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En avant-midi au Georgia Straight,
assis sur le plancher, le dos appuyé au mur, j'apprends tant bien que mal à
me faire des rouleuses. Je dois m'y prendre plusieurs fois avant de réussir
une cigarette qui ne soit pas trop grosse ni trop mince. Une fille aux longs
cheveux soyeux et bruns est venue s'asseoir près de moi. Elle porte des
sandales, des jeans fleuris et une chemise blanche de style hindou. Elle est
très belle, la fille. Donald est là. Il parle avec une
nouvelle connaissance, un certain Conrad. C'est un Québécois qui vient de
Montréal. Il est très grand, cheveux noirs et frisés et, lui aussi, il a des
sandales aux pieds. Il n'est pas difficile de remarquer sa présence, non pas
parce qu'il mesure dans les six pieds mais parce qu'il a des clochettes
accrochées à ses sandales. Chaque fois qu'il bouge, ça fait ding-a-ling.
C'est énervant, surtout s'il bouge beaucoup. Et c'est le cas. Il gesticule à
toutes les secondes, un vrai paquet de nerfs. Je ne participe pas à leur
conversation. Conrad est trop volubile. Donald n'a que rarement la chance de
placer un mot ici et là. Mais je sais qu'il n'est pas du genre à s'en laisser
imposer par qui que ce soit. Donald, il est impossible de l'en démordre quand
il a une opinion bien arrêtée sur un sujet précis. J'aimerais posséder le
quart de l'assurance qui se dégage de sa personne. Quant à Conrad, et pour
tout dire, je n'arrive pas à symphatiser avec lui. Je ne sais pas pourquoi
mais il y a des fois, comme ça, et souvent pour aucune raison particulière,
où la tête de certaines gens ne nous revient pas. Mon attention est attirée par la
fille à mes côtés. Elle s'amuse avec une petite souris blanche aux yeux
rouges qui monte par la manche de sa chemise et qui sort la tête quand elle
arrive au collet. Elle regarde tout autour puis refait le trajet en sens
inverse. C'est mignon comme tout mais c'est la fille qui est intéressante. Nos regards se croisent. Elle a un
magnifique sourire. Intimidé, je baisse légèrement les yeux. Ma gêne vient du
fait que j'ai vu à travers sa chemise transparente la rondeur de ses seins et
le bout de ses mamelons. Pas de soutien-gorge. Groovy! J'en ai des frissons. Elle me demande si je suis
francophone. Je baragouine en répondant qu'en effet, je suis Québécois et lui
mentionne la ville d'où je viens. Étrange coïncidence, qu'elle dit, car elle
a habité Ottawa en 1966 et, pour le prouver, me nomme des noms de rues
que je connais bien. Elle me parle du Hibou, un endroit sur la rue
Sussex où se sont produits sur scène les Eric Anderson, Valdy, Buffy
Ste-Marie, Bruce Cockburn, le James Coton Blues Band et le talentueux Gordon
Lightfoot qui, déjà, imposait sa signature avec des compositions telles que
Go-Go Round et The Way I Feel. Cette jolie fille s'appelle Ann et
elle est originaire de Winnipeg. Nous passons la journée ensemble et lorsque
Craig annonce la fermeture du Georgia Straight, elle veut que je l'accompagne
au restaurant le Miss Chief. Je ne refuse pas l'invitation et pointe mon
index en direction du trottoir en face, lui disant d'attendre quelques
instants car je dois parler à un ami. Je m'enquiers à savoir ce que fait
Donald et où il compte dormir cette nuit. Il dit qu'on peut louer une chambre
de motel pour pas cher quelque part près de la rue Hasting. Ann vient nous
retrouver avec la souris sur son épaule. Donald l'examine avec curiosité des
pieds à la tête puis me jette un coup d'oeil amusé. Il a tout compris. Il
dit: — On se retrouve plus tard en soirée,
soit devant le Hudson Bay ou au White Lunch. — C'est cool, que je réponds. Ann me prend par la main et nous
marchons vers le Miss Chief. Je me sens merveilleusement bien. On dirait que
je marche au ralenti. J'aimerais que l'effet de ce bien être dure le plus
longtemps possible. Devant l'entrée du restaurant, un
hippie avec une casquette sur la tête s'accompagne à la guitare sèche et
chante d'une voix rocailleuse le Blowin' in The Wind de Bob Dylan. C'est à
