grains 15 - accueil


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Dans les jours qui suivirent, j'ai perdu de vue Donald.

Ann m'a invité à un endroit qu'elle appelle The Mountain. C'est Loser, lequel ressemble à s'y méprendre au David Crosby des Byrds, qui sera notre guide.

Il paraît qu'à la montagne il y a une immense maison construite en bois rond par des hippies qui y vivent en communauté. D'après Ann, je vais m'y sentir tellement bien qu'il est probable que je ne veuille plus revenir à Vancouver. Ça reste à voir.

Si j'ai bien compris les bribes du dialogue entre Loser et Ann, celle-ci est dans l'obligation de quitter la ville pour quelques temps, histoire de se faire oublier, une semaine tout au plus. Je ne sais pas pourquoi. Sur ce point, elle a été muette comme une carpe.

Dans l'autobus qu'on prend sur la rue Georgia pour nous rendre dans la partie nord de Vancouver, Loser parle de ce qui nous attend. Il décrit le trajet, dit qu'on descendra juste avant notre arrivée près d'un petit village et qu'on devra marcher quelques milles dans la forêt avant d'atteindre la montagne. On a donc intérêt à le suivre de près pour ne pas se perdre dans la nature. Il dit aussi que chaque personne qui vit là-bas a un travail à accomplir et qu'il n'y a pas de place pour les fainéants. Les règles y sont très strictes car c'est une question de survie pour la communauté. Là-bas, on n'accepte pas non plus les échanges entre couples, le langage grossier et les drogues dures.

L'autobus a traversé le parc Stanley de bord en bord, a franchi un pont gigantesque qui fait penser à celui du Golden Gate de San Francisco, puis il a roulé sur une route de campagne le long de l'océan. Nous avons ensuite pris un autre autobus pour nous enfoncer encore plus avant dans la campagne.

Quand nous en sommes descendus, nous étions au milieu de nulle part sur un petit chemin de terre. Au loin, j'ai aperçu les bâtiments d'une ferme et des vaches qui broutent dans un champ. C'est lorsque j'ai levé les yeux vers ma gauche que je l'ai vu, elle, la montagne, énorme et avec tout plein de belles couleurs.

Loser avait dit vrai. Nous avons longtemps marché dans le bois. Je ne sais pas comment il faisait pour s'y retrouver car ce n'est que bien plus tard que je me suis aperçu que nous marchions sur un sentier qui s'élargissait au fur et à mesure que nous avançions. Puis j'ai entendu le bruit d'un ruisseau qui coule et j'ai vu...

Le ruisseau vient du haut de la montagne — enfin, je pense — et descend jusque dans la vallée. Au bas de cette vallée, sous de gigantesques arbres, une magnifique et immense maison en bois rond s'offre à notre vue. Des enfants viennent à notre rencontre en courant et criant le prénom de Loser. Une petite fille au regard rieur s'accroche à la jambe de son pantalon et le supplie de lui chanter une chanson. Les enfants rient et s'amusent à tourner autour de nous. Un garçon d'environ six ans prend ma main dans la sienne et demande comment je m'appelle. Il ne me quitte pas des yeux. Nous sommes probablement une attraction pour eux. Il ne doit pas venir souvent des étrangers ici.

Des gens sortent sur la galerie de la maison. Ils sont six jeunes adultes à sourire et à nous envoyer la main en guise de bienvenu. Le petit groupe nous accueille à bras ouverts. A chacun leur tour, les filles et les gars nous embrassent sur les joues en s'identifiant par leur prénom respectif. Les tappes amicales sur les épaules pleuvent. Je suis ému par cet accueil chaleureux. Je regarde Ann et elle semble à l'aise dans cet environnement. Elle parle à tout le monde comme si elle les connaissait depuis des années. Loser jette un coup d'oeil dans ma direction et sourit. Ça lui fait visiblement plaisir de voir que je suis aussi ému. On dirait que ses yeux me disent: «Tu ne t'attendais pas à ça, hein!»

