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Dans les jours qui suivirent, j'ai perdu
de vue Donald. Ann m'a invité à un endroit qu'elle
appelle The Mountain. C'est Loser, lequel ressemble à s'y méprendre au David
Crosby des Byrds, qui sera notre guide. Il paraît qu'à la montagne il y a une
immense maison construite en bois rond par des hippies qui y vivent en
communauté. D'après Ann, je vais m'y sentir tellement bien qu'il est probable
que je ne veuille plus revenir à Vancouver. Ça reste à voir. Si j'ai bien compris les bribes du
dialogue entre Loser et Ann, celle-ci est dans l'obligation de quitter la
ville pour quelques temps, histoire de se faire oublier, une semaine tout au
plus. Je ne sais pas pourquoi. Sur ce point, elle a été muette comme une
carpe. Dans l'autobus qu'on prend sur la rue
Georgia pour nous rendre dans la partie nord de Vancouver, Loser parle de ce
qui nous attend. Il décrit le trajet, dit qu'on descendra juste avant notre
arrivée près d'un petit village et qu'on devra marcher quelques milles dans
la forêt avant d'atteindre la montagne. On a donc intérêt à le suivre de près
pour ne pas se perdre dans la nature. Il dit aussi que chaque personne qui
vit là-bas a un travail à accomplir et qu'il n'y a pas de place pour les
fainéants. Les règles y sont très strictes car c'est une question de survie
pour la communauté. Là-bas, on n'accepte pas non plus les échanges entre
couples, le langage grossier et les drogues dures. L'autobus a traversé le parc Stanley
de bord en bord, a franchi un pont gigantesque qui fait penser à celui du
Golden Gate de San Francisco, puis il a roulé sur une route de campagne le
long de l'océan. Nous avons ensuite pris un autre autobus pour nous enfoncer
encore plus avant dans la campagne. Quand nous en sommes descendus, nous
étions au milieu de nulle part sur un petit chemin de terre. Au loin, j'ai
aperçu les bâtiments d'une ferme et des vaches qui broutent dans un champ.
C'est lorsque j'ai levé les yeux vers ma gauche que je l'ai vu, elle, la
montagne, énorme et avec tout plein de belles couleurs. Loser avait dit vrai. Nous avons
longtemps marché dans le bois. Je ne sais pas comment il faisait pour s'y
retrouver car ce n'est que bien plus tard que je me suis aperçu que nous
marchions sur un sentier qui s'élargissait au fur et à mesure que nous
avançions. Puis j'ai entendu le bruit d'un ruisseau qui coule et j'ai vu... Le ruisseau vient du haut de la
montagne — enfin, je pense — et descend jusque dans la vallée. Au bas de
cette vallée, sous de gigantesques arbres, une magnifique et immense maison
en bois rond s'offre à notre vue. Des enfants viennent à notre rencontre en
courant et criant le prénom de Loser. Une petite fille au regard rieur
s'accroche à la jambe de son pantalon et le supplie de lui chanter une
chanson. Les enfants rient et s'amusent à tourner autour de nous. Un garçon
d'environ six ans prend ma main dans la sienne et demande comment je
m'appelle. Il ne me quitte pas des yeux. Nous sommes probablement une
attraction pour eux. Il ne doit pas venir souvent des étrangers ici. Des gens sortent sur la galerie de la
maison. Ils sont six jeunes adultes à sourire et à nous envoyer la main en
guise de bienvenu. Le petit groupe nous accueille à bras ouverts. A chacun
leur tour, les filles et les gars nous embrassent sur les joues en
s'identifiant par leur prénom respectif. Les tappes amicales sur les épaules
pleuvent. Je suis ému par cet accueil chaleureux. Je regarde Ann et elle
semble à l'aise dans cet environnement. Elle parle à tout le monde comme si
elle les connaissait depuis des années. Loser jette un coup d'oeil dans ma
direction et sourit. Ça lui fait visiblement plaisir de voir que je suis
aussi ému. On dirait que ses yeux me disent: «Tu ne t'attendais pas à ça,
hein!» Ann me prend par le bras et j'entre
avec elle dans la maison. Il y a là un homme barbu, plus âgé que les autres,
qui se lève d'une chaise, s'approche et me serre vigoureusement la main. Il
me présente à sa jolie femme qui m'a l'air de sortir tout droit d'un tableau
du peintre Dante Gabriel Rossetti. Elle a le regard bleu incandescent et le
sourire généreux. Elle irradie de bonheur. Par leurs commentaires à Ann j'en
déduis que ce sont les propriétaires. Mon travail, dans l’avant-midi,
consiste à couper du bois avec une égoïne. C'est dur, c'est parfois chiant,
mais c'est tellement valorisant. On a le sentiment de se rendre utile à
quelque chose. Les buches sont ensuite ramassées par quelqu'un d'autre qui
les fendillent avec une hache. Puis ce sont les enfants qui empilent tout ce
bois dans une grande remise juste à côté de la maison. Tous les jours, deux jeunes hommes
partent à la chasse ou à la pêche et ramènent du gibier ou du poisson pour le
souper. Les femmes, elles, s'occupent à la cuisine. Ann fabrique des
chandelles. Elle fait fondre de la cire dans un chaudron sur le poêle à bois.
