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07

Au matin, une femme de chambre vient nous réveiller. C'est une façon comme une autre de nous signaler qu'il est temps de quitter les lieux si on n'en renouvelle pas la location. Petit déjeuner au restaurant du teminus et on passe la journée à se promener sans but précis dans le centre-ville de Calgary.

Tôt en soirée, au motel, Donald demande s'il n'y a pas quelqu'un qui est venu pour nous voir pendant notre absence. Réponse négative du préposé au service.

On va au restaurant où, avec nos têtes d'enterrement, on sirote un café en silence. Nous sommes déçus par l'attitude de Gerry à notre égard. Notre déception se transforme peu à peu en colère.

— Le crisse de tabarnak, s'il nous laisse tomber et qu'à un moment donné je tombe face à face avec lui, m'en va' le planter, sti! lance Donald en brandissant son poing.

— Wô, les gros chars! que je rétorque. T'as aucune chance contre lui. Il est entraîné au combat. Dis, t'aurais pas une cigarette?

— Non. Viens, on va aller en bummer.

C'est la première fois qu'on se met à quêter et, ironiquement, c'est un gars aux cheveux longs qui nous offre des cigarettes. Nous sommes assis sur un banc. Le gars est drôlement attriqué. Il porte un jeans serré et délavé avec plein de patchs dessus, des écussons de toutes sortes sur son blouson de jeans, un joli collier amérindien autour du cou et, à la ceinture, une petite sacoche en cuir brun. Il a le corps mince et les cheveux lui descendent sur les épaules. Il ne passe pas inaperçu et il est plutôt gentil avec nous.

Nous passons près d'une heure en sa compagnie. Parfois Donald me traduit ce qu'ils se disent. C'est ainsi que j'apprends que si nous n'avons pas d'endroit où coucher, ce dernier va arranger cela. Il a écrit quelque chose sur un bout de papier et le remet à Donald.

Le hippie a parlé de Vancouver, de l'ouverture d'esprit des gens de là-bas, du fait que nous y serions mieux qu'ici. Il est tellement convaincant que d'un simple regard de l'un à l'autre, Donald et moi savons ce que nous ferons demain. Tout indique que Vancouver est la terre promise que nous cherchons.

 

Il est environ deux heures du matin et nous marchons sur le trottoir d'une rue qui longe une rivière. Selon les renseignements fournis par le hippie, on devrait tôt ou tard voir un pont, le traverser et ensuite marcher deux pâtés de maisons et tourner à gauche.

On s'apprête à franchir le pont quand une auto de police s'arrête à notre hauteur. Le conducteur veut savoir où nous allons à une heure aussi tardive. Donald lui explique. Le policier dit qu'il nous y conduira.

Le trajet se fait en auto. Plus tard, elle tourne à gauche et stationne en haut d'une côte. Le policier nous fait signe qu'on est arrivés. On le remercie.

On frappe à la porte de la maison. Encore et encore. L'auto de police est toujours là. La porte s'entrouve. Une fille demande ce qu'on veut. Donald lui remet le papier sur lequel est écrit l’adresse et deux mots: «It's ok». La fille, soupçonneuse, jette un coup d'oeil par-dessus l'épaule de Donald et à l'auto-patrouille qui vient de partir. Elle hésite à nous faire entrer, regarde à nouveau le papier puis nous fait signe de la suivre.

C'est très sombre à l'intérieur. C'est à se demander si les résidents des lieux connaissent l'existence de l'électricité. La fille nous fait signe de monter l'escalier et qu'en haut quelqu'un s'occupera de nous. Puis elle disparaît de notre vue.

Malheureusement, personne en haut des escaliers ne nous attendait. Dans une pièce, deux gars font de la musique avec des guitares acoustiques et ne sont pas intéressés par notre présence. Une voix nous vient d'une pièce voisine. On va voir. Il y a là une dizaine de personnes assises en cercle autour de plusieurs chandelles allumées. Quelqu'un parle et tous les autres sont silencieux. A la vue de Donald et moi dans l'encadrement de la porte, ils se lèvent tous et, à queue leu leu, sortent. Sauf le gars qui parlait. Il est assis en position de lotus et nous fait signe de venir s'asseoir près de lui.

Je regarde autour de moi. À la lueur des chandelles, je remarque de magnifiques dessins qui ornent les murs de la pièce. Ce sont surtout des fleurs, des lignes multicolores et sinueuses et des inscriptions du genre flower power, peace and love, flowers children. A ma gauche, une fille est couchée dans un sac de couchage. Elle me regarde mais ne me voit pas. Il y a une étrange lueur dans ses yeux. Ce n'est pas normal, ils brillent trop. Je lui lance un sourire. Aucune réaction. On dirait qu'elle voit quelque chose au delà de ma personne. Je me tourne vers Donald. Lui aussi, il semble désorienté et mal à l'aise. Surtout que le gars ne dit mot depuis que nous nous sommes assis. Alors quelqu'un entre dans la pièce et parle à notre hôte. Il est affreux, le visage tout boutonneux. Quelques mots à l'hôte et il s'en va.

