grains 13 - accueil


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Je revois Ann le dimanche du free lunch  au Georgia Straight. C'est la surprise totale. Je ne m'y attendais vraiment pas.

Je suis assis sur le plancher à manger mon pain trempé dans la soupe aux pois quand, en levant les yeux, je la vois qui se dirige vers moi. Elle semble triste. Je pense qu'elle doit m'en vouloir de l'avoir laisser tomber et je me prépare mentalement à lui faire mes excuses les plus plates. Aussi, comment puis-je un seul instant concevoir qu'une aussi jolie fille puisse s'intéresser à ma modeste personne? Qu'est-ce que j'aurais à lui offrir? Je n'ai rien qui m'appartienne, sauf le linge que je porte...

Ann se presse tout contre moi. Je ne sais quoi dire. D'une main, je caresse ses cheveux et de l'autre, je dépose doucement le bol de soupe sur le plancher. C'est elle qui m'adresse la parole. Elle dit avoir du chagrin parce que la petite souris blanche est morte. J'essaye de faire un peu d'humour:

— Maybe that you give her too much exercice.

Elle me regarde avec de grands yeux ronds et se met soudainement à pleurer sur mon épaule. Mon idée n'était pas bonne. Tout penaud, j'ajoute:

— I'm sorry. I didn't mean to hurt you. But, you know, une souris is une souris and the world va pas devenir bading badang pour autant.

Elle demande que je traduise pour mieux me comprendre.

— Oh, it's not important, mad'moiselle Ann.

Elle passe son bras autour du mien et pose délicatement sa tête sur ma poitrine. Ses cheveux effleurent mon visage et ça me chatouille le nez. Je les repousse, me penche vers elle et l'embrasse.

Je suis probablement un imbécile ou un insensible. Ou les deux. Tout ce que je sais c'est que je ne comprends rien à sa peine. C'est vrai, quoi. Comment peut-on porter de l'affection à une souris? C'est quoi le trip de la chose? Une souris, ça n'apporte rien en retour. C'est mignon, rien de plus.

J'ai passé la journée avec Ann. On s'est baladés sans but précis. Elle m'a fait part de son désir de se rendre à San Francisco, la mecque de la contre-culture. Elle souhaiterait que je l'accompagne, que je me plairais dans le quartier de Haight Ashbury où il y a des hippies qui prêchent pour les droits civils et le pacifisme, qu'il y a des love-in  et de la musique en permanence. Je réponds qu'on n'a pas de passeports et qu'une fois qu'on est rendus là-bas, si jamais on réussit à passer aux douanes, on va coucher dehors. Alors on est devrait rester ici où, en fin de compte, on est beaucoup mieux. Elle dit que je n'ai pas à m'en faire avec les douanes, qu'elle connaît des trucs et que, à Frisco, on pourra éberger chez Jack Casady ou chez la gang à Jerry Garcia. Elle a l'air sûr d'elle. Je ne suis pas pour moi-même. Je ne vais pas laisser Donald en plan pour suivre une fille que je ne connais presque pas. Mais à bien y réfléchir, n'est-ce pas ce que Donald et moi avons fait quand nous sommes partis de Hull?  Nous avons tout laissé en plan. Et puis pourquoi pense-t-elle que cela pourrait m'intéresser? Est-ce que j'ai une tête à me promener avec une pancarte au bout des bras et à crier des slogans du genre "Freedom for the people!"? Par contre, avec la musique, elle touche là une corde sensible chez moi. Quant aux manifestations, ça n'amène rien de plus que des emmerdes. La musique, elle, ça donne un certain pouvoir. Les références sont nombreuses: les Beatles, les Rolling Stones, Bob Dylan... Je me souviens d'un spectacle des Who au Capitol à Ottawa où Pete Townshend a brisé sa guitare sur scène. Le lendemain, son geste fut perçu par les médias comme une sorte de révolte sociale. Et les Animals quand ils sont arrivés avec une heure de retard pour le show qu'ils devaient donner au Civic Center de la même ville. La foule, impatiente, a tout brisé sur son passage, allant jusqu'à mettre le feu aux chaises. Quand Eric Burdon a vu ça , il en a chié dans ses culottes et n'a jamais voulu se présenter sur la scène. Le concert fut annulé.