Puis elle prend des récipients, ajoute des mèches et suspend les objets
dehors sur la galerie. Quand la cire est fondue, elle verse le liquide dans
les récipients. Il n'y a plus qu'à attendre que ça refroidisse. J'ai vu le
barbu à une machine à coudre en train de confectionner des vêtements pour les
enfants. Ça me fait bizarre de voir un homme faire ce travail. Mes
après-midis sont libres. J'en profite pour m'évader dans le bois, pas trop loin
de la maison cependant, où je peux m'asseoir sous un arbre et penser à tout
cela. J'aimerais bien vivre le restant de
ma vie ici où l'air n'est pas le même qu'à la ville, et où chaque matin il
faut aller puiser de l'eau au ruisseau, et où... Que ce serait chouette de
vivre entouré d'animaux... mais pas d'humains. C'est égoïste, je sais. J'ai
appris qu'il y a une limite qu'il ne faut pas franchir dans ses rapports avec
les gens et que si on transgresse cette règle, on devient vite agressif et
impatient. Au fond, je parle surtout de moi. Si je vivais seul, je ne ferais
de mal à personne et ne connaîtrais pas la colère, la haine, les
frustrations, les injustices, les tapes sur la gueule, les mensonges des
adultes, le mercantilisme de bas étage. Mais quand on veut son indépendance
il faut en accepter les conséquences et je ne suis pas prêt de tout quitter à
nouveau pour recommencer à zéro. Il vaut mieux profiter de la vie, vivre le
temps présent, puisqu'on ne vit qu'une fois. C'est Fontenelle, je crois, qui
avait dit ou écrit: «A quoi bon prendre la vie au sérieux? De toute manière,
personne n'en est jamais sorti vivant.» Dans le petit calepin qu'une des
femmes m'a gentiment donné, je griffonne: Les gens savent pourquoi ils meurent
mais ne savent pas pourquoi ils vivent. A chaque soir de la semaine, tout le
monde se réunit autour du poêle à bois. Loser prend une guitare, un autre
type joue des bongos et nous fredonnons des airs que je ne connaissais pas
jusqu'alors: Where Have All The Flowers Gone, Stewball, San Francisco Bay
Blues, Love Potion Number 9. Et nous dormons, Ann et moi, dans un grand sac
de couchage près du même poêle. Quand on fait l’amour, c’est en silence pour
ne réveiller personne. Ann, justement, m'a renouvellé son
offre pour que je l'accompagne à Frisco. Elle y tient mordicus. J'ai essayé
de lui expliquer que je n'avais pas de passeport et que je ne connaissais
personne là-bas. Je n'ai pas pu lui faire entendre raison. Elle a de nouveau
misé sur les sentiments que j'éprouve à l'égard du monde des arts en me
disant qu'elle y connaît toute la faune de la scène undergroung. Elle m'a
parlé d'une amie qui se produit au Fillmore East en ce moment et qui est en
voie de devenir aussi populaire que Jim Morrison des Doors, une certaine
Janis, qui habite pas très loin de Robert Crumb dans le secteur de Haight
Ashbury. Ann dit que je pourrais faire sa connaissance... si je
l'accompagnais, bien sûr. Elle a beau me nommer plein de noms de
musiciens qui me sont inconnus, peut-être pour m'impressionner, me dire que
sa Janis appelle les gens qu'elle affectionne par le sobriquet de “pearl”,
que ça n'a pas marché. J'ai tenu mon bout de la ficelle parce que, tête dure
que je suis, j'en ai rien à branler de sa Janis. Toute chose à une fin et, la semaine
terminée, un gars est venu nous reconduire jusqu'à la petite route de
gravelle. Ann et moi avons fait de l'auto-stop jusqu'au prochain arrêt
d'autobus. Nous sommes heureux et malheureux. Malheureux de quitter cet
endroit enchanteur et heureux de revoir nos amis du centre-ville. Nous nous séparés à notre retour à
Vancouver. Un p'tit bec sur la joue et, sans un mot, elle est partie,
disparue avec la brume du matin. Dans la semaine, Donald et moi
trouvons un travail par l'intermédiaire de la City Mission. Rien de très
spectaculaire comme emploi mais c'est l'argent qui compte, n'est-ce pas! Nous
nettoyons les fenêtres et les murs d'un édifice de la rue Pender, juste
en face du petit parc qui donne sur la rue Hasting. On s'est faits douze
dollars chacun pour tout un après-midi à laver et à frotter. Evidemment, comme nous mêmes sommes
des instables , on a encore une fois foutu un projet en l'air. Personne n'a
soufflé mot au sujet d'un appartement en vue. Dans la soirée, je revois Ann. Je ne
sais pas si c'est parce que je suis plein aux as avec mes douze dollars en
poche mais elle a suivi. Nous sommes avec Donald, Conrad, Moe et Françoise.