Ann me prend par le bras et j'entre avec elle dans la maison. Il y a là un homme barbu, plus âgé que les autres, qui se lève d'une chaise, s'approche et me serre vigoureusement la main. Il me présente à sa jolie femme qui m'a l'air de sortir tout droit d'un tableau du peintre Dante Gabriel Rossetti. Elle a le regard bleu incandescent et le sourire généreux. Elle irradie de bonheur. Par leurs commentaires à Ann j'en déduis que ce sont les propriétaires.

 

J'ai passé une semaine merveilleuse dans ce lieu féerique.

Mon travail, dans l’avant-midi, consiste à couper du bois avec une égoïne. C'est dur, c'est parfois chiant, mais c'est tellement valorisant. On a le sentiment de se rendre utile à quelque chose. Les buches sont ensuite ramassées par quelqu'un d'autre qui les fendillent avec une hache. Puis ce sont les enfants qui empilent tout ce bois dans une grande remise juste à côté de la maison.

Tous les jours, deux jeunes hommes partent à la chasse ou à la pêche et ramènent du gibier ou du poisson pour le souper. Les femmes, elles, s'occupent à la cuisine. Ann fabrique des chandelles. Elle fait fondre de la cire dans un chaudron sur le poêle à bois. Puis elle prend des récipients, ajoute des mèches et suspend les objets dehors sur la galerie. Quand la cire est fondue, elle verse le liquide dans les récipients. Il n'y a plus qu'à attendre que ça refroidisse. J'ai vu le barbu à une machine à coudre en train de confectionner des vêtements pour les enfants.  Ça me fait bizarre de voir un homme faire ce travail. Mes après-midis sont libres. J'en profite pour m'évader dans le bois, pas trop loin de la maison cependant, où je peux m'asseoir sous un arbre et penser à tout cela.

J'aimerais bien vivre le restant de ma vie ici où l'air n'est pas le même qu'à la ville, et où chaque matin il faut aller puiser de l'eau au ruisseau, et où... Que ce serait chouette de vivre entouré d'animaux... mais pas d'humains. C'est égoïste, je sais. J'ai appris qu'il y a une limite qu'il ne faut pas franchir dans ses rapports avec les gens et que si on transgresse cette règle, on devient vite agressif et impatient. Au fond, je parle surtout de moi. Si je vivais seul, je ne ferais de mal à personne et ne connaîtrais pas la colère, la haine, les frustrations, les injustices, les tapes sur la gueule, les mensonges des adultes, le mercantilisme de bas étage. Mais quand on veut son indépendance il faut en accepter les conséquences et je ne suis pas prêt de tout quitter à nouveau pour recommencer à zéro. Il vaut mieux profiter de la vie, vivre le temps présent, puisqu'on ne vit qu'une fois. C'est Fontenelle, je crois, qui avait dit ou écrit: «A quoi bon prendre la vie au sérieux? De toute manière, personne n'en est jamais sorti vivant.» Dans le petit calepin qu'une des femmes m'a gentiment donné, je griffonne:

Les gens savent pourquoi ils meurent mais ne savent pas pourquoi ils vivent.

A chaque soir de la semaine, tout le monde se réunit autour du poêle à bois. Loser prend une guitare, un autre type joue des bongos et nous fredonnons des airs que je ne connaissais pas jusqu'alors: Where Have All The Flowers Gone, Stewball, San Francisco Bay Blues, Love Potion Number 9. Et nous dormons, Ann et moi, dans un grand sac de couchage près du même poêle. Quand on fait l’amour, c’est en silence pour ne réveiller personne.

