06
Donald branche la
télé. Je me dis qu'il risque de ne voir apparaître que la tête de l'indien
puisqu'on est deux heures du matin. Mais, surprise, il y a un film de cowboy
à l'écran. Gerry est dans la douche et
s'égosille la voix en chantant “Ton amour a changé ma vie” des Classels. Une
idée folle me passe par la tête. J'en cause à Donald. Il est d'accord. On
remet nos vestes et sortons pour aller acheter une caisse de bière. Si on
peut regarder la télé tard dans la nuit, alors j'imagine qu'il y a sûrement
un endroit ouvert où on vend de la bière. Le réceptionniste nous renseigne.
Il y a bien un dépanneur ouvert vingt-quatre heures. Je n'ai rien compris à
son charabia mais Donald m'a tout traduit. Il fait tellement froid et sec qu'on
a de la difficulté à respirer et ça m'étonnerait de voir d'autres gens aussi
fous que nous pour sortir par une nuit semblable. On presse le pas pour
atteindre la rue d'en face. J'ai sûrement marché sur de la glace car je me
retrouve le cul en l'air et le dos par terre. J'ai mal au dos mais je prends
parti d'en rire. En revenant du dépanneur avec la caisse de bière, je profite
de ce que nous sommes seuls pour donner 50$ à Donald. — Pourquoi tu fais ça? qu'il demande
avec un air éberlué. — Parce que ça me tente et que tu es
mon ami. — Mais chuis pas fauché. J'ai 30
piasses dans les poches. — Eh bien, ça t'en fera cinquante de
plus. On a décidé de faire ce voyage ensemble alors aussi bien qu'on le fasse
d'égal à égal en partageant tout. — Wow! Merci
beaucoup! T'es vraiment quelqu'un de correct. — N'en parlons plus. À dix heures du matin, quelqu'un
appelle. —
Heeellllo, som'body's there? On est quelque peu amochés par le
manque de sommeil. Malgré la carte "Do not disturb" sur la poignée
de la porte, une femme de chambre entre. Donald enlève ses vêtements et prend
plaisir à se promener en caleçon en se grattant les parties génitales devant
la dame. Celle-ci est mal à l'aise et ne sait trop où poser les yeux. Gerry
nous lance: «Faut y aller!» Retour sur la route avec, cette fois,
la radio à off. La chaufferette, quant à elle, fonctionne à son maximum.
Donald et moi s'endormons comme des bébés. À notre réveil, c'est à nouveau la
nuit. Gerry dit qu'il ne s'est arrêté que pour faire le plein d'essence. Le
voyage se poursuit. Je ne sais trop où nous sommes mais ça n'a que peu
d'importance. Je pense à mes parents. Je pense à Francine. Perdu dans mes
pensées, je ne vois pas le temps qui passe. Donald a ouvert le poste de la
radio. “What do I do
when my love is away, does it worry you to be alone? How do I feel by the end
of the day, are you sad because you're on your own?” chante Ringo des
Beatles. Touché. Comment ce groupe réussit-il à savoir
ce qui se passe dans nos têtes d'adolescents? Comment Lennon et McCartney
font-ils pour traduire des émotions en mots et en musique? Un jour, je me
promets d'essayer de percer le secret. Plus tard, la radio passe Judy In
Disguise. C'est l'une des chansons préférées à Donald. Il se fait aller la
tête dans tous les sens et pianote des doigts sur le tableau de bord. Les Bee
Gees font suite, encore, avec une nouvelle chanson intitulée Holiday. Pourquoi la musique est-elle
meilleure ici qu'au Québec? Plus on roule vers l'ouest et mieux c'est. Je viens
de me rendre compte avec étonnement que les groupes québécois ne sont que de
pâles copies de ce qui se fait ailleurs. Classels, Baronets, Lutins,
Hou-Lops, Sultans... Rien de bien original dans ce qu'ils font. C'est à
croire qu'ils n'ont rien dans la caboche pour créer un son solide et qui nous
ressemble. Et dire que j'ai aimé ces groupes! Mais c'est peut-être parce que
je ne connaissais rien d'autres... ou que je me laissais influencer. Le voyage est vraiment ennuyeux. On a
rien à faire, sauf regarder le paysage qui nous entoure et qui semble
toujours le même. On roule, on mange, on dort et on écoute du rock and roll.