Nous avons acheté une caisse de bière et, d'après une suggestion de Ann,
avons loué une chambre d'hôtel sur la rue Georgia. Comme pour la première fois, c'est
Conrad qui s'occupe de la location. Il peut facilement passer pour une
personne de vingt ans. Nous, nous l'attendons à l'extérieur. Il vient nous
rejoindre un peu plus tard avec la clé dans les mains. C'est réussi. On
entre. Ça ne fait pas quinze minutes que
nous sommes installés dans la chambre, à siroter notre bière et à écouter de
la musique à la radio, que Ann s'éclipse pour se rendre aux toilettes. Rien
d'anormal à cela si ce n'est que je commence à me méfier de son comportement.
Je deviens paranoïaque. Puis elle revient et la fête se poursuit. Dix minutes plus tard, elle me quitte
encore. Sans dire un mot. Je ne sais pour quelle raison mais je décide de la
suivre. Dans le corridor de l'hôtel, je me tiens à une bonne distance et je
longe les murs. Je la vois qui marche jusqu'à la porte d'une autre chambre.
La surprise est tellement grande que je n'ose plus faire un pas en avant. Ann
frappe à la porte et entre en refermant derrière elle. Que dois-je penser?
C'est la curiosité qui l'emporte et je m'avance jusqu'aux toilettes des
hommes d'où j'ai une très bonne vue sur l'ensemble du corridor. Je reste dans
l'embrasure de la porte et, patiemment, je fais le guet. Les minutes passent et toujours pas
de Ann à l'horizon. Je suis là à me morfondre, à me poser des questions et ne
sachant quoi faire. J'attends encore un peu, puis j'avance vers la porte
fermée. Je tends l'oreille. Rien. Aucun bruit. Je prends mon courage à deux
mains et je frappe. Rien. Je frappe à nouveau. Un homme au torse nu
entr'ouvre la porte. Je demande pour parler à Ann et il me répond qu'il ne
connaît personne de ce prénom. Je dis qu'il ment parce qu'un moment plus tôt
je l'ai vu entrer dans cette chambre. Il redresse les épaules et prend un air
arrogant: “She's here and she will not come out.” Et il me claque la porte au
nez. Je reviens à la chambre et raconte à
Donald ce qui m'arrive. Conrad et les deux filles rient. Donald dit de ne pas
m'en faire. Ils ne comprennent pas. Ils ont trop de bière dans le corps. — Ché m'en fa' fair' un four pis
quand j'fa' ref'nir, j'fa' afoère une belle furprise pour tout l'monde. Amen
et que vos culottes soient pleines jusqu'à la fin d'semaine... Personne ne dit rien. On m'ignore
complètement. Je sors la tête haute pour me donner un peu de prestance. Mais
ça ne fonctionne pas longtemps. J'ai l'impression de me sentir seul,
abandonné, isolé. Dehors, je ne peux dire s'il fait froid ou s'il fait chaud.
Je ne sens rien. Si je ne sens rien c'est que je dois alors me sentir bien.
Est-ce que c'est le monde qui marche de travers ou si c'est moi? Il me semble
qu'il y a beaucoup de jumeaux sur le trottoir. Je me rends au magasin du Hudson Bay.
J'entre par l'accès au sous-sol. Je vise la boîte qui contient des sacs pour
magasiner. J'en prends un et l'ouvre. Une vieille femme me regarde de
travers. Je m'empresse de faire semblant de mettre dix cents dans la fente de
la boîte et descends les escaliers. Je traverse de part en part la section de
lingerie pour dames et me dirige vers celle des hommes. J'examine le matériel
et prends quatre chemises à pois et à fleurs que je fourre dans le sac et,
sans jeter un coup d'oeil ni gauche ni à droite, je marche rapidement vers la
sortie. Ni vu ni connu. J'arrive à la chambre d'hôtel et vide
le contenu du sac sur le lit. Ils sont tous éberlués et je suis content de ma
performance. Donald revient de sa surprise et demande: — Mais qu'est-ce que t'as fait là? Je réponds simplement: — C'est une pinotte! Attendez de voir
la suite. Sans attendre leur réaction, je sors
à nouveau, direction le Hudson Bay. Sauf que cette fois je ne suis pas
revenu à chambre. Je me suis fait prendre la main dans le sac. |