grains 12 - accueil


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Donald s'est levé de son siège et l'autre a fait de même. Au dehors, de temps en temps, je vois l'homme qui me lance des regards, ce qui me rend mal à l'aise. J'ai l'impression qu'il m'évalue, comme si j'étais la marchandise. Je bois mon café à petites gorgées. Il est froid. Pour ne pas trop penser à ce qui s'en vient, je fredonne tout bas et à l'intention de Ann qui doit être quelque part en train de triper comme une folle: «Wouldn't you agree, baby, you and me got a groovy kind of love». C'est idiot parce que je ne pense pas être en amour avec elle. Mais, en ce moment, elle est dans mes pensées.

Enfin, Donald me fait signe de la main. Je les retrouve dehors. Nous marchons jusqu'en face d'un cinéma. On s'arrête. Le type se tourne vers moi, se présente et me serre longuement la main. Encore une fois, j'ai cette mauvaise impression qu'il m'étudie de la tête aux pieds pour savoir à qui il a affaire. Puis, il nous laisse pour aller chercher son auto qui est garée un peu plus loin. J'en profite pour questionner Donald.

— En fin de compte, ça l'air d'être cool, non?

— C'est correct! répond un Donald pas trop enthousiasmé. Tout est arrangé. Ça ne lui plaît pas tellement que nous soyons deux et il m'a prévenu que ça ne marcherait pas si on avait une envie soudaine de le voler. Tu ne connais pas la meilleure? Il n'a pas confiance en toi parce qu'il te trouve trop rocker.

— Moi, trop rocker? Franchement, il a oublié de te regarder de près ou quoi?

On rit. Donald ajoute:

— Tu veux en savoir une autre? Tu ne devineras jamais ce qu'il fait comme profession... Il est avocat, mon cher.

— Voyons donc! Ça s'peux pas!

— Ouaip! Nous avons affaire à un "avocat-tapette-à-pipe"!

On se met à rire.

Donald venait de trouver un surnom à ce type. Dans les semaines à venir tous les hippies du centre-ville allaient appeler l'homosexuel par ce surnom.

Le klaxon d'une voiture nous fait tourner la tête. Il est là au volant d'une belle Mustang flamboyante. Je dis:

— Décidément, c'est un homosexuel de haute gamme, mon chérrrrri. On réprime notre rire pour ne pas que "l'homme-femme"  constate qu'on se moque de lui.

Nous roulons pendant une bonne quinzaine de minutes. Vancouver la nuit, ce sont des lumières partout. Les rues principales sont tellement illuminées que si on lève les yeux au ciel, on ne voit ni lune ni étoiles.

Donald s'est vu offrir une cigarette, suivi du paquet au complet. Je suis assis à l'arrière et ne dis mot. Je dois faire celui qui ne comprend rien en anglais. Ce qui au fond n'est pas bien difficile.

L'appartement de l'avocat est superbe. C'est décoré et meublé dans un style ancien. Je ne suis pas bolé  pour identifier ce que je vois, mais je pense que c'est de l'époque coloniale. Il possède aussi des toiles et des sculptures qui doivent valoir énormément d'argent. Nos pieds s'enfoncent dans un impressionnant tapis posé mur à mur. A l'entrée du salon, le pendule d'une vieille horloge grand-père est le seul son qu'on entend quand on ne parle pas. Tout est méticuleusement rangé et le lieu est d'une propreté qui ferait rougir les femmes de ménage les plus coriaces.

Encore une fois, l'avocat prévient Donald pour qu'on ne fasse pas de bêtises. Selon lui, il possède beaucoup d'objets de valeur et on n'irait pas loin avec le butin si on décidait de faire les petits malins car il a de nombreux contacts. Je n'ai pas de difficulté à le croire puisqu'il est avocat.

J'ai dormi d'un sommeil de plomb sur un énorme divan de cuir blanc. Je ne sais pas ce qui s'est passé pour Donald dans la chambre d'à côté. Au matin, à mon réveil, j'ai vu l'avocat se diriger vers la salle de bain. Donald, simplement vêtu de son caleçon, est venu me dire qu'on partait tout de suite car l'homme-femme avait d'importantes causes à plaider en cour. Je me suis levé et plié avec soin la couverture. J'avais dormi tout habillé alors j'ai enfilé mes espadrilles et les ai suivi jusqu'à l'auto.

Le chemin du retour vers le centre-ville m'a semblé moins long que le trajet effectué dans la soirée d'hier. Quand on a roulé sur le pont Granville, je me suis extasié devant le magnifique panorama qui s'offrait à mes yeux. C'était la première fois que je voyais le soleil se poindre entre les montagnes rocheuses. Je ne connais pas de mots pour décrire tant de beauté. Je me suis alors demandé si les gens de Vancouver étaient conscients de posséder cette merveille qui est à leur portée.

L'avocat arrête la voiture tout près du magasin le Hudson Bay. Il cause à Donald, lui remet trois paquets de cigarettes et un billet de cinq dollars. On le remercie et on le quitte.

Tout en marchant, Donald partage ses cigarettes avec moi. Je n'ose pas le  questionner sur sa nuit.

