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Je revois Ann le dimanche du free lunch
au Georgia Straight. C'est la surprise totale. Je ne m'y attendais vraiment
pas. Je suis assis sur le plancher à
manger mon pain trempé dans la soupe aux pois quand, en levant les yeux, je
la vois qui se dirige vers moi. Elle semble triste. Je pense qu'elle doit
m'en vouloir de l'avoir laisser tomber et je me prépare mentalement à lui
faire mes excuses les plus plates. Aussi, comment puis-je un seul instant
concevoir qu'une aussi jolie fille puisse s'intéresser à ma modeste personne?
Qu'est-ce que j'aurais à lui offrir? Je n'ai rien qui m'appartienne, sauf le
linge que je porte... Ann se presse tout contre moi. Je ne
sais quoi dire. D'une main, je caresse ses cheveux et de l'autre, je dépose
doucement le bol de soupe sur le plancher. C'est elle qui m'adresse la
parole. Elle dit avoir du chagrin parce que la petite souris blanche est
morte. J'essaye de faire un peu d'humour: —
Maybe that you give her too much exercice. Elle me regarde avec de grands yeux
ronds et se met soudainement à pleurer sur mon épaule. Mon idée n'était pas
bonne. Tout penaud, j'ajoute: — I'm
sorry. I didn't mean to hurt you. But, you know, une souris is une souris and
the world va pas devenir bading badang pour autant. Elle demande que je traduise pour
mieux me comprendre. — Oh,
it's not important, mad'moiselle Ann. Elle passe son bras autour du mien et
pose délicatement sa tête sur ma poitrine. Ses cheveux effleurent mon visage
et ça me chatouille le nez. Je les repousse, me penche vers elle et
l'embrasse. Je suis probablement un imbécile ou
un insensible. Ou les deux. Tout ce que je sais c'est que je ne comprends
rien à sa peine. C'est vrai, quoi. Comment peut-on porter de l'affection à
une souris? C'est quoi le trip de la chose? Une souris, ça n'apporte rien en
retour. C'est mignon, rien de plus. J'ai passé la journée avec Ann. On
s'est baladés sans but précis. Elle m'a fait part de son désir de se rendre à
San Francisco, la mecque de la contre-culture. Elle souhaiterait que je
l'accompagne, que je me plairais dans le quartier de Haight Ashbury où il y a
des hippies qui prêchent pour les droits civils et le pacifisme, qu'il y a
des love-in et de la musique en permanence. Je réponds qu'on n'a pas de
passeports et qu'une fois qu'on est rendus là-bas, si jamais on réussit à
passer aux douanes, on va coucher dehors. Alors on est devrait rester ici où,
en fin de compte, on est beaucoup mieux. Elle dit que je n'ai pas à m'en
faire avec les douanes, qu'elle connaît des trucs et que, à Frisco, on pourra
éberger chez Jack Casady ou chez la gang à Jerry Garcia. Elle a l'air sûr
d'elle. Je ne suis pas pour moi-même. Je ne vais pas laisser Donald en plan
pour suivre une fille que je ne connais presque pas. Mais à bien y réfléchir,
n'est-ce pas ce que Donald et moi avons fait quand nous sommes partis de
Hull? Nous avons tout laissé en plan. Et puis pourquoi pense-t-elle que
cela pourrait m'intéresser? Est-ce que j'ai une tête à me promener avec une
pancarte au bout des bras et à crier des slogans du genre "Freedom for the
people!"? Par contre, avec la musique, elle touche là une corde sensible
chez moi. Quant aux manifestations, ça n'amène rien de plus que des emmerdes.
La musique, elle, ça donne un certain pouvoir. Les références sont
nombreuses: les Beatles, les Rolling Stones, Bob Dylan... Je me souviens d'un
spectacle des Who au Capitol à Ottawa où Pete Townshend a brisé sa guitare
sur scène. Le lendemain, son geste fut perçu par les médias comme une sorte
de révolte sociale. Et les Animals quand ils sont arrivés avec une heure de
retard pour le show qu'ils devaient donner au Civic Center de la même ville.