Mais qu'est-ce qu'on fait ici? C'est quoi cet endroit de fous? Je veux dormir, moi.

L’hôte nous adresse enfin la parole et, avoir su la suite des événements, j'aurais préféré qu'il se contente de dire où nous pouvions nous installer pour dormir.

Je n'ai rien compris à ses propos, sauf quelques mots ici et là, dont spirit, golden rule, love. Je n'ai pas demandé à Donald de me traduire car j'ai bien vu que lui aussi en avait son crisse de voyage. Et le gars n'arrêtait pas de parler, un vrai moulin à paroles.

Puis l’hôte a allumé une cigarette roulée et qui dégage une odeur forte. Il tire dessus, aspire longuement et garde la fumée dans ses poumons. Il tend la cigarette à Donald qui me regarde comme pour demander mon avis. Je le sais-tu, moi. C'est peut-être une initiation comme chez les Amérindiens. Le gars veut peut-être savoir si on sait fumer une cigarette. Il voue peut-être un culte quelconque à la cigarette.

Donald prend la cigarette entre ses doigts, aspire la boucane et se met à tousser. Il me passe la cigarette. J'hésite. Qu'est-ce que c'est? Donald ne dit rien. Je ne dois pas décevoir l'hôte. Il prendrait probablement cela pour une insulte si je refusais de fumer.

— Come on, man, smoke that joint, dit l'hôte.

— Va chier, kâlisse!

— What? I can't speak french, man.

— Skorek, énerve-toé pas le poil du cul.

— Speak in english. I can't understand, man.

Donald s'en mêle en faisant comprendre au type que je ne suis pas bilingue. L'autre se calme un peu mais insiste pour que je fume.

Drôle de cigarette quand même. Et si je m'empoisonnais en fûmant cette saloperie? Je jette un coup d'oeil à Donald qui a servi de cobaye. Il ne semble pas mal en point. Et si j'attendais encore un peu, juste pour voir s'il ne va pas se transformer en monstre. L'hôte est impatient. Pourquoi est-il si pressé. Y a pas le feu. Tout d'un coup que c'est un psychopathe et qu'il veut nous découper en morceaux... Tout d'un coup que je ressemble à la fille étendue dans son sac de couchage...

Malgré ma méfiance, je porte la cigarette à mes lèvres. Ça fait “pouf!” Quelque chose là-dedans vient d'éclater, comme quand on fait du popcorn. J'aspire la fumée et je m'étouffe. Je tousse et ça n'arrête pas. Le corps plié en deux, je passe la cigarette à Donald. En riant, il me demande si ça va. Tant bien que mal, le visage empourpé, je fais signe que oui.

— Good stuff, hey man! dit l'hôte.

Donald marmonne quelque chose et se tourne vers moi.

— Heille, on s'en va d'icitte, ok?

Il n'a pas à le répéter deux fois. On se lève en faisant un bye-bye distrait de la main.

Dans l'escalier, on croise un autre gars. Il doit avoir autour de vingt ans et porte un cartable et des livres sous le bras. Les traits de son visage sont très beaux et, contrairement à l'hôte, il inspire confiance. Il s'arrête à notre hauteur et nous dit sur un ton joyeux: «Hello, how are you, guys?» Il s'appelle David et il nous invite à sa chambre. On le suit.

Dans sa chambre, il y a une superbe peinture murale qui représente une petite maison dans la nature, des fleurs partout autour et un ruisseau, comme un chemin, traverse un champ et se perd au bas d'une montagne. Des émotions fortes montent en moi, des souvenirs de mon enfance avec Pitou à la ferme. Le plafond, quant à lui, est peint en bleu et en noir avec, accroché par des fils, des étoiles argentées. C'est très joli. Sur l'un des murs est écrit en grosses lettres psychédéliques «What a day for a daydream», des mots que j'identifie tout de suite à une chanson des Lovin' Spoonful.

Nous passons ce qui reste de la nuit à converser avec le jeune homme. J'apprends de Donald que David est déjà allé à Montréal, qu'il travaille de nuit pour payer ses études en psychologie, qu'il voit beaucoup de jeunes comme nous qui quittent le domaine familial pour voyager sans but ou pour connaître de nouvelles expériences. Il dit que la plupart ne savent pas ce qui les attend au tournant d'une rue ou ce que sera le lendemain. Ils se font prendre au jeu de la dope, des drogues dures et, souvent, de la prostitution. Ce sont les filles qui écopent le plus, dit-il. Elles se retrouvent enceintes d'un père inconnu et le Bien-Etre Social doit les prendre en charge car, toutes seules, elles ne savent pas comment passer au travers de ces moments difficiles.

Donald demande:

— C'est quoi un hippie?