— T'es pas curieux de savoir ce qui s'est passé? qu'il me demande.

— Pas si tu ne veux pas en parler, que je réponds en feignant l'indifférence.

— Eh bien, il ne s'est rien passé du tout. J'ai dit au tapette à pipe que je ne marchais pas à ces jeux-là. Il ne m'a pas achalé de la nuit.

Il fait une pause et ajoute:

— Tu sais, il aurait voulu nous aider à nous trouver un emploi. Mais je n'y tenais pas particulièrement.

— Hein! T'es fou de ne pas avoir accepté son offre. Pourquoi que t'as refusé?

— J'ai pensé qu'il voudrait certainement quelque chose en retour... quelque chose en nature.

— Je comprends. Et qu'est-ce qu'on fait maintenant?

— Si on allait déjeuner au White Lunch?

— Pourquoi pas à la cafétéria du Hudson Bay? C'est juste en face.

— Nah! On va se faire bummer par les hippies. Ils sentent ça quand quelqu'un a de l'argent sur lui.

Coin Granville et Georgia, Donald fait comme s'il n'avait pas de tabac et quête une fille qui donne l'impression d'avoir passé la nuit sur le trottoir. De l'autre côté de la rue, Poncho est déjà à son poste pour vendre ses copies du Georgia Straight. On lui fait signe de la main mais on ne s'arrête pas pour lui parler.

Au White Lunch, c'est le calme plat, pas de Molly en vue. C'est une jolie Chinoise au sourire ravissant qui la remplace. Notre petit déjeuner dans un cabaret et on part s'asseoir à notre table habituelle, c'est-à-dire celle du fond près des toilettes.

Donald me demande:

— Où en es-tu avec la fille avec laquelle je t'ai vu l'autre fois?

— Oh, shit à marde! que je dis en me tapant sur le front. J'ai complètement oublié que j'avais rendez-vous avec elle au Georgia Straight.

— Ce matin?

— Euh... Non, c'était la semaine passée. Enfin, je pense. Je ne sais plus.

— Ch'comprends pas. T'as laissé tomber cette jolie fille?

— Ben, je... J'ai un problème à régler avec ma conscience.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là?

— C'est Francine. N'est-ce pas lui jouer dans l'dos que de flirter quelqu'un d'autre? Est-ce que c'est loyal de...

Soudain, Donald sort de ses gonds et donne un coup de poing sur la table. Je reste figé par sa réaction.

— Hé, ho! Ici la terre, allo la lune! dit-il, en passant sa main devant mon visage. Écoute, Pierre, Francine est à Hull et nous, on est à l'autre bout du Canada. Penses-tu qu'elle va t'attendre patiemment pendant un an ou deux? Qui te dit qu'elle ne s'est pas déjà fait un aut' chum? Réveille-toé, crisse!

Je suis sur la défensive, prêt à mordre s'il le faut. Je n'aime pas me faire parler ainsi. J'ai toujours pris ça pour de la provocation quand quelqu'un me brusque. Cette fois, ce n'est pas un chum ou un étranger qui est assis en face de moi, mais un ami que j'estime et je ne sais pas comment réagir. Je suis déboussolé. Néanmoins, je n'ai pas à réfléchir longtemps pour comprendre que Donald ne cherche qu'à m'ouvrir les yeux sur une réalité plus que probable. Et moi, je suis un naïf qui doit changer ma mentalité. Mal à l'aise, je saute du coq à l'âne:

— Heille, savais-tu que dimanche prochain il y aura un open house  au Georgia Straight?

— C'est quoi ça? demande Donald.

Je lui explique ce que sont les diggers.

— ...Pour au cas où nos chemins se sépareraient d'ici là, il te faudra entrer par la porte arrière dans la ruelle. Les bureaux du Georgia Straight seront fermés pour l'occasion. Rien ne paraîtra de la rue Pender. Tu fais le tour et on s'y retrouve.

— C'est d'accord. Oh, j'allais oublier de te dire qu'hier, Conrad et moi, avons fait la connaissance d'un autre Québécois. Il se nomme Émile. Il est pas mal cool, le gars. Tous les trois avons eu l'idée de ramasser assez d'argent pour louer un appartement ou une chambre. Que penserais-tu de te joindre à nous?

Sourire fendu jusqu'aux oreilles, je dis:

— Far out, man! C'est une idée du tonnerre. Adieu le Georgia Straight, la plage et les tapettes. On pourrait avoir notre propre chez soi à nous.

— Si j'en juge par ton enthousiasme, c'est donc dire que tu acceptes?

— Si j'accepte? Le mot est faible, man. On aurait dû y avoir pensé nous-mêmes dès qu'on est arrivés à Vancouver. C'est sûr que j'embarque dans l'affaire.

La conversation se poursuit sur ce magnifique projet en perspective. Plus tard, nous quittons le restaurant pour flâner sur la rue Granville. On quête un peu tout le monde. Comme je n'ai pas encore réussi à me défaire de ma timidité, je ne m'en tiens qu'à mendier les filles. Les hommes me font peur. Qui sait s’il n’y en a pas un qui me cracherait dans la main.

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