"Shoodoobedoowa!" Gerry s'empresse de ranger la voiture
en bordure de la route et descend voir ce qui se passe. Il revient et dit
qu'il faut trouver un garage au plus sacrant. On réussit à rouler jusqu'à un
village. D'après le mécanicien, il y a une pièce à changer. On se rend au
petit restaurant d'en face en attendant que la réparation se fasse. À notre retour, le garagiste
mentionne que la facture s'élève à une quarantaine de dollars. Gerry semble
pris au dépourvu. À ce qu'il dit, il lui reste très peu d'argent pour se
rendre jusqu'à Calgary. Je commence à me poser quelques questions sur son
compte mais j'avance quand même les billets. Il dit de ne pas m'en faire,
qu'il me remboursera quand nous serons arrivés à Calgary. Je veux bien mettre
ma confiance en lui et le croire. On achète de la nourriture pour
emporter et on reprend la route. Nous ne nous arrêtons pas à Winnipeg. Après
Régina, la température fait des siennes. En plus du froid et du vent, il
neige abondamment. Les plus gros flocons que j'ai jamais vu tombent sur le
pare-brise. Les essui-glaces ne fournissent pas. Parfois le véhicule
zigzague. Gerry tente tant bien que mal de garder le contrôle du volant. On
avance lentement, très lentement. A un moment donné, la neige est si dense
qu'on ne sait plus si on est sur la route ou pas. On roule à vingt milles à
l'heure. Personne dans l'auto ne dit mot. On a tous le regard braqué droit
devant. On grille des cigarettes les unes après les autres. Le décor a
disparu, tout est blanc. Et puis, comme par enchantement, la
tempête cesse aussi soudainement qu'elle est venue. C'est pas croyable! On
voit le soleil, la route est plus dégagée et il fait beaucoup moins froid.
C'est à n'y rien comprendre. Le reste du voyage se poursuit normalement. Beaucoup plus tard, le paysage change
encore. On ne voit plus les arbres. En fait, il n'y en a aucun. La route est
une ligne droite et de chaque côté de nous, ce sont d'immenses terrains plats
à perte de vue. Gerry dit que nous sommes dans les plaines de l'ouest que ce
sera comme ça jusqu'à Calgary. Le paysage est tellement monotone que Donald
et moi dormons pour le reste du trajet. On se réveille en sursaut. On regarde
autour de nous, les yeux ronds comme des trente sous. Il est tôt le
matin et rien ne bouge dans la ville. Gerry dirige l'auto vers le
centre-ville. Pas une âme qui vive. On dirait une ville fantôme. À dire
franchement, je ne m'attendais pas à voir des édifices. Je suis déçu. Il n'y
a ni chevaux ni cowboys. C'est une ville comme une autre. Gerry semble savoir où il va et gare
l'auto près d'un terminus d'autobus. On se rend au restaurant qui se trouve à
l'intérieur. Tandis que nous déjeunons, Gerry est allé parler à quelques
personnes. Je suis étonné de constater qu'il y a très peu de neige dans la
ville. Gerry revient à notre table et dit
qu'il doit s'absenter un moment. Il doit se rendre à la base militaire pour
s'y montrer le "zizi". Il viendra ensuite nous retrouver pour nous
aider. Il nous emmène à un motel tout proche
du terminus. On loue une chambre à 12$ la nuit. En fouillant dans mes poches
pour payer, je réalise qu'il me reste très peu d'argent. Je ne panique pas.
Je me dis que Gerry est là et qu'il va nous aider comme il l'a promis. Il nous laisse sur le seuil de la
porte du motel et, justement, promet de revenir en fin de journée. Une jolie
femme très sexée et au large décolleté nous guide vers un ascenseur. Elle
marche devant nous en faisant balancer exagérément ses hanches. Elle se
retoune constamment pour nous sourire. C'est intimidant. Donald fait des
blagues cochonnes en français. La femme ne comprend pas et ne cesse de
répéter «What? What?» Enlève ta ouate de tes oreilles et tu vas comprendre,
que je pense. La chambre est toute petite. Il n'y a
presque pas d'espace. Ça ressemble à une salle de bain sans lavabo ni
toilette. Il y a un lit simple, un fauteuil qui a sûrement vu des jours
meilleurs, une chaise et un bureau en bois tout érafflé près de la fenêtre. Sur
le bureau est installé une petite télévision en noir et blanc. C'est probablement là un réflexe
naturel chez Donald car, en voyant la télé, il se précipite pour regarder ce
qu'il y a de bon à se mettre sous les yeux. Mais il n'y a pas d'image, que du
son. Et ce qu'on entend est une chanson western de Wilf Carter. — J'pense qu'on est dans la marde
jusqu'au cou. — Kessé tu veux dire? — Je n'ai aucune idée comment j'ai fait
mon compte, comment j'ai pu dépenser autant mais... Il ne me reste que 40$
sur les 400$ que j'avais au départ. Il siffle entre ses dents. — T'es pas sérieux? — Ben oui, chus sérieux. J'ai dépensé
sans compter. Toi aussi, d'ailleurs. Alors on a un problème sur les bras.
