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Me voici tout fin seul dans le silence
et la noirceur, installé sur un matelas qui doit en avoir vu d'autres. Il
n'est pas question de me déshabiller ni d'enlever mes espadrilles. Je ne
tiens pas à ce que des bibittes viennent me chatouiller le bout des orteils.
Je me fais un oreiller avec ma veste Davy Crockett. C'est déjà mieux ainsi
mais je n'arrive pas à trouver le sommeil. Mes pensées voguent
continuellement vers Ann ...et cette porte secrète. Qu'y a-t-il de l'autre
côté? Un homme? Alors je dois reformuler ma question. Qui est-il de l'autre
côté et que fait-elle avec lui? Décidément, la jalousie me joue des tours. Et
si je suis jaloux, est-ce parce que je suis en amour? Ça y est, il ne manquait plus que ça!
J'ai une envie de pisser. Les toilettes sont-elles au delà de cette porte
fermée ou tout en bas, au premier plancher? Suis-je assez fou pour
entreprendre la descente des escaliers dans la noirceur totale et risquer de
m'y casser le cou? Une idée me traverse l'esprit. Comme
l'odeur d'humidité est très forte dans la maison, personne ne s'apercevra de
rien si je pisse sur le mur le long des premières marches de l'escalier. Je
m'exécute et je ris en silence en pensant au fait que, comme un chien, je
marque mon territoire. Je retourne au matelat et m'endors. Le matin arrivé, j'ouvre un oeil et
puis l'autre. Aucun bruit ne filtre de l'autre côté de la porte. Je me lève
et cherche du regard l'endroit où la veille j'ai uriné. C'est tellement sale
que je ne vois aucune trace. Je prends ma veste et descends les escaliers.
Dans la première pièce, au rez-de-chaussée, il y a de vieux meubles et un
divan légèrement en meilleure condition que celui à l'extérieur sur le
balcon. La saleté qui règne partout est encore plus effrayante à voir en
plein jour. C'est à se demander comment des gens font pour vivre dans un
environnement aussi insalubre. C'est impensable et pourtant, je n'ai pas la
berlue, cette maison est habitée. Plus loin, près de la cuisine, il y a deux
portes fermées et cadenassées. Que cherche-t-on à cacher? “Il faut que je
sorte d'ici”, que je me dis. Je me retrouve sur la petite galerie
arrière. L'air est frais et ça fait du bien de respirer à fond. Mais j'en ai
le souffle coupé quand je vois autour de moi une dizaine de gros sacs de
vidange défoncés et d'où volent une multitude de mouches folles. Des canettes
et des bouteilles de bière vides jonchent le plancher dont les planches sont
pourries à maints endroits. C'est un miracle que la galerie tienne encore en
place. Au fond de la cour, juste à côté d'une pilée de bois, une vieille auto
au pare-brise cassé gît là comme dans un dépotoir. Pas drôle de finir sa vie
ainsi. J'entends un bruit de pas derrière
moi. Je me retourne. C'est Ann. Elle presse son corps contre le mien, me
lance un “Good morning” à l'oreille et me fait une bise sur la joue.
J'emprunte alors les paroles d'une chanson pour lui dire: “What a weird
house you have, my lil' red riding hood!” Elle me sourit et ce sourire
devient un petit rire enchanteur et plein de mystère. Je n'en saurai pas plus.
Elle m'invite à la suivre dans la
cuisine. Je m'occupe du tourne-disque pendant qu'elle s'affaire à mettre des
tranches de pain dans un grille-pain. Dans l'air résonne la chanson Good Day
Sunshine des Beatles. Ann me tend une tartine aux fraises et je mange avec
appétit. Plus rien ne compte et j'en oublie les mille et une questions qui me
turlupinaient l'esprit. Quelques instants plus tard, nous
quittons ces lieux sinistres et marchons en direction de la rue Granville.
