Sur la commode de ma chambre, il y a
le magazine Northern Songs dont le contenu est consacré aux paroles des chansons
des Beatles, un stylo à bille et un calepin dans lequel j'ai écrit quelques
poèmes maladroits mais qui expriment assez bien mes états d'âme du moment.
J'écris de façon sporadique depuis environ un an, après avoir découvert des
vedettes comme les Beatles, les Troggs et Donovan. Puis j'ai un copain qui
joue de la guitare et qui m'a fait connaître les Rolling Stones. Ça m'a donné
le goût d'écrire même si je n'y connais rien en écriture et en poésie. En
fait, ce sont des chansons que je veux écrire. La poésie elle-même ne
m'intéresse pas parce que c'est trop souvent un univers hermétique et que ça
m'emmerde quand je ne comprend pas les choses.
Sur mon
bureau, le roman Dracula de Bram Stoker m'attend. Il m'est difficile d'en
terminer la lecture car certains passages dans ce livre me donnent
littéralement la chair de poule. C'est ma première incursion dans le domaine
de la littérature du fantastique et de l'épouvante et je trouve que Dracula
est un personnage terrifiant, complètement à l'opposer du Dylan Stark de mon
auteur préféré, Pierre Pelot.
Je m'appelle
Pierre. C'est du moins le prénom qui est inscrit sur mon baptistère et celui
que j'ai reçu de mes parents d'adoption. En fait, ma mère voulait m'appeler
Jean-Pierre. Je ne sais pas pourquoi elle a par la suite délaissé le “Jean”
pour choisir uniquement Pierre. Peut-être qu'en agissant ainsi voulait-elle
mieux canaliser ses énergies sur ma personne? Qui sait? Cependant j'aime bien
le prénom de Jean-Pierre; c'est plus mélodique et ça résonne moins dur aux
oreilles quand on le prononce.
Sur
le document officiel qui provient de l'orphelinat, il y a un autre prénom
d'inscrit: Jean-Claude. Est-ce qu'il m'a été attribué par ma mère biologique
ou est-ce dû à l'humeur du moment d'une bonne soeur? Je ne saurai jamais la
réponse.
Je suis donc de nulle
part. Je suis du vent. Alors comment puis-je avoir un avenir quand je n'ai
même pas de passé?
Pour
l'instant, je suis nerveux et ça n'a rien à voir avec les vampires que
combattent le courageux Jonathan Harker et le persévérant docteur Van
Helsing. Il fait nuit et je n'ai pas sommeil. Dans ma petite tête
d'adolescent de 17 ans, les images vont et viennent en tous sens. Je ne sais
pas comment faire le lien entre une image et une autre. On dirait un
casse-tête de mille morceaux. Pourtant un fait s'impose: quoi que je fasse ou
quoi que je pense, j'en arrive toujours à une même conclusion. Il faut que je
quitte cet endroit, cette ville, pour pas suffoquer. J'ai mal
dans ma peau. Je tiens à préciser que ce ne sont pas mes parents qui en sont
la cause. Ils n’ont rien à y voir. C'est que suis frustré de savoir que
beaucoup de détails concernant la vie et le monde m'échappent. Je veux tout
connaître, tout vivre. Et quelque chose me dit que ce n'est pas en vivant
toute ma vie dans cette ville, à Hull, que je saurai de quoi il en retourne.
Je suis comme aimanté par l'inconnu.
Mais
qu'est-ce que je connais à la vie, des lieux et du monde qui m'entourent? Les
seuls endroits que je connaisse sont Bouchette, Maniwaki, Hull et Ironside,
petit village de banlieue situé sur la Route 11, en direction du nord. J'ai
vécu mon enfance à Bouchette et à Maniwaki. J'y ai laissé quelques rares amis
que je n'ai plus jamais revus par la suite. À Hull et à Ironside, c'est toute
mon adolescence et de nombreux copains que je devrai bientôt quitter.
Peut-être.
En effet,
pourquoi devrais-je quitter la maison de mes parents? Qu'est-ce que j'aurais
à y gagner? J'ai un toit sur la tête et trois repas par jour. J'ai un travail
de fin de semaine, de l'argent dans les poches et des parents qui m'aiment.
C'est de toute évidence qu'ils m'aiment car il en faut un gros paquet d'amour
pour adopter un enfant de deux ans dont on ne peut prédire le comportement et
le caractère qu'il aura plus tard.