Qu'est-ce qu'on fait? — On n'a pas d'autre choix que
d'attendre la venue de Gerry. Il a dit qu'il nous aiderait. Il faut
maintenant espérer que ce soit vrai... — Et s'il ne venait pas? que je
demande. Parce que tu n'as pas l'air tellement convaincu qu'il viendra. — Il va venir. — Moi, je n'ai plus confiance.
J'viens de m'ouvrir les yeux et pis, tabarnak, ce gars-là n'a rien payé
durant tout le voyage. Sauf si c'est vrai qu'il s'est arrêté pour prendre de
l'essence pendant que nous dormions. — Que peut-on faire d'autre que
d'espérer qu'il ne nous laisse pas tomber? Mais ne t'en fais pas, Pierre,
s'il ne vient pas, on va se débrouiller quand même. On va s'en sortir, on va
finir par trouver une job quelque part. En attendant, on ferait mieux d'aller
à l'épicerie et acheter un peu de nourriture. Il n'est plus question de
restaurants pour nous. Viens, on va demander à la pitoune de
l'ascenseur pour savoir si elle ne connaît pas un endroit pas trop loin pour
ne pas qu'on se perde dans Calgary. Dans l'ascenseur, la femme est à
nouveau tout sourire. Donald engage la conversation. Ils sont tellement près
l'un de l'autre qu'ils pourraient s'embrasser sans trop bouger. On dirait que
ça n'incommode pas Donald, ce rapprochement inusité. Si cette femme est ce
qu'on pense, une putain, c'est sûr que pour elle on est de potentiels
clients. Mais on est des adolescents, pas des adultes. Ne voit-elle pas la
différence? Tiens, les trottoirs sont maintenant
bondés de gens. La plupart d'entre eux déambulent avec des chapeaux et des
bottes de cowboy. C'est rigolo de les voir marcher les jambes écartées en
forme de U, comme s'ils trainaient quelque chose de lourd dans le fond de
leur pantalon. Si la vue de ces cowboys du dimanche
peut nous sembler étrange et irréel, ce n'est rien en comparaison des jeunes
bizarroïdes de notre âge qu'on croise sur notre chemin. Les gars portent les
cheveux aussi longs que les filles. Ils se prennent peut-être pour le Christ.
Vu de dos, il n'est pas facile de les différencer des filles. Malgré tout,
ils ont l'air correct. En tout cas, ce sont les seuls qui nous ont fait un
signe de bonjour — enfin, je pense — avec la main tendue, l'index et le
majeur écartés. Pour que nous ayons un peu plus
d'argent, j'ai l'idée de me départir de quelques affaires personnelles, dont
mon couteau de chasse d'une longueur de neuf pouces, de mon soprano presque
neuf et, bien sûr, des extenseurs. On m'en offrira peut-être un bon prix. On
essaie de trouver un pawnshop. Sur le trottoir, on croise à nouveau
un gars aux cheveux longs. Donald, pas du tout gêné, s’approche et lui quête
une cigarette. Très vite une discussion s'engage entre les deux. La
plupart du temps, je me tais parce que je parle trop peu la langue de
monsieur Shakespeare. Donald me traduit au fur et à mesure.