David répond que c'est avant tout une personne qui refuse l'establishment, qui est en faveur de l'amour et de la paix. Le mouvement est né autour de 1964 sous l'initiative de Timothy Leary et de Alan Ginsberg. Mais pour les hippies qui prônent le retour à la terre, ce sont surtout Burroughs et Kerouac les instigateurs du mouvement. D'après David, Leary, lequel revendique l'usage des drogues dures pour se libérer l'esprit est un peu trop flyé et mégalomane pour les vrais hippies. Beaucoup de jeunes ne le suivent pas car ils sont conscients des dangers qui résultent de la consommation des drogues. Le mois passé, ajoute David, il y a eu à San Francisco une manifestation contre les drogues et le capitaliste. Les hippies ont brûlé tout ce qu'il y avait de psychédélique en leur possession: magazines, affiches, colliers et vêtements à fleurs.

Malheureusement, il me semble en perdre de longs bouts, comme si on cherchait à m'inculquer dans la tête trop de nouvelles informations en trop peu de temps. Donald, quant à lui, à l'air de tout comprendre et poursuit en  avouant à David qu'il croit que nous avons fumé de la drogue, un peu plus tôt dans la nuit, dans la chambre voisine.

David répond que ce n'est pas bien grave, que ça n'a presque jamais d'effet la première fois qu'on fume du grass, et que ce n'est pas de la drogue mais de la dope. La dope ne rend pas addict, qu'il dit, contrairement à la mescaline, la cocaine, l'héroïne et son dérivé, la morphine. Il ajoute que dans la vie il y a des règles à respecter et que si on les transgresse, on en paie le prix.

Donald et moi se regardons. Ce golden rule dont parlait l'hôte nous disait maintenant quelque chose. Mais celui-ci n'expliquait pas aussi bien comme le faisait David.

Je crois que c'est à ce moment, à Donald et moi,  que notre perception du monde des hippies a commencé à changer. Comme dans toutes les classes sociales, c'est sûr que parmi eux on allait rencontrer des crétins, des fainéants et des drogués. Mais, pensai-je, les gens de la génération de nos parents sont-ils mieux avec leurs médicaments en abondance et le travail acharné jusqu'à la fin de leurs jours? Puis, le fait de prôner la non-violence est-il un signe d'intelligence? Le hippie serait-il le contraire du macho? On ne juge pas quelqu'un ou quoi que ce soit sans savoir de quoi il en retourne. C'est facile à dire mais tout le monde, moi inclusivement, tombons dans le panneau.

David nous avait fait comprendre que le bonheur n'est pas ailleurs mais en soi, en chacun de nous. Le bonheur résulte des gestes que l'on pose au quotidien. Si je ne veux pas prendre du LSD, c'est un choix que je fais. Si j'en prends, j'en subis les conséquences. Je suis responsable de ma propre personne. J'aurais pu dire à David que si je laisse les autres choisir à ma place, c'est aussi un choix que je fais; mais je m'en suis abstenu parce que trop limité par la langue. David dit que, qu'importe ce que je fais, d'une manière ou d'une autre je fais des choix et que je dois les assumer. Il me serait donc inutile de blâmer la société, le système ou qui que ce soit pour les choix que je fais. Ce que je suis résulte des paroles que je dis et des gestes que je pose.

Serait-ce que Donald et moi sommes allés à l'autre bout du Canada pour rien, en pensant que nous y serions mieux dans notre peau? Ou s'agit-il de tout autre chose? Sommes-nous, en fin de compte, des chercheurs qui ne savent pas ce qu'ils cherchent ou qui ne savent pas où chercher?

Nous avons passé une nuit blanche. La lumière du jour se pointe par la fenêtre de la chambre de David. Il est temps de partir.

Il a neigé pendant la nuit. Le froid est moins intense. Les rayons du soleil font briller la neige. On dirait plein de petits diamants sur la neige. C'est le calme plat dans la ville.

Nous nous rendons au restaurant du terminus d'autobus. Le juke-box joue une vieille chanson des Beatles: Nowhere Man. Pas de Gerry en vue et nous discutons à son sujet.

— Il s'est câlissé de nous.

— Peut-être qu'il a été retenu, dit Donald, comme pour excuser le silence de Gerry.

— J'pense pas. J'pense plutôt qu'on s'est fait avoir.

Soudain, les yeux de Donald s'illuminent.

— Heille, on a peut-être une chance de le voir si on se rend à la base militaire. J'ai l'adresse dans mon calepin.

— On y va.

Nous y sommes allés. Nous n'avons pas eu la permission de le voir. Pire, on s'est fait dire que Gerry devait partir le jour même pour une autre base, dans une autre ville.

Retour à case de départ. Au terminus, on se renseigne pour le coût du voyage en train jusqu'à Vancouver. J'ouvre mon portefeuille. Il manque 6$. Mais en fouillant bien, caché dans la doublure, je tombe par hasard sur un billet de 20$ plié en quatre. Je ne m'en souvenais plus. Heureuse surprise, on jubile.

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