Ann, justement, m'a renouvellé son offre pour que je l'accompagne à Frisco. Elle y tient mordicus. J'ai essayé de lui expliquer que je n'avais pas de passeport et que je ne connaissais personne là-bas. Je n'ai pas pu lui faire entendre raison. Elle a de nouveau misé sur les sentiments que j'éprouve à l'égard du monde des arts en me disant qu'elle y connaît toute la faune de la scène undergroung. Elle m'a parlé d'une amie qui se produit au Fillmore East en ce moment et qui est en voie de devenir aussi populaire que Jim Morrison des Doors, une certaine Janis, qui habite pas très loin de Robert Crumb dans le secteur de Haight Ashbury. Ann dit que je pourrais faire sa connaissance... si je l'accompagnais, bien sûr. Elle a  beau me nommer plein de noms de musiciens qui me sont inconnus, peut-être pour m'impressionner, me dire que sa Janis appelle les gens qu'elle affectionne par le sobriquet de “pearl”, que ça n'a pas marché. J'ai tenu mon bout de la ficelle parce que, tête dure que je suis, j'en ai rien à branler de sa Janis.

Toute chose à une fin et, la semaine terminée, un gars est venu nous reconduire jusqu'à la petite route de gravelle. Ann et moi avons fait de l'auto-stop jusqu'au prochain arrêt d'autobus. Nous sommes heureux et malheureux. Malheureux de quitter cet endroit enchanteur et heureux de revoir nos amis du centre-ville.

Nous nous séparés à notre retour à Vancouver. Un p'tit bec sur la joue et, sans un mot, elle est partie, disparue avec la brume du matin.

 

Je retrouve Donald et Conrad en face du Hudson Bay. On me présente à un nouveau copain qui s'appelle Émile. Nous allons essayer de trouver l'argent pour louer un appartement. Je retourne vendre des journaux, puisque c'est le mieux que je puisse faire. Au Georgia Straight, surprise, Ann travaille derrière le comptoir. Elle a les yeux cernés et n'est pas de bonne humeur. Je suis loin de la Ann rieuse que j'ai connu au Mountain. Notre relation semble s'être terminée avec ce petit voyage car elle fait tout pour m'éviter. Pourquoi est-elle toujours ausi mystérieuse? Je trouve que c'est une fille émotionnellement instable et aux agissements bizarres. Je ne saurai jamais qui elle est au delà de son masque parce que la langue nous sépare (savoureux, non!). Par conséquent, cela veut certainement dire que je ne pourrai entretenir une relation stable avec une anglophone quelle qu'elle soit tant que je ne saurai pas parler l'anglais couramment.

Dans la semaine, Donald et moi trouvons un travail par l'intermédiaire de la City Mission. Rien de très spectaculaire comme emploi mais c'est l'argent qui compte, n'est-ce pas! Nous nettoyons  les fenêtres et les murs d'un édifice de la rue Pender, juste en face du petit parc qui donne sur la rue Hasting. On s'est faits douze dollars chacun pour tout un après-midi à laver et à frotter.

Evidemment, comme nous mêmes sommes des instables , on a encore une fois foutu un projet en l'air. Personne n'a soufflé mot au sujet d'un appartement en vue.

Dans la soirée, je revois Ann. Je ne sais pas si c'est parce que je suis plein aux as avec mes douze dollars en poche mais elle a suivi. Nous sommes avec Donald, Conrad, Moe et Françoise. Nous avons acheté une caisse de bière et, d'après une suggestion de Ann, avons loué une chambre d'hôtel sur la rue Georgia.

Comme pour la première fois, c'est Conrad qui s'occupe de la location. Il peut facilement passer pour une personne de vingt ans. Nous, nous l'attendons à l'extérieur. Il vient nous rejoindre un peu plus tard avec la clé dans les mains. C'est réussi. On entre.

Ça ne fait pas quinze minutes que nous sommes installés dans la chambre, à siroter notre bière et à écouter de la musique à la radio, que Ann s'éclipse pour se rendre aux toilettes. Rien d'anormal à cela si ce n'est que je commence à me méfier de son comportement. Je deviens paranoïaque. Puis elle revient et la fête  se poursuit.