Je les aime aussi,
à ma façon. Je sais que c'est loin d'être évident car je suis quelqu'un qui
s'extériorise peu. On a chacun notre façon d'aimer et elle est différente
d'une génération à l'autre. N'est-ce pas que l'amour ressemble étrangement à
l'amitié si l'on excepte l'attrait physique? Quand on a des affinités, il y a
place pour le partage et les échanges de toutes sortes. Mais qu'arrive-t-il
quand une génération ne connaît que le strict minimum de la communication? À
qui la faute? Qui est responsable? Y a-t-il seulement un
responsable? Et pourquoi les gens portent-ils des chaînes invisibles
aux pieds? Que de questions je me pose!
Je pressens
que quelque part, quelque chose d'autre existe et que je n'aurais qu'à tendre
les bras et m'ouvrir un tant soit peu l'esprit pour que ça m'enveloppe tout
entier. La fourmi qui ne connaît rien d'autre que sa fourmilière est heureuse
jusqu'au jour où elle apprend que le monde est plus vaste que son domaine.
Elle devient alors un petit être torturé par la curiosité et le désir d'aller
découvrir ce nouveau monde. C'est exactement ce que je ressens. La petite
chèvre de monsieur Séguin n'avait pas tout à fait tort. Qui sait si ailleurs
l'herbe n'est pas plus verte!
Je ne
cherche pas à savoir si l'univers est infini ou pas. C'est le moindre de mes
soucis. Ce que je veux, c'est apprendre à communiquer et être reconnu par mes
semblables. Je refuse d'être un pion dans la société ou un mouton qui suit
aveuglément le troupeau. J'ai un désir fou de m'exprimer. Je veux sortir de
ma coquille. Qu'on m'apprenne. Au secours!
Enfant,
je ne faisais jamais ce qu'on attendait de moi. Un jour, ma soeur m'a raconté
en détails la première visite de mes parents à l'orphelinat Ste-Thérèse de la
Gatineau. Elle se souvient particulièrement d'une scène déchirante: Dans le
couloir, il y avait des enfants qui s'accrochaient à leurs vêtements et
qui imploraient pour qu'on les emmène avec eux.
Une
religieuse a guidé le trio vers une porte fermée. C'était l'heure du service
des repas et d'autres religieuses s'affairaient à apporter les plats à un
groupe d'enfants de deux à cinq ans. On pouvait voir le va et vient par le
carreau vitré de la porte. Dès que ma mère m'a vu, elle a dit qu'elle voulait
m'adopter. Ma soeur Lucille s'est levée sur la pointe des pieds pour jeter un
regard à l'intérieur de la pièce. Elle n'était pas suffisamment grande pour
rejoindre le carreau de la fenêtre alors mon père l'a prise dans ses bras
pour qu'elle puisse voir comme il faut. Elle s'est alors empressée de dire
«Oui, maman, c'est lui qui sera mon p'tit frère!» Enthousiaste, elle s'est
tournée vers papa qui a approuvé son choix d'un signe de la tête. J’ai donc
été un enfant désiré.
La bonne soeur leur demanda de bien
réfléchir car je refuse de parler, je n'obéis pas aux règlements, je fais
toujours la forte tête et ne prends jamais mes repas en même temps que les
autres. Ce qui était vrai. Les autres enfants mangeaient et je ne touchais à
rien. Les yeux baissés, je semblais faire la baboune.
Elle ajouta
«Attendez de voir ce qui va se passer quand les autres enfants auront
terminés leurs repas et que mes consoeurs ramasseront les assiettes.»
Intrigués, ils ont vu. Le moment venu où on a retiré une à une les assiettes
et la nourriture, je me suis empressé de manger en vitesse et un détail qui a
fait sourire ma mère: j'ai bu mon verre de lait jusqu'à la dernière goutte.
“Comme si j'avais eu peur d'en manquer”, m'avait-elle dit beaucoup de temps
plus tard.
La
religieuse, cherchant encore une fois à dissuader mes parents de leur choix,
leur affirma qu'ils auraient beaucoup de problèmes avec moi à cause de mon
comportement bizarre. Une fois de plus, elle n'avait pas tout à fait tort.
Des problèmes, ils en ont eu.