D'après le type, il n’y a rien à faire ici, à Calgary. Les gens sont
straights. Lui, il n'est que de passage et se rend à Régina. Il nous
conseille de ramasser notre argent pour l'achat de billets de train et de se
rendre à Vancouver où la vie sera plus facile car beaucoup de hippies y
vivent et qu'ils pourraient nous aider. Par ailleurs, une fois là-bas, il nous
conseille d'aller voir Craig au journal le Georgia Straight FreePress et que
celui-ci pourra nous dire où crasher pour la nuit et nous donner les
adresses des diggers pour manger. Qu'est-ce que c'est que ce
vocabulaire de merde? Donald et moi n'y comprenons pas grand' chose et tout
ce qu'on retient, c'est qu'il faut quitter Calgary au plus tôt. On trouve un pawnshop. Je déballe mon
stock tandis que Donald parlemente avec le vendeur. Le vieil homme du magasin
jette un coup d'oeil à mon poignet gauche. Je regarde autour de moi et suis
attiré par un superbe vêtement sur un présentoir. C'est une veste de daim
avec de longues franges aux manches, comme celle que portait Davy Crocquett. C'est tout un pan de mon enfance que
j'ai sous les yeux, une enfance qui fut baignée par le western. Le Far West
me fascinait et ses héros étaient mes idoles: le trappeur Kit Carson, William
Cody (mieux connu sous le nom de Buffalo Bill), les frères Frank et Jesse James
(pilleurs de banques et voleurs de trains), Daniel Boone (le premier coureur
de pistes et qui faillit devenir président des Etats-Unis), Calamity Jane
(qui tirait du pistolet aussi vite que Billy the Kid). À la télévision,
rarement je ratais une occasion de m'installer devant l'écran pour voir les
séries Gene Autry, Roy Rogers, Le Dernier des Mohicans, Rintintin, Bonanza,
Have Gun Will Travel, Radisson, Ouragan. Cela a duré juqu'au début de
l'adolescence où, dans une salle de cinéma à Hull, j'ai découvert les films
mettant en vedettes Steve Reeves, Mark Forest et Gordon Scott dans des rôles
d'Hercule, Samson et Ulysse. J'enfile le manteau. Il me va bien.
En fait, il est trop grand mais, dans mon entêtement, je refuse à me
l'admettre. J'ai le coup de foudre pour ce manteau et je veux l'acheter.
Donald se tape le front en signe de désespoir. Il me prend à l'écart, essaye
de me raisonner. Rien à faire. Je rétorque que de l'argent, on en aura, Gerry
va nous en donner. Se sentant impuissant à me faire changer d'avis, Donald
hausse les épaules. C'est sûr qu'il pense que je suis fou. Peut-être qu'il a
raison. J'échange mes effets personnels et... ma montre-bracelet pour le
manteau et 30$ en sus. Au motel, Gerry est là. Il nous
attend dans le lobby avec un de ses amis de l'armée, un gars à la mâchoire
carrée et les cheveux coupés en brosse. On se rend à la chambre. L'ami de
Gerry nous offre des bières. On bavarde de tout et de rien. Donald et moi
recevons une leçon de bienséance de la part de Gerry qui dit qu'il ne faut
jamais prononcer le mot “fuck” devant une femme parce que ça la choquerait.
D'après lui, il s'agit d'une insulte à sa personne. Plus tard, il nous emmène au
restaurant du terminus et, cette fois-ci, c'est lui qui paye l'addition. De
retour au lobby du motel, il sort un billet de sa poche et me le remet. Il
dit que c'est tout ce qu'il possède pour l'instant. Je regarde dans ma main.
C'est un billet de vingt dollars. Ensuite il nous quitte pour retourner à la
base. Il a un couvre-feu à respecter et il reviendra nous voir demain. Un peu beaucoup déprimés, Donald et
moi se rendons au terminus d'autobus. Dans le hall, on voit des hippies —
puisqu'il faut les appeler ainsi — qui font la quête aux voyageurs. Une fille
avec plein de colliers autour du cou se fait réprimander par un gros monsieur
en complet et cravate. J'aimerais bien entendre ce qui se dit car je me sens
de mauvaise humeur et, qui sait, je pourrais peut-être me défouler les
jointures sur le monsieur ventru. Mais je suis Donald qui marche d'un pas
rapide en direction des toilettes publiques. Je me fais accoster par un gars
aux cheveux longs. — Hey
man, you spare a dime? Je ne réponds pas. Je ne comprends
pas ce qu'il veut. Donald, croyant qu'on cherchait probablement à me faire du
mal, fait demi tour et apostrophe le hippie avec l'air arrogant du gars qui
ne s'en laisse pas imposer. — What do you want from him? qu'il
lance sur un ton agressif. L'autre, un peu surpris de se
retrouver face à Donald, répète ce qu'il a dit en bredouillant. Puis Donald
se détend et me traduit. Je sors trente sous de ma poche et le donne au
hippie qui se retourne et part en direction opposée sans même me dire
merci. Alors je lui crie «FUCK YOU!» Au moins ce nouveau mot que j'ai
appris de Gerry pourra servir à quelque chose. — ...And get a fucking haircut!
ajoute Donald en mettant ses mains en entonnoir. — Qu'est-ce que t'as dit? que je
demande. — J'y ai dit d'aller se faire couper
les cheveux, l'maudit crotté d'marde! On s'esclaffe. Après notre passage aux toilettes du
terminus, où tout un chacun essaie de te regarder pisser, on se retrouve à la
chambre. On prend une douche à tour de rôle puis Donald enlève le matelas du
lit simple et le pose à côté sur le plancher. Dodo time. |