Elle quête de l'argent à des passants et on achète des fruits chez un
marchand Chinois. Lorsque nous arrivons sur la rue Georgia, en face du
Vancouver Hotel, elle laisse entendre qu'elle a des choses importantes à
faire et qu'on doit se séparer. Je fais le gars surpris, juste pour qu'elle
m'explique ce qu'il en est. Rien à faire. Décidément, je suis tombé sur une
fille bizarre. On se sépare. Je suis au coin de la
rue et me retourne. Je la vois qui reste plantée là debout près de la porte
d'entrée de l'hôtel. On dirait qu'elle attend. Elle attend quoi, elle attend
qui? J'hausse les épaules et marche d'un pas rapide vers la Fontaine. Il est tard dans l'après-midi quand
je revois Donald et Conrad qui sont de retour de leur trip à l'île Victoria.
Deux filles les accompagnent, Moe et Françoise. Donald me prend à l'écart et me
propose qu'on loue une chambre d'hôtel pour la nuit qui vient. Rien de trop
cher, juste ce qu'il faut pour ne pas passer la nuit dehors. Je dois bummer
trois dollars pour payer ma part et celle de Ann, en espérant qu'elle soit d'accord
pour m'accompagner. Ce serait notre première nuit ensemble... dans un même
lit. En fait, ce serait ma première nuit avec une fille dans un même lit. J'ai passé une bonne partie de la
journée à quêter de gauche à droite. Les hommes avec les cheveux coupés en
brosse sont à éviter. De même ceux qui sont trop bien habillés. Je l'ai
appris à mes dépens. Je suis tombé sur un type du genre porte d'armoires qui
voulait me foutre son poing sur la gueule. Il m'a pris par un bras, mis sa
main sur mon cou comme s'il voulait m'étouffer et m'a poussé très fort contre
la porte d'entrée d'un immeuble en me tenant fermement à la gorge pendant
quelques secondes. Il a alors brandi un gros poing devant mes yeux tout en me
traitant de fucking dirty hippy. Je n'avais pas d'autre choix que de me
taire, même si j'avais envie de lui dire “Un peu de civisme, tout de même!”
et j'aurais sûrement mangé ma "claque" si j'avais répliqué “Peace
and love and... fuck you, man!” L'hôtel est en fait une bâtiment sans
âge et un peu délabré sur les bords. La réceptionniste est une grosse femme
laide dont l'haleine empeste l'alcool à quelques pieds de distance. Elle nous
loue une chambre pour neuf dollars la nuit. Nous sommes six personnes dans une
pièce rectangulaire et pas très grande. Le mobilier est réduit à son strict
minimum: une petite commode en bois verni, une chaise d'un vert malade et de
deux lits simples. Quant à la décoration des murs, elle n'a sûrement pas
demandé un gros investissement de la part du propriétaire. Une tapisserie aux
motifs fleuris et de mauvais goût est décollée dans tous les coins de la
pièce. Près de la porte, deux images encadrées représentent le Christ qui
tient un coeur dégoulinant de sang dans les mains. C'est pas très rigolo pour
ceux et celles qui veulent passer une nuit romantique. Mais il semblerait que
je sois seul à m'arrêter à ce genre de détail... futile. Conrad apporte une caisse de bière,
Françoise sort des chandelles de sa sacoche, Donald prend un matelas et le
dépose sur le plancher après avoir mis la commode en plein milieu de la
chambre. Je verrouille la porte qui ferme mal. Par la fente, on voit la lumière
de l'ampoule électrique du corridor qui cherche un passage pour s'infiltrer à
l'intérieur. Enfin, Moe n'y va pas par quatre chemins et enlève son
chemisier. Son soutien-gorge noir retient mon attention un instant. Ann s'est
assise en position indienne sur l'autre lit près de la fenêtre qui donne sur
un mur de brique. Elle ne dit mot. On dirait qu'elle est ailleurs, quelque
part dans son monde intérieur. Conrad décapsule des bouteilles de
bière, Françoise allume des bougies, Donald fait signe à Moe de le rejoindre
sur le matelas et je m'asseois à côté de Ann qui met sa main là où je m'y
attends le moins. J'ai dû devenir tout rouge mais comme il fait sombre ça ne
se voit pas. Ouf! Donald s'exprime en français. Ce qui
choque Moe qui tient mordicus à ce que nous parlions uniquement en anglais.