J'étais un
vrai petit sauvage. Personne ne pouvait m'approcher et je n'aimais surtout
pas qu'on me touche. L'enfant qu'ils avaient vu à l'orphelinat répétait les
mêmes gestes à la maison. J'avais un caractère exécrable. Un jour, alors
qu'on devait prendre le repas, ma soeur dit qu'ils sont sortis dehors me
laissant tout seul avec aucune nourriture sur la table. Ils se sont cachés
pour m'espionner par la fenêtre. Or, ma mère avait laissé un paquet de viande
hachée sur le comptoir de la cuisine. Je me suis levé de ma chaise et
lentement me suis dirigé vers le comptoir. J'ai ouvert le paquet et j'ai
mangé la viande crue. Suite à ce geste de ma part, mon père est entré dans la
cuisine et m'a flanqué une grosse tape sur la main. Il m'a empoigné par le
corps et m'a assis fermement sur la chaise. Il paraît que depuis cet instant
j'ai toujours manger en même temps que les autres... ou presque.
J'étais
sauvage donc. On ne se refait pas. Je n'ai pas changé d’un iota. Mais quand
on devient adulte, je crois qu'on appelle cela de la marginalité.
Par exemple,
j'ai toujours eu l'habitude de préférer la présence des animaux à celle des
humains. Dès l'instant où j'ai mis les pieds à la ferme de mes parents, j'ai
tout de suite eu le coup de foudre pour l'animal qui venait à ma
rencontre et qui me lécha les mains en guise de bienvenue. Bien sûr, je l'ai
regardé avec des yeux appeurés. C'était une réaction normale. Je n'avais que
deux ans et c'était la première fois je voyais un chien. Ce fut lorsque nos
yeux se sont croisés que la magie est passée entre nous. J'avais enfin trouvé
un ami, mon premier ami.
Il s'appelait
simplement Pitou. C'était un énorme chien aux yeux tristes, au pelage
brun et gris et de race indéterminée. C'était probablement un maudit
bâtard comme moi. J'ai tout partagé avec lui, de mes rêves aux premiers
jeux que je m'inventais. Il me léchait la main, je lui léchais la
patte. Pour moi c'était normal que je lui rende la pareille. Il me
mordillait gentiment les jambes, j'en faisais autant avec ses oreilles.
Il me parlait en aboyant, je faisais de même. Avec le temps
j'avais fini par apprendre et comprendre son langage, à assimiler
chaque intonation de sa voix, et à imiter chacun de ses gestes. Nous
passions toutes nos journées ensemble, à flâner ici et là autour du
poulailler, dans les champs, dans le hangar, à la grange ou à l'écurie.
Je me souviens surtout des longues heures, lui et moi étendus sous
la véranda où, pour se tenir au frais, il avait creusé un trou dans
la terre. Je me couchais à ses côtés en posant ma petite tête sur
sa poitrine et j'écoutais le rythme des battements de son coeur. Je
synchronisais ma respiration à la sienne puis je fermais les yeux
et m'endormais paisiblement. Moi aussi, j'étais un chien.
Souvent
lorsque je lui caressais le poil autour du cou, il appuyait sa tête sur mes
genoux et je lui racontais des histoires. Il y avait une grande complicité
entre nous, beaucoup d’amour et de tendresse. En fait, pour être plus exact,
et au risque de faire de la peine à certaines personnes, j'ajouterais que je
n'ai jamais autant aimé un être vivant de ma vie. Le premier amour est
toujours le plus fort. Or, pour moi, ce fut un chien.
Je me souviens qu'on
aimait faire peur aux oiseaux. Ce n'était pas par méchanceté mais juste pour
s'amuser. Le matin, après que Pitou eut ramené les vaches au bercail,
on courait jusqu'à la grange et on se cachait dans le foin. Perché là-haut,
aux poutres de la toiture, il y avait un nid d'hirondelles fait de boue
séchée. Nous l'observions longuement en silence. Je retenais ma respiration
quand j'entendais les couics-couics des bébés hirondelles. Pitou, quant à
lui, dressait les oreilles, attentif à ce qui allait suivre. Il connaissait
parfaitement le déroulement du jeu, mais semblait ne jamais s'en lasser.
Alors, à
voix basse, je soufflais à son oreille: «kiss-kiss». C'était le signal. Il se
mettait à aboyer et la mère hirondelle fuyait du nid. Mais elle n'allait pas
loin. Affolée, elle regardait partout en volant en rond et, ne voyant rien
bouger autour, revenait vers ses petits à l'intérieur du nid fait de boue
séchée. Pitou et moi refaisions à plusieurs reprises ce manège. Et toujours
cette hirondelle qui se demande ce qui se passe mais qui ne voit rien bouger.