La foule, impatiente, a tout brisé sur son passage, allant jusqu'à mettre le
feu aux chaises. Quand Eric Burdon a vu ça , il en a chié dans ses culottes
et n'a jamais voulu se présenter sur la scène. Le concert fut annulé. Quant à la contre-culture qui essaie
de se faire pacifique, qui exprime son rejet de la violence dans une Amérique
contemporaine, je la trouve bien hypocrite. C'est utopique de penser que
notre génération réussira là où l'homme s'est cassé la gueule depuis des
siècles. De la violence, il en faut parfois pour faire avancer les choses.
Même le Christ a été violent, une fois dans sa vie, quand il a chassé les
vendeurs du temple. Il n'y a rien qui t'attend au bout du chemin si tu ne
crées par ton propre avenir. Il faut souvent te faire violence pour enfoncer
les portes. En quelques semaines seulement, j'ai appris que se révolter tout
seul dans son coin ne mène à rien. Je n'aurais peut-être jamais eu la force
de tout quitter si je n'avais pas rencontré Donald. Et lui de même.
Probablement. La seule chose que je trouve à
répondre à Ann c'est un «maybe». Dans la soirée, je lui dis que je n'ai pas
d'endroit où coucher. Elle répond de ne pas m'en faire, qu'en ce moment elle
héberge chez celui qui dirige le Georgia Straight et qu'elle m'emmènera
volontiers à condition que je sois très discret. Sur la rue Granville, je revois
Donald qui aimerait que je vienne avec lui et Conrad à Victoria, sur l'île de
Vancouver, que ça ne me coûterait que trois dollars pour défrayer mon passage
sur le ferry-boat. Je réponds par la négative car cette fois je veux rester
en compagnie de Ann. Donald insiste en me vantant la beauté des filles qu'ils
ont rencontrées. Rien à faire. Je n'en démords pas. Je reste avec Ann. Il a
semblé comprendre et me quitte en me lançant un clin d'oeil. «Amusez-vous bien», qu'il dit. Tard en soirée, nous avons marché
jusqu'à la Fontaine de la rue Georgia. Sur les escaliers de l'édifice de la
Cour municipale un groupe de hippies fait de la musique. Ann prend le temps
de me présenter chacun d'eux mais je ne retiens qu'un prénom: Loser. C'est un
grand type aux cheveux frisés, très symphatique au demeurant, et qui a une
très belle voix. C'est lui qui, s'accompagnant d'une guitare acoustique,
chante des chansons des Beatles. Je suis au septième ciel. Une chanson
n'attend pas l'autre. Nowhere Man, I'm a Loser, Norwegian Wood, You're Gonna Lose That
Girl... Je crois qu'il a un faible pour les chansons de John
Lennon. On chante tous à l'unisson et dans l'air flotte une forte odeur de
marijuana. La fête se poursuit jusqu'à l'apparition du panier à salade
qui s'arrête juste en face. Un policier en sort et, avec sa matraque, fait
signe de nous disperser. Ce que nous faisons prestement. Ann et moi empruntons la rue Bronson.
On se rend à la maison du directeur du Georgia Straight. En chemin nous
chantons en choeur une chanson des Rolling Stones: «What a drag it is getting
old. Kids are different today, I hear ev'ry mother say...», sans réfléchir un
seul instant à la signification des mots. Ce qui n'a pas d'importance quand
on marche sur des nuages. Nous arrivons devant une vieille
maison délabrée qu'on dirait abandonnée à son sort. Aucune lumière ne filtre
par les fenêtres, aucune âme qui vive à l'intérieur. De la rue, je vois un
divan éventré sur la galerie et, tout autour, le gazon qui n'a pas été coupé
depuis des lustres. Ann s'est sûrement trompée de maison. Pas un chat
n'habiterait là. Elle me prend par la main et nous
nous dirigeons vers la cour arrière. Même dans la noirceur je peux voir et
sentir qu'il y a tout au fond de la cour une pilée de bois en train de
pourrir sur place. Sans hésiter, Ann bifurque à droite
et monte quelques marches d'un escalier qui craque sous son poid. C'est
marrant parce qu'elle est toute mince et petite, pas l'escalier mais Ann.
