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Un homme à la carrure de géant met sa main sur mon épaule et me dit:

— Follow me, young man.

Il m'emmène dans un bureau à l'arrière du magasin. Assis sur un chaise, j'attends la suite. Il prend mon sac et en sort le contenu: trois pantalons, deux paires de gants de cuir et trois ceintures. Il me jette un coup d'oeil sévère et s'asseoit derrière le bureau. Il demande pourquoi j'ai agi de la sorte. Pour toute réponse, je lui lance un sourire narquois tout en faisant les yeux croches. Il ne trouve guère drôle ma plaisanterie et ça ne l'impressionne pas. Il décroche le téléphone et appelle au poste de police. “Crisse!” que je me dis, “j'viens de m'fourrer dans marde.”

La bière commence à ne plus faire effet et la nervosité me pogne. Je suis tellement nerveux que j'ai maintenant une envie de pisser. Je n'ose pas lui demander pour aller aux toilettes au cas où il penserait que je n'attends que ce moment pour me sauver. Je croise et décroise les jambes en essayant de penser à autre chose.

L'homme me regarde sans me voir et joue avec un crayon dans la bouche. Ce qui m'énerve. L'envie de pisser devient plus pressante, à la limite du supportable. N'en pouvant plus, je lui pose la question. Il ne veut pas, ne veut rien savoir.

— On ne la lui fait pas, qu'il me répond.

Assis sur ma chaise, je commence à me tordre. J'ai mal au ventre. Je supplie le type de m'accompagner aux toilettes. Il continue de m'ignorer. Et puis... Je sens le liquide chaud couler le long de ma jambe. C'est trop tard pour y aller. Tant pis pour le gorille car il y a une flaque de pisse sur le plancher. Mais je suis gêné et je dois avoir le visage empourpré car il y a un large cercle mouillé autour de l'entre-jambes de mon pantalon.

La porte du bureau s'ouvre. Deux policiers font irruption dans la pièce. L'un d'eux dit de me mettre debout et me passe les menottes aux poignets. L'autre, en voyant mon pantalon mouillé, se met à rire. Je le regarde d'un air arrogant et je dis dans une langue approximative de l'anglais:

— Well, for once in my life, I could say that I piss in front of some dirty pigs.

Ils n'ont pas réagi à ma provocation verbale mais de la façon brutale dont on s'est pris pour me faire entrer dans le fourgon cellulaire, j'ai pu en déduire qu'ils n'ont pas beaucoup apprécié.

 

Au poste de police, je fus mis dans une cellule avec d'autres prisonniers. C'est aberrant de se retrouver là en compagnie de robineux, de tueurs et de violeurs, tout ça pour un simple vol à l'étalage.

J'ai passé une nuit sans dormir étendu sur un lit de fer, sans matelat, sans couverture et sans oreiller. Mon pantalon a eu le temps de sécher.

Autour de moi, ceux qui ronflent un bon coup sont sûrement des habitués de la place. Quelques uns jouent aux cartes et leurs visages donnent l'impression qu'ils ne feraient qu'une bouchée de ma personne. Je ne cherche pas la conversation.

Au matin, la grille de la cellule s'est ouverte et un gardien a crié le nom de quelqu'un. Un type s'est levé et est sorti. Le même manège s'est répété plusieurs fois avant que ne vienne mon tour.

J'ai pensé que c'était fini, que j'allais sortir d'ici. Ce n'était pas le cas. Le gardien m'a transféré dans une salle où j'ai attendu une vingtaine de minutes avant qu'on ne prenne mes empreintes digitales et des photos de moi. Ça y est! Ça veut dire que maintenant j'ai un casier judiciaire à mon nom. Euh, je veux dire, au nom de Bob...

Retour en cellule où j'ai demandé à un autre jeune prisonnier ce qui allait se passer pour plus tard. Il a répondu que nous étions en attente pour voir un juge et que si on nous trouvait coupables du délit auquel on nous accuse, ce sera de jolies vacances forcées à la prison Okkala de Burnaby. Il n'y avait là rien pour me remonter le moral et comment faire savoir à Donald où j'étais?

Beaucoup plus tard, des policiers armés sont arrivés et nous ont fait sortir de la grande salle. On nous a mis les menottes aux poignets et on est entré par groupe de six personnes dans un fourgon cellulaire. Nous allons voir m'sieur le juge.

 

Cour municipale de Vancouver, salle d'attente, menottes enlevées, mine basse, j'ai l'air pas mal d'un zouave.

Invraisemblable: Poncho est là qui attend, lui aussi, son tour pour passer devant le juge. Il dit que Molly a fait venir les policiers pour qu'on l'embarque. Une chicane avec elle parce qu'il ne voulait pas quitter le White Lunch. Poncho dit que le restaurant est un endroit public et que tout le monde, sans discrimination,  a droit d'y entrer.  Je suis d'accord avec cela. Il pense que le juge va le libérer sur parole parce que c'est la première fois qu'une telle chose lui arrive. Je réponds que c'est tant mieux pour lui mais que pour ma part, je crois bien que c'est foutu et que je vais passer Noël en dedans. Je lui raconte mon histoire mais je n'ai pu arriver à la fin car un garde est venu le chercher.

Poncho revient un peu plus tard et passe près de moi en me faisant un clin d'oeil. Escorté du garde, il dit qu'on le libère et me souhaite bonne chance.

Je me retrouve seul avec des inconnus. Il y en a qui sont plus nerveux que moi. Notamment un type qui se promène de long en large, tête penchée en avant et les mains derrière le dos. Un prisonnier me dit qu'il est accusé d'avoir violé une mineure et qu'il est au courant de ce qui l'attend quand il sera au pénitencier. “Et qu'est-ce qui l'attend?”, que je demande. Il répond que les autres prisonniers vont lui sauter dessus et le tabasser... peut-être jusque mort s'ensuive. Cette réponse me laisse sans voix.