Françoise roule un joint de marijuana, en fume et le passe à Conrad qui le
passe à Moe qui le passe à... Ann et moi faisons quelque peu bande
à part. Nous sommes silencieux mais pas inactifs. Donald s'en rend compte et
suggère que nous dormions, tout en sachant bien que ce ne sera pas le cas. L'une après l'autre, les bougies sont
éteintes. C'est le noir total. J'entends quelques rires nerveux, surtout les
miens, et le froissement des vêtements qu'on enlève. Je n'ai jamais fait l'amour et je
pense que Ann s'en est aperçue à ma façon de me dévêtir timidement... sous
les couvertures. Elle n'a pas ri. Ses gestes me font croire que pour elle ce
n'est pas la première fois. Elle dirige, m'initie. Je me laisse faire. J'y prends
un plaisir fou. Mais je suis tout de même intimididé par la présence des
autres à proximité et je n'ose pas hurler à la lune. Plus tard, j'ai entendu Donald
chuchotter et le bruit que fait une allumette quand on la frotte sur la
partie rugueuse du carton. Et voilà que Conrad perd patience avec Françoise
pour je ne sais quoi. Soudain, on entend le bruit que fait
une clé qu'on essaie d'introduire dans la serrure de la porte. En deux temps
deux mouvements je me retrouve debout, le caleçon d'une main et le dos appuyé
contre la porte pour empêcher l'intrus d'entrer. De l'autre côté, la grosse
femme laide vocifère des injures de toutes sortes et dit des choses que je ne
comprends pas. Elle doit être saoule. En tout cas, elle semble au bord de
l'hystérie comme s'il y avait le feu dans la cabane. Pendant ce temps, Donald et compagnie
se sont rhabillés en vitesse. Il vient prendre la relève pour que je puisse
enfiler mes vêtements. Il parle à la femme. —
What's wrong with you? We pay for the fucking room, so leave us alone. La femme répond qu'il n'était pas
question que nous soyons avec des filles et elle veut que nous quittions la
chambre sur le champ. D'une main Donald appuie sur le
commutateur et une ampoule électrique suspendue par un long fil au plafond éclaire
la pièce et nous aveugle pendant un instant. Je vois Françoise recroquevillée
sur le lit, le regard effrayé. Elle pense faire un bad trip. Moe, assise sur
le matelas, la poitrine dénudée, reste indifférente à ce qui se passe. Elle a
même un sourire aux lèvres. Ann, quant à elle, est debout près de la fenêtre
et observe, impassible, le mur de brique d'en face. Elle doit halluciner ou
quelque chose comme ça. Quant à Conrad, il rit comme un cinglé. Je présume
que notre affolement doit l'amuser au plus haut point. Donald ouvre la porte de quelques
pouces et questionne encore la grosse femme laide qui, entre temps, s'est un
peu calmée les nerfs. Cette fois-ci, elle répond d'une voix mielleuse: — I'm
looking for someone.
(Je cherche quelqu'un). Donald réplique du tac au tac et
d'une voix ferme: — There's
nobody here. (Il
n'y a personne ici). C'est le fou-rire général dans la
chambre. La grosse femme laide, vexée, tourne les talons et s'éloigne en
rageant. Donald referme la porte, verrouille à
nouveau et pose la chaise en travers pour qu'on ne nous dérange plus. La nuit
s'est poursuivie sans que d'autres pépins ne surviennent et je ne suis plus
tout à fait un ignare en ce qui a trait au corps nu d'une fille. Nous quittons l'hôtel en avant-midi.
Donald remet les clés à la direction en jetant un regard froid à la grosse
femme laide qui se sent toute penaude. Nous sommes tous allés prendre un
petit déjeuner au White Lunch en face du magasin Eaton. Far out! |