s'y méprendre, on dirait le vrai Dylan en personne. Assis devant un café en attendant
notre repas, Ann et moi essayons de nous comprendre. Si j'avais appris
l'anglais à l'école, je ne serais pas là à chercher mes mots ou à fredonner
quelques airs en même temps que la musique qui joue au juke-box. «Hey, Carry Anne, what's your
game, now can anybody play?» (Hollies). Je sais maintenant
toute l'importance d'apprendre une langue seconde. Ce qui m'enrage,
cependant, c'est toujours à sens unique. Moi, le maudit frenchy, je dois
faire des efforts pour parler anglais mais l'anglophone, lui, veut rien
savoir de parler ma langue. Heureusement, ici à Vancouver ce n'est pas comme
à Ottawa, je ne rencontre pas le mépris dans le regard des autres. Ann est très populaire car plusieurs
hippies s'arrêtent à notre table pour lui parler. L'un d'eux a même eu le
culot de venir s'asseoir à ses côtés. De la façon qu'il la regardait et qu'il
lui tripotait les mains, je n'ai pu réprimer le sentiment de jalousie qui
montait en moi. D’un ton agressif, j'ai dit: —
Hey, man! We are together. So, go play with your bébelles dans ta cour! Je crois qu'il a compris une partie
de mon message. Il n'a pas insisté et nous a laissé à notre tête-à-tête. Je quittai Ann un peu plus tard en
lui donnant rendez-vous pour le jour suivant au Georgia Straight. Donald
devait m'attendre depuis un bon moment et je ne voulais pas qu'il disparaisse
dans la brume. Ce n'est que lorsque je fus arrivé
près de la rue Grandville que je me suis trouvé niaiseux d'avoir laissé Ann
toute seule. Rien ne m'empêchait de l'inviter à me suivre. Mais je n'y avais
pas pensé. Je ne sais jamais ce qui m'attend au
cours d'une journée. Il peut arriver n'importe quoi. C'est toujours
l'inconnu. Il y a, bien sûr, la routine du matin où je me rends aux toilettes
du terminus d'autobus pour me laver. Pour le reste, j'ignore ce que sera
demain. Je me laisse diriger par les événements. Il en va ainsi pour Donald. Au White Lunch, debout devant la
porte d'entrée, il y a Poncho. C'est un hippie francophone mal attriqué et un
maniaque de la vente du journal Georgia Straight. Que je le vois le jour ou
la nuit, il a toujours des exemplaires du Straight sous le bras. Dans
l'entourage, on se demande s'il lui arrive de dormir. De plus, il porte au
moins trois chemises, un vieux poncho mexicain (d'où son surnom), une paire
de jeans délavé avec de larges trous aux genoux, une dizaine de colliers
autour du cou (je ne blague pas), un nombre invraisemblable de bracelets aux
poignets et des sandales usées qu'il attache avec de la corde pour qu'elles
tiennent à ses pieds. Poncho est très maigre et s'il était
nu, on pourrait lui compter tous les os du corps. Aussi, et ça ne l'avantage
guère, il ne sent pas la rosée du matin. Tous ceux qui le connaissent se sont
demandés, à un moment ou à un autre, c'est quand la dernière fois il a pris
un bain? Un bon mot cependant, c'est que
Poncho a les drogues en horreur. Il suffit d'approcher le sujet pour qu'il se
fâche tout noir. Je pense qu'il pourrait même en venir aux coups de poing si
on insiste trop. Et puis, une qualité rare: il est honnête. — Salut Poncho. Toujours au boulot à
ce que je vois. Il marmonne vaguement quelque chose
et ajoute: — La crisse de Molly, elle est en
colère contre moi. Elle m'a fait jeter à la porte. — Q'est-ce que t'as fait? — Mais rien, voyons. Je le crois. Il est doux comme un
agneau, si on ne le provoque pas. Sauf qu'il semble vivre le syndrome du perpétuel
persécuté. Pour le taquiner, je dis: — Voyons donc, Poncho. On ne met pas
quelqu'un à la porte s'il n'a rien fait, surtout que le White Lunch est un
lieu public. N'importe qui a le droit d'y entrer. — Ben, j'voulais juste m'asseoir pour
me reposer mais Molly a dit que c'était hors de question si je ne consommais
pas. J'aurais aimé lui dire la vérité, que
s'il s'habillait autrement peut-être qu'il aurait plus de chance de se faire
accepter par les autres... Mais je ne l'ai pas fait. — Où est le problème? que je demande.