 

Le gardien crie mon nom. Je sursaute et j'entre d'un pas incertain dans une petite salle bondée de gens. Tous les regards sont tournés vers moi. A ma droite, j'identifie le juge et, plus près de moi, des hommes habillés en noir comme si nous étions à des funérailles. Ce sont des avocats. Il y en a aussi un autre près de la ballustrade d'où je suis. Il me parle en français. C'est mon interprète. Il dit qu'il est là pour m'aider et qu'il fera tout son possible pour me sortir de ce pétrin. Il ajoute que le juge veut tout savoir de moi et que lui, il traduira au fur et à mesure ce que je dirai en français et à haute voix. Il me présente un livre épais. C'est une Bible. Il demande que j’y pose la main et de jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. C'est marrant car lorsque j'étais enfant, on m'a enseigné que ce n'était pas beau de jurer et que ça faisait de la peine au petit Jésus. Je pose la main droite sur la Bible et avec mon plus bel accent québécois, je dis à voix haute: «Je l'jure!»

L'interprète, interloqué, met sa main sur sa bouche et toussotte. Du doigt il me fait signe de me pencher vers lui. Il me parle à l'oreille:

Il ne faut pas dire cela. Il faut dire “Je le jure, votre Honneur”.

— Ah bon, que je réponds, en pointant le juge du doigt, et qu'est-ce que ça peut bien lui faire? Il ne parle et ne comprend pas un traitre mot de français.

Je sens que l'interprète s'efforce de ne pas perdre patience. Il me fait un sourire forcé et ajoute:

— Il faut quand même le dire. C'est ainsi.

Je me redresse et reprends à haute voix:

— Je l'jure, votre âne-nnneur.

L'interprète cligne des yeux. Il ne sait trop si je le niaise ou pas. Mais il fait comme si de rien n'était et fait signe au juge qu'on peut commencer. Je dois alors décliner mes identités et me mettre à conter ma vie.

Je ne sais pas comment j'ai fait. Cela s'est fait tout seul. J'ai parlé avec tellement de conviction à l'interprète qu'il en avait les yeux tristes et j'ai cru percevoir une larme couler jusque dans son cou. A moins que cela n'était dû à la chaleur ambiante. C'est drôle, on prend pour acquis qu'on connaît quelqu'un jusqu'au jour où cette personne fait des révélations surprenantes sur elle-même. L'interprète pensait sûrement que ce serait du gâteau. Une affaire vite réglée pour ensuite passer à une autre cause. Il lui a fallu répéter en anglais au juge tout ce que je lui avais dit. Souvent, je l'ai vu ravaler sa salive. Mon histoire était tellement triste et pleine d'émotions, j'y avais tellement mis d'emphase que, à un moment donné, je crois avoir également touché monsieur le juge. En tout cas, il semble gobé tout ce que l'interprète lui dit. Je m'attendais à ce qu'on m'interrompe pour qu'on me pose des questions pertinentes, mais non. Je les avais tous dans ma poche. Quand j'ai eu terminé mon récit, j'en avais des fourmis dans les jambes. Ça me démangeait. Parce que je venais d'apercevoir Donald dans la petite salle, assis dans les premiers bancs.

Nos yeux se croisent. Il me fait un sourire. Je détourne la tête pour ne pas rire. Je suis content qu'il soit là. Je me sens moins seul.

Il y a un silence oppressant dans la pièce. On attend quoi? Personne ne dit mot. Le juge est penché vers l'avant et semble lire les papiers qui sont devant lui. J'imagine qu'on attend qu'il donne son opinion, c'est-à-dire qu'il prononce ma sentence.

Je vois alors l'interprète qui s'avance et lui parle à voix basse tout en me pointant du doigt. “C'est impoli de pointer du doigt les gens”, que je pense. Le juge me regarde à son tour. Que se passe-t-il? L'attente est insupportable. L'interprète revient vers moi. Le juge frappe trois coups avec son maillet et dit quelque chose. Il se lève de sa chaise. Le public se lève. Le juge s'en va. Le public fait de même. Et je reste là, médusé. Au fond, on dirait que je n'ai fourré personne avec mon histoire fictive.

L'interprète s'avance et me dit:

— On a remis ta cause à plus tard. L'audience est levée. Le juge va étudier ton cas. Puisque le vol à l'étalage est une première fois pour toi et que le montant total de la marchandise ne dépasse pas cinquante dollars, tu auras probablement une chance de t'en sortir à la prochaine audition.

Prochaine audition? Quelle audition? Qu'est-ce que ça veut dire? Il me tend la main et me quitte. Derrière moi, on ouvre la porte et un garde apparaît. Il me dit de le suivre.

Me voici à nouveau dans un fourgon cellulaire en compagnie de sept autres prisonniers. Il y a un petit élément de plus dans ce fourgon: une ampoule jaune au plafond et protégée par un grillage de fer. Chacun s'en fout, moi le premier.

On roule sur la rue Hasting. Quand le fourgon s'arrête aux intersections, quelques prisonniers s'approchent de la porte et regardent par les barreaux de la fenêtre sans vitre. L'un d'eux, je ne sais comment il a fait, a réussit à cracher au visage d'un curieux qui passait trop près. Ce dernier est en maudit mais ne peut rien faire de plus que de gueuler un bon coup. Les prisonniers ont ri. J'ai trouvé ce geste gratuit et déplacé. Mais comme les autres, j’ai ris.

Puis c'est le silence qui s'installe. C'est chacun pour soi. Personne n'ose parler et dire le pouquoi il est là. Néanmoins, après dix minutes qu'on roule, un jeune homme pose la question au type