Quant à la contre-culture qui essaie de se faire pacifique, qui exprime son rejet de la violence dans une Amérique contemporaine, je la trouve bien hypocrite. C'est utopique de penser que notre génération réussira là où l'homme s'est cassé la gueule depuis des siècles. De la violence, il en faut parfois pour faire avancer les choses. Même le Christ a été violent, une fois dans sa vie, quand il a chassé les vendeurs du temple. Il n'y a rien qui t'attend au bout du chemin si tu ne crées par ton propre avenir. Il faut souvent te faire violence pour enfoncer les portes. En quelques semaines seulement, j'ai appris que se révolter tout seul dans son coin ne mène à rien. Je n'aurais peut-être jamais eu la force de tout quitter si je n'avais pas rencontré Donald. Et lui de même. Probablement.

La seule chose que je trouve à répondre à Ann c'est un «maybe». Dans la soirée, je lui dis que je n'ai pas d'endroit où coucher. Elle répond de ne pas m'en faire, qu'en ce moment elle héberge chez celui qui dirige le Georgia Straight et qu'elle m'emmènera volontiers à condition que je sois très discret.

Sur la rue Granville, je revois Donald qui aimerait que je vienne avec lui et Conrad à Victoria, sur l'île de Vancouver, que ça ne me coûterait que trois dollars pour défrayer mon passage sur le ferry-boat. Je réponds par la négative car cette fois je veux rester en compagnie de Ann. Donald insiste en me vantant la beauté des filles qu'ils ont rencontrées. Rien à faire. Je n'en démords pas. Je reste avec Ann. Il a semblé comprendre et me quitte en me lançant un clin d'oeil.

 «Amusez-vous bien», qu'il dit.

 

Ann et moi avons flânés toute la soirée. Une pause-café à la cafétéria du Hudson Bay et une autre au restaurant le Miss Chief sur la rue Pender et où nous avons mis une tonne de dix cents dans le juke-box pour entendre Hello Goodbye et I Am a Walrus des Beatles. Nous sommes ensuite allés chez des amis à elle pour écouter le dernier long- jeu des Rolling Stones, Their Satanic Majesties Request. Pendant qu'on entend Sympathy For the Devil, je prends la pochette entre mes mains. L'illustration est ce qu'on appelle du pop art et je ne peux m'empêcher de la comparer à celle de Sgt Pepper des Beatles. Je trouve ça agaçant, voire insultant, cette manie des Stones de toujours copier ce que font les Beatles.

Tard en soirée, nous avons marché jusqu'à la Fontaine de la rue Georgia. Sur les escaliers de l'édifice de la Cour municipale un groupe de hippies fait de la musique. Ann prend le temps de me présenter chacun d'eux mais je ne retiens qu'un prénom: Loser. C'est un grand type aux cheveux frisés, très symphatique au demeurant, et qui a une très belle voix. C'est lui qui, s'accompagnant d'une guitare acoustique, chante des chansons des Beatles. Je suis au septième ciel. Une chanson n'attend pas l'autre. Nowhere Man, I'm a Loser, Norwegian Wood, You're Gonna Lose That Girl... Je crois qu'il a un faible pour les chansons de John Lennon. On chante tous à l'unisson et dans l'air flotte une forte odeur de marijuana. La fête se poursuit jusqu'à l'apparition du panier à salade  qui s'arrête juste en face. Un policier en sort et, avec sa matraque, fait signe de nous disperser. Ce que nous faisons prestement.

Ann et moi empruntons la rue Bronson. On se rend à la maison du directeur du Georgia Straight. En chemin nous chantons en choeur une chanson des Rolling Stones: «What a drag it is getting old. Kids are different today, I hear ev'ry mother say...», sans réfléchir un seul instant à la signification des mots. Ce qui n'a pas d'importance quand on marche sur des nuages.