Le son, dans une grange, qu'importe s'il est fort ou pas, est incroyablement
décuplé à cause du grand espace et de la toiture de tôle. Un seul son se
répercute dans tous les sens pendant près de quinze secondes, comme s'il
cherchait une porte de sortie pour prendre la fuite. L'hirondelle aurait pu
voltiger n'importe où, jamais elle ne se serait doutée que le son venait d'en
bas, d'une cache dans le foin.
Pitou n'a
pas été que l'ami de mes premières années à la ferme. Il a aussi été mon
protecteur et mon sauveteur. Par trois fois je lui dois la vie. Papa aussi,
une fois, m'a sauvé de la noyade alors que je me baignais au Lac Rond près de
Bouchette. Mais comme on dit, c'est là une autre histoire.
Un jour
donc, Pitou m'a sauvé de l'attaque d'un porc-épic qui avait décidé, tout
bêtement, d'établir ses quartiers généraux sous la galerie en arrière de la
cuisine d'été, juste en face du hangar. À ce moment-là, comme j'avais vu
bouger là-dessous et piqué par la curiosité, je suis allé chercher un long
morceau de bois avec lequel, couché à plat ventre, j'essayais de dégager la
bibitte que je ne pouvais encore identifier. À mes côtés, Pitou
semblait intrigué par mes gestes. Puis, soudain, il s'est mis à tirer sur le
bas de mon pantalon pour que je déguerpisse. Je me suis mis debout et me suis
un peu éloigné. J'ai dit que maman serait fâchée parce qu'il avait mis plein
de bave sur mon pantalon. Le chien s'en souciait peu. Je l'ai vu retourner
près de la galerie, se mettre à gronder et à aboyer furieusement. Et paf! Il
a reçu les épines. Ouille! Cela devait faire très mal parce que, comme
l'hirondelle, il courait en tous sens en émettant des sons plaintifs. Et
c'est papa qui a eu la délicate tâche de lui enlever les épines avec une
paire de pince.
En
ce temps-là, au début des années 50, les toilettes à l'intérieur des maisons
n'existaient pas. Du moins nous n'en possédions pas à la ferme. Cependant,
dans la maison, on avait des petits pots qu'on installait dans les chambres à
coucher pour au cas on aurait envie durant la nuit. Ces pots étaient très
pratiques en hiver pour pas sortir dehors et se faire jeler les fesses sur le
siège en bois de la bécosse.
Les
toilettes étaient donc situées près du poulailler. Pour s'y rendre, il
fallait franchir une bonne centaine de pas. Entre le poulailler et les
toilettes, il y avait une immense barrière métallique que papa tenait parfois
fermée. Il y avait une raison à cela.
Cette
journée-là, justement, elle était fermée. Je n'en ai pas fait de cas.
J'aurais dû pourtant. Mais j'étais pressé et rien d'autre que le siège des
toilettes n'obsédait mon esprit. C'est lorsque j'ai poussé la barrière et
fais quelques pas en avant que j'ai compris mon erreur. Je suis resté les
bras ballants. Je n'arrivais plus à bouger. Près de l'écurie, un énorme
taureau me fixait. Lui aussi, il ne bougeait pas et semblait attendre un
signal quelconque pour foncer sur moi.
C'est une situation assez
impressionnante quand on a environ six ans et qu'on fait face à une créature
qui a un anneau de fer dans le nez et d'où pend une longue chaîne. Que
pouvais-je faire? Courir pour me mettre à l'abri? Courir en sens inverse pour
retourner à la maison? Il m'aurait sûrement rattrapé. C'était le gentil David
contre l'affreux Goliath. Malheureusement, je n'avais même pas une fronde
pour me défendre et faire face à cette rencontre impromptue.
Tout se
passe dans les yeux. Chacun de nous regarde l'autre pour connaître ses
intentions. Lui, avec un brin de folie dans le regard, son intention était de
me mettre au défi de l'affronter. Moi, avec les yeux pleins d'eau et prêts à
éclater en sanglots dès que l'autre aurait bouger, mon intention était
d'aller à la bécosse.
Je
pense avoir fait ce que tout enfant raisonnable aurait fait devant le danger
du bobo à venir. Non, je n'ai pas chercher à fuir. Figé sur place, j'ai
pleuré à chaudes larmes. Et qui est-ce que j'ai soudainement vu arriver? Pas
Superman ou un autre super héros en collant, mais mon fidèle ami qui a bondi
gueule ouverte vers la créature.