— Je n'ai pas d'argent. Je me suis mis à rire. — Heille man, ne viens pas m'dire que
t'as pas cinquante cennes pour te payer un café! Avec toutes les copies du
Straight que tu vends, tu... — Molly n'aura pas une cenne de moé,
kâlisse! Ç'tu clair, ça! —
Sois cool, man, sois cool! — D'la marde, stie! J'hausse les épaules. Il n'y a rien à
faire avec cet entêté de Poncho. Je le laisse proférer ses injures tout seul
et j'entre dans le restaurant. Justement, Molly est là, les deux
mains sur les hanches, et elle me regarde de travers. Elle m'attend au
tournant si je n'achète rien. Elle agit comme si le White Lunch lui
appartenait et mène tout le monde — même les autres employés — par le bout du
nez. Quand elle ne travaille pas de nuit, on a un plaisir fou dans le
restaurant et quand elle est présente, on se tient les fesses serrées. Molly est une vieille fille pas
commode, détestable et toujours de mauvaise humeur. Personne ne l'aime. Même
pas les clients réguliers et normaux. Personne ne l'a vu sourire une seule
fois. C'est à se demander si elle est bien dans sa peau et pourquoi elle en
veut à tout le monde. C'est sûrement une grande frustrée. Avec les jours qui passent j'ai vite
appris à ne pas provoquer Molly. Je me suis donc servi un café noir et, tête
baissée comme un chien battu, suis passé à la caisse. Je peux même sentir son
regard lourd posé sur moi. Je sais qu'elle ne me quitte pas des yeux, qu'elle
épie chacun de mes gestes. Elle pense peut-être que je suis un voleur de
bouffe. Je fais le trajet de la caisse à l'autre section en inclinant
toujours la tête, comme si j'étais concentré sur la tasse pour ne pas que le
café se renverse. À une table du fond, je vois Donald
qui me fait signe de le rejoindre. Il est en compagnie de gens et Conrad est
parmi eux. Je dis: — Où est-ce qu'on va crasher à soère?
Les types qui sont avec Donald, sauf
Conrad, se lèvent et quittent le White Lunch. Je lance: — Qu’est-ce qu’ils ont les freaks?
Ils ont peur de moi ou quoi? — Viens qu'on t'explique quelque
chose, me répond Donald sur un ton presque paternel. — Dis-moi pas que t'as enfin trouvé
un arc-en-ciel! — Niaise pas, bonhomme. — Bon, ok. Qu'est-ce qui se passe
pour que tu sois sérieux comme un pape? — On a peut-être une place pour
dormir cette nuit. Il y a cependant un inconvénient... —
C'est too much! Enwèye, crache le morceau. — Conrad m'a présenté quelqu'un qui
est assis à une autre table un peu plus loin et qui pourrait nous emmener
chez lui pour la nuit. Le problème, c'est que le gars est un tapette. Je m'apprête à rire mais Donald me
fait les gros yeux et ajoute d'une voix hésitante: — Le tapette a un oeil sur...
moi. C'est moi qu'il veut. Je voudrais rire à nouveau, non pas
de lui mais du fait qu'un homosexuel s'intéresse à sa personne. Il m'en
empêche en me pointant un doigt réprobateur et poursuit. — Le gars ne sait pas qu'on est
ensemble. Par contre, j'ai une histoire toute prête à lui conter. Tout à
l'heure, j'irai le retrouver dehors pour lui dire ce qu'il en est et lui
parler de toi. On verra par la suite s'il accepte ou pas que nous soyons deux
à venir dormir chez lui. Pour ce qui est de mon histoire, nous sommes frères
et j'ai même une fausse carte d'identité avec le prénom de John. — Ok, dis-je spontanément, et moi je
m'appelle Bob. Après avoir entendu ma réponse,
Conrad en profite pour s'éclipser. Lorsque nous sommes seuls, Donald dit que
Conrad est déjà allé avec l'homosexuel en question et que celui-ci ne l'a pas
touché une seule fois. Donald pense qu'il en sera de même pour lui. — Far out, man! que je dis. Après
tout, ce sont tes fesses qui sont en jeu, pas les miennes. Moi, j'ai rien à
perdre dans cette histoire. Mais tu ferais mieux d'être convaincant pour
qu'il te croit. Donald, la mine basse, répond: — Ouais. Puis il ajoute: — Le bonhomme dont je te parle est
celui avec la pipe, assis là-bas. Non, ne regarde pas dans sa direction,
voyons! Il est trop tard. Je jette un oeil
discret. L'homme, habillé très chic, est âgé d'environ trente ans. Il a l'air
gentil, fûme effectivement de la pipe et n'est pas à l'image que je me
faisais d'un homosexuel. Je baisse les yeux parce qu'il vient de regarder
dans notre direction. — Bon, tu l'as vu et maintenant,
qu'est-ce que tu en penses? — Il ne ressemble pas à un tapette.
Il me semble cool. Tant qu'il ne s'en prend pas à moi, ça peut aller.
J'espère que ton plan va fonctionner. — Alors on essaye. T'as pas à
t'inquiéter pour tes fesses. Quant à moi, j'trouverai bien une autre histoire
à inventer pour qu'il ne me touche pas, sinon il va avoir un sérieux problème
de beauté avec son visage. — Allright, beubé! Dis-moi, est-ce
qu'il est vacciné contre la rage ton homogénisé? — Je ne le sais pas mais à voir ses
vêtements chics, il semble avoir un bon pedigree. Tu m'attends icitte. Je
sors, discute avec lui et te fais signe de la fenêtre si la réponse est
positive... ou pas. — Ok, j'attends. |