Dix minutes plus tard, elle me quitte encore. Sans dire un mot. Je ne sais pour quelle raison mais je décide de la suivre. Dans le corridor de l'hôtel, je me tiens à une bonne distance et je longe les murs. Je la vois qui marche jusqu'à la porte d'une autre chambre. La surprise est tellement grande que je n'ose plus faire un pas en avant. Ann frappe à la porte et entre en refermant derrière elle. Que dois-je penser? C'est la curiosité qui l'emporte et je m'avance jusqu'aux toilettes des hommes d'où j'ai une très bonne vue sur l'ensemble du corridor. Je reste dans l'embrasure de la porte et, patiemment,  je fais le guet.

Les minutes passent et toujours pas de Ann à l'horizon. Je suis là à me morfondre, à me poser des questions et ne sachant quoi faire. J'attends encore un peu, puis j'avance vers la porte fermée. Je tends l'oreille. Rien. Aucun bruit. Je prends mon courage à deux mains et je frappe. Rien. Je frappe à nouveau. Un homme au torse nu entr'ouvre la porte. Je demande pour parler à Ann et il me répond qu'il ne connaît personne de ce prénom. Je dis qu'il ment parce qu'un moment plus tôt je l'ai vu entrer dans cette chambre. Il redresse les épaules et prend un air arrogant: “She's here and she will not come out.” Et il me claque la porte au nez.

Je reviens à la chambre et raconte à Donald ce qui m'arrive. Conrad et les deux filles rient. Donald dit de ne pas m'en faire. Ils ne comprennent pas. Ils ont trop de bière dans le corps.

 

Je revois dans ma tête le type qui a répondu à la porte. Il semblait drogué jusqu'à la moelle. Ann le serait-elle aussi? En plus, rien ne me dit qu'ils n'ont pas fait l'amour ensemble. Je noie ma déception dans la bière. Une demi-heure plus tard, chacun est à son affaire et je suis seul dans mon coin. C'est assez. Je me lève et dis à Donald:

— Ché m'en fa' fair' un four pis quand j'fa' ref'nir, j'fa' afoère une belle furprise pour tout l'monde. Amen et que vos culottes soient pleines jusqu'à la fin d'semaine...

Personne ne dit rien. On m'ignore complètement. Je sors la tête haute pour me donner un peu de prestance. Mais ça ne fonctionne pas longtemps. J'ai l'impression de me sentir seul, abandonné, isolé. Dehors, je ne peux dire s'il fait froid ou s'il fait chaud. Je ne sens rien. Si je ne sens rien c'est que je dois alors me sentir bien. Est-ce que c'est le monde qui marche de travers ou si c'est moi? Il me semble qu'il y a beaucoup de jumeaux sur le trottoir.

Je me rends au magasin du Hudson Bay. J'entre par l'accès au sous-sol. Je vise la boîte qui contient des sacs pour magasiner. J'en prends un et l'ouvre. Une vieille femme me regarde de travers. Je m'empresse de faire semblant de mettre dix cents dans la fente de la boîte et descends les escaliers. Je traverse de part en part la section de lingerie pour dames et me dirige vers celle des hommes. J'examine le matériel et prends quatre chemises à pois et à fleurs que je fourre dans le sac et, sans jeter un coup d'oeil ni gauche ni à droite, je marche rapidement vers la sortie. Ni vu ni connu.

J'arrive à la chambre d'hôtel et vide le contenu du sac sur le lit. Ils sont tous éberlués et je suis content de ma performance. Donald revient de sa surprise et demande:

— Mais qu'est-ce que t'as fait là?

Je réponds simplement:

— C'est une pinotte! Attendez de voir la suite.

Sans attendre leur réaction, je sors à nouveau, direction le Hudson Bay.

Sauf que cette fois je ne suis pas revenu à chambre. Je me suis fait prendre la main dans le sac.

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