Pitou
semblait fou de rage. Il grondait, aboyait et tournait sans cesse autour du
taureau en lui mordillant les flancs. L'autre ne savait plus où tourner la
tête. Le chien était partout à la fois.
Le taureau a
essayé de l'encorner. Mais super Pitou, lui pas fou du tout, a pris le devant
sur l'autre en s'accrochant à sa queue. En voulant fuir ce poids qui lui
pendait au cul, minable taureau a traîné le chien sur une bonne distance. Mon
sauveteur a lâché la queue du vilain taureau quand il a vu que ce dernier
était assez loin pour me ficher la paix. Pitou est venu me retrouver avec une
touffe de poils dans la gueule. Il était content de sa prouesse et j'étais
rudement fier de lui. Brave chien! Malgré cet incident qui aurait pu tourner
au tragique sans la présence et le courage du chien, j'avais quand même envie
de faire ce pourquoi j'étais venu: soulager le numéro deux.
La
troisième fois que ce chien m'a sauvé d'une situation embarrassante, c'est
quand papa et maman ont voulu se payer une sortie en soirée. Évidemment, ils
n'avaient aucunement l'intention de m'amener avec eux. Je faisais pourtant
des pieds et des mains pour vouvoir y aller, non pas pour voir du monde mais
parce qu'ils avaient engagé un vieux garçon pour me garder. Je n'avais aucune
envie de rester seul avec lui à la maison. Il me faisait peur. Ce n'était pas
la première fois qu'il me gardait et j'avais déjà constaté qu'en l'absence de
mes parents il se rendait au poulailler, y prenait des oeufs, faisait des
petits trous dedans et en aspirait le contenu. Je trouvais ça dégueulasse,
dégoûtant. Donc, je me méfiais de lui.
Mon père eut
recours à un stratagème. Il a dit que je pouvais les accompagner si je
réussissais à ramener un des chatons de la grange. C'était un jeu d'enfant
pour un petit futé tel que moi. Mon père savait que récemment la chatte avait
mise bas et qu'elle avait caché ses chatons quelque part. C'est immense une
grange. Aussi, il pensait que je ne saurais pas où chercher et que je
reviendrais bredouille. C'était mal me connaître, me sous-estimer, ne pas
savoir que la grange était mon quartier général.
Je me suis
mis à courir avec Pitou à mes côtés. Il faisait noir. Je ne voyais pas trop
bien devant moi. Cependant, je savais que je n'étais plus très loin de la
grange quand, soudain, je vis ce gros coq belliqueux déployer ses ailes pour
me faire peur. Comme il s'apprêtait à me sauter dessus, j'ai pris peur et
j'ai crié. Pitou n'en a fait qu'une bouchée. Ce soir-là, le coq est mort avec
le cou arraché et une aile en moins. Je me suis toujours demandé, par la
suite, si papa avait su que c'était Pitou qui avait tué le coq parce que,
moi, je n'en ai jamais soufflé un seul mot à personne.
J'ai bondi
vers la grange et j'ai trouvé les chatons exactement là où je pensais
qu'ils seraient. J'ai pris un petit tigré dans mes bras et suis revenu
vers la maison en courant de toutes mes forces. Quand je fus enfin
arrivé, je suis demeuré haletant et interdit, le chaton pendant au
bout de mes bras et qui avait l'air de se demander ce qu'il faisait
là.
Mes parents
étaient partis.
Ma confiance
en les adultes venait d'en prendre un sale coup. Ce fut le soir où j'ai commencé
à être très méfiant envers eux.
De toute ma
tendre enfance, Pitou fut le seul être vivant qui ne m'a jamais déçu. Jamais.
Je crois qu'il faut avoir vécu à la campagne — et plus particulièrement sur
une ferme — pour comprendre quelle fut l'importance de la présence de ce
chien à mes côtés. Il fut mon ange gardien et sans lui, je ne serais pas en
train d'écrire la présente. Et contrairement à la plupart des humains qui
sont de féroces vampires qui, s'ils le peuvent, te sucent toutes tes
énergies, ce chien ne demandait qu'un peu d'amour et d'affection de ma part.
Étrangement, les souvenirs de mon enfance à la ferme sont ceux où nous sommes
ensembles. Je ne me souviens presque de rien d'autre. Un blanc de mémoire.
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