgé de 25 ans, diplômé de l'Institut national des sciences appliquées et de technologie (INSAT), a comparu devant le doyen des juges d'instruction auprès du tribunal de Tunis le vendredi 25 juin 2005. Dans un état de détresse physique et psychologique alarmante, il était incapable de s'exprimer de façon claire. Les traces de tortures sur son corps étaient évidentes et Zied avait affirmé devant le juge avoir été longuement torturé dans les locaux du Ministère de l'intérieur, après avoir été livré par les autorités algériennes le 17 juin 2005. Il y a été soumis à divers supplices comme le « Palanco », l'électrocution, la baignoire… Quatre tortionnaires (surnommés Al Hadj1 et Al Hadj2, Villa et Chmaqmaq) se relayaient et avaient préalablement dilué dans l’eau de la baignoire un produit dont le sachet portait l'inscription "don't use in USA". Il a été également soumis à la privation de sommeil. Ses avocats ont demandé au juge d'instruction de faire consigner sur le procès verbal d’audience le constat des traces de torture et d'ordonner une expertise médicale comme l'exige la loi. Mais le magistrat instructeur s'est abstenu de le faire, prétextant que c'est le rôle du procureur général. Cela malgré l'insistance des avocats qui lui ont rappelé la teneur des articles 53 et 54 du code de procédure pénale qui confèrent ces compétences au juge d'instruction.

  2. Allégations de torture des jeunes du groupe de "Bizerte":
    Les jeunes accusés de "terrorisme" jugés dans l'affaire 6436/13 devant la cour d'appel de Tunis le 15 juin courant et dont le verdict sera rendu le 2 juillet, ont affirmé devant la cour avoir été soumis à la torture et signé des aveux sous la contrainte. Ainsi Amine Lahdhili avait affirmé avoir été torturé au "Palanco" dénudé, il a été contraint de porter pendant longtemps à bout de bras une chaise, les genoux au sol, pendant que les tortionnaires le frappaient avec des bâtons jusqu'à l'évanouissement. Le même supplice du Palanco a été pratiqué sur Lotfi Ezzine, Mohamed Ben Mohamed et Anis Bajoua jusqu'à l'évanouissement. Les prévenus ont rapporté à la cour les noms utilisés par leurs tortionnaires à savoir Al Hadj1 et Al Hadj2, Al Kass et Nabil. La défense avait demandé le 15 juin au tribunal de constater les traces de tortures encore visibles sur les inculpés et de les soumettre à un examen médical. Mais cette dernière a refusé les demandes de la défense sans motiver son refus.

  3. Un citoyen de Tabarka sauvagement torturé, décède après une détention au secret:
    M. Moncef Louhichi est décédé à l’hôpital, une semaine après avoir été remis à sa famille, dans un état comateux, par les agents de la police politique de Tabarka. Il est aujourd’hui avéré que M. Louhichi, 43 ans, transporteur privé, a été détenu dans un centre secret de la police politique de la ville de Tabarka (à l’extrême nord de la frontière algérienne) de la matinée du jeudi 9 juin 2005 jusqu’à la soirée du vendredi 10 juin lorsque son frère Houssine a été appelé par les agents pour le ramener à son domicile. Emmené immédiatement aux urgences de Tabarka puis à l’hôpital de Jendouba, M. Louhichi devait décéder le vendredi 17 juin à l’institut de neurologie de Tunis, sans être sorti du coma.
    Sans préjuger des causes réelles ayant conduit au décès de M. Louhichi, nous sommes en mesure d'affirmer que de sérieux indices indiquent qu’il a été soumis à la torture dans un centre secret de la police politique de Tabarka.
    La victime n’a pu bénéficier d’aucune des garanties assurées par la législation comme le droit d’informer ses proches de sa détention ou le droit à l’assistance d’un médecin, cependant que la puissance publique s’est déployée pour exercer des pressions sur sa famille et l’amener à dessaisir son avocat Me Hedi Manai, et accepter des compensations financières occultes en renonçant à demander une enquête établissant toute la vérité sur les conditions du décès et conduisant à la punition des tortionnaires. Le Dr Jilani Daboussi, maire de Tabarka s’est particulièrement démené pour entraver le cours de la justice. Il était reproché à M. Louhichi d’avoir transporté, dans le cadre de son travail, M. Halim Aroua un Tunisien originaire de la ville de Bizerte, aujourd’hui en fuite et soupçonné d’appartenance à un réseau terroriste.

  4. Allégations de torture de Hichem Ben Nasr Manai à Bizerte:
    Hichem Ben Nasr Manai, chômeur, a été arrêté une première fois à son domicile le 26 avril 2005 et conduit au poste de police de Bizerte puis il a été ramené chez lui dans un état d'affaiblissement extrême, arrivant à peine à se mouvoir. Le même soir, ils sont revenus le chercher et il a été maintenu en détention. Le lendemain, un agent s'est présenté à son domicile, il a procédé à une perquisition sans mandat et informé sa mère qu'il est arrêté. Le 6 mai, il a affirmé à sa mère qui a pu lui rendre visite qu'il avait été torturé dans les locaux de la police (coups sur tout le corps nu, suspension, baignoire, privation de sommeil). Il avait été menacé d'être reconduit à la "salle d'opération" s'il modifiait devant le juge les aveux qu'il a signés sous la torture.

  5. Jeunes du Kef et Jendouba soumis à la torture pour avoir fréquenté les mosquées:
    Le CNLT a été saisi de nombreux cas de jeunes fréquentant les mosquées au Kef et à Jendouba, qui ont été transférés dans les locaux de la police où ils ont été soumis à la torture et contraints de signer des aveux portant sur leur appartenance à une prétendue « association terroriste » qui n’existe pas. Ils ont été menacés de retourner chez leurs tortionnaires s'ils faisaient état de ce qui leur était arrivé. Des membres du CNLT ont constaté sur leurs corps les traces de torture.

Le CNLT,

  • exprime une nouvelle fois sa profonde indignation envers les encouragements que les autorités manifestent envers ces pratiques criminelles et dénonce les puissantes protections dont leurs auteurs bénéficient au sein de l’Etat tunisien.
  • appelle les juges à respecter les lois et faire bénéficier les victimes de tortures des garanties offertes par la loi, comme le droit à l'expertise médicale, sous peine de se rendre complices de crime de torture.
  • Il exige la poursuite pénale des tortionnaires et de leurs commanditaires, conformément à la loi.
  • Il exige l'annulation des poursuites contre toute personne dont le jugement n'est établi sur d'autres preuves que les aveux extorqués sous la torture, comme l’exige l’article 12 de la convention internationale de lutte contre la torture.
  • Appelle les autorités publiques à ouvrir une enquête sérieuse sur toutes ces allégations de torture et notamment sur les causes du décès de M. Louhichi et les invite à respecter les termes de la convention internationale de lutte contre la torture, ratifiée par la Tunisie en 1988.
  • Appelle la société civile à se mobiliser pour que le cauchemar de la torture systématique des années 90 ne se répète pas.

Pour le Conseil,
La porte-parole
Sihem Bensedrine
sbensedrine@cnlt98.org