Elle se tourne vers moi pour m'aviser de faire attention où je mets les pieds
et ouvre une porte qui grince. L'endroit est très sombre et le
plancher est encombré de toutes sortes d'objets que je ne peux identifier.
Cependant, je discerne des casseroles et des assiettes sales sur un comptoir
et j'en déduis que nous sommes dans une cuisine. Dans l'évier, il y a une
pinte de lait dont le contenu ne doit plus être buvable. Un pas en avant et
ça fait crounch sous mes espadrilles. Je ne bouge plus. Ann a un petit rire
moqueur. Elle vient vers moi et le seul bruit qui résonne dans la pièce
jusqu'à ce qu'elle colle son corps au mien est le crounch-crounch sous ses
pieds. Curieux comme je suis, je lui demande: «What's that noise?» Elle se
penche pour ramasser quelque chose sur le plancher. Nous avons marché sur des
biscuits soda. Nos yeux s'habituent peu à peu à la
pénombre. Je découvre un tourne-disque sur un autre comptoir. Sur la platine
il y a un long-jeu. C'est le plus récent disque des Beatles, Revolver. Je
suis excité. Je veux l'entendre, je veux l'entendre, je veux... Ann dit que
c'est d'accord pourvu que le volume soit au plus bas. La pièce se met alors à
vibrer au son de cette merveilleuse musique. «To love her is to meet her ev'rywhere,
knowing that love is to share, each one believing that love never dies,
watching her eyes and hoping I'm always there». Nous avons dansé un slow collé et nos pas ont fini par émietter
tous les biscuits soda sur le plancher. Je me retrouve avec Ann à l'étage
au-dessus. Pour y parvenir, nous avons dû marcher dans le noir, trébucher
plusieurs fois et emprunter un escalier dont je pressentais ne pas en voir la
fin. A maintes reprises j'ai voulu poser des questions mais Ann mettait son
index sur ma bouche pour me signifier de garder le silence. Pourquoi faire
tant de mystère? Pourquoi ne pouvait-on mettre de l'é- clairage? Pourquoi
est-ce que ça sentait autant l'humidité et le moisi dans la maison? À ma droite, il y a une fenêtre. On
ne voit pas très bien à l'extérieur parce que celle-ci est trop sale. Je
m'approche et constate que c'est voulu mais que ce n'est pas de la saleté,
c'est-à-dire que quelqu'un a peint la vitre avec de la gouache. Néanmoins un
faible rayonnement dû à la lumière des lampadaires de la rue Bronson réussit
à s'infiltrer dans la pièce. Il y a un matelas simple installé sur le
plancher et une commode sans tiroirs dans un coin. Tout au bout, une porte
est fermée. Et toujours cette forte odeur d'humidité qui prend à la gorge. Soudain, Ann se pend à mon cou et
m'entraîne sur le matelas. Nous tombons à la renverse. Elle ne me lâche pas.
On s'enlace mais je réponds plutôt timidement à ses caresses. C'est que je
n'aime pas cet endroit. Ça m'influence, quoi! Alors Ann désigne le matelas du
doigt et me souffle à l'oreille que c'est là que je dormirai. Je reste
abasourdi. Qu'est-ce que je dois comprendre, que
nous ne dormirons pas ensemble? «Where are you going to sleep?», je lui demande. Elle pointe le doigt en direction de la porte fermée. Je fronce
les sourcils. Je ne sais pas quoi penser. Elle dit que j'en saurai plus
demain. Elle m'embrasse une dernière fois et se dirige vers cette fameuse
porte mystérieuse, celle qui nous séparera toute la nuit. |