Nous arrivons devant une vieille maison délabrée qu'on dirait abandonnée à son sort. Aucune lumière ne filtre par les fenêtres, aucune âme qui vive à l'intérieur. De la rue, je vois un divan éventré sur la galerie et, tout autour, le gazon qui n'a pas été coupé depuis des lustres. Ann s'est sûrement trompée de maison. Pas un chat n'habiterait là.

Elle me prend par la main et nous nous dirigeons vers la cour arrière. Même dans la noirceur je peux voir et sentir qu'il y a tout au fond de la cour une pilée de bois en train de pourrir sur place.

Sans hésiter, Ann bifurque à droite et monte quelques marches d'un escalier qui craque sous son poid. C'est marrant parce qu'elle est toute mince et petite, pas l'escalier mais Ann. Elle se tourne vers moi pour m'aviser de faire attention où je mets les pieds et ouvre une porte qui grince.

L'endroit est très sombre et le plancher est encombré de toutes sortes d'objets que je ne peux identifier. Cependant, je discerne des casseroles et des assiettes sales sur un comptoir et j'en déduis que nous sommes dans une cuisine. Dans l'évier, il y a une pinte de lait dont le contenu ne doit plus être buvable. Un pas en avant et ça fait crounch sous mes espadrilles. Je ne bouge plus. Ann a un petit rire moqueur. Elle vient vers moi et le seul bruit qui résonne dans la pièce jusqu'à ce qu'elle colle son corps au mien est le crounch-crounch sous ses pieds. Curieux comme je suis, je lui demande: «What's that noise?» Elle se penche pour ramasser quelque chose sur le plancher. Nous avons marché sur des biscuits soda.

Nos yeux s'habituent peu à peu à la pénombre. Je découvre un tourne-disque sur un autre comptoir. Sur la platine il y a un long-jeu. C'est le plus récent disque des Beatles, Revolver. Je suis excité. Je veux l'entendre, je veux l'entendre, je veux... Ann dit que c'est d'accord pourvu que le volume soit au plus bas. La pièce se met alors à vibrer au son de cette merveilleuse musique. «To love her is to meet her ev'rywhere, knowing that love is to share, each one believing that love never dies, watching her eyes and hoping I'm always there». Nous avons dansé un slow collé et nos pas ont fini par émietter tous les biscuits soda sur le plancher.

Je me retrouve avec Ann à l'étage au-dessus. Pour y parvenir, nous avons dû marcher dans le noir, trébucher plusieurs fois et emprunter un escalier dont je pressentais ne pas en voir la fin. A maintes reprises j'ai voulu poser des questions mais Ann mettait son index sur ma bouche pour me signifier de garder le silence. Pourquoi faire tant de mystère? Pourquoi ne pouvait-on mettre de l'é- clairage? Pourquoi est-ce que ça sentait autant l'humidité et le moisi dans la maison?

À ma droite, il y a une fenêtre. On ne voit pas très bien à l'extérieur parce que celle-ci est trop sale. Je m'approche et constate que c'est voulu mais que ce n'est pas de la saleté, c'est-à-dire que quelqu'un a peint la vitre avec de la gouache. Néanmoins un faible rayonnement dû à la lumière des lampadaires de la rue Bronson réussit à s'infiltrer dans la pièce. Il y a un matelas simple installé sur le plancher et une commode sans tiroirs dans un coin. Tout au bout, une porte est fermée. Et toujours cette forte odeur d'humidité qui prend à la gorge.

Soudain, Ann se pend à mon cou et m'entraîne sur le matelas. Nous tombons à la renverse. Elle ne me lâche pas. On s'enlace mais je réponds plutôt timidement à ses caresses. C'est que je n'aime pas cet endroit. Ça m'influence, quoi! Alors Ann désigne le matelas du doigt et me souffle à l'oreille que c'est là que je dormirai. Je reste abasourdi.

Qu'est-ce que je dois comprendre, que nous ne dormirons pas ensemble? «Where are you going to sleep?», je lui demande. Elle pointe le doigt en direction de la porte fermée. Je fronce les sourcils. Je ne sais pas quoi penser. Elle dit que j'en saurai plus demain. Elle m'embrasse une dernière fois et se dirige vers cette fameuse porte mystérieuse, celle qui nous séparera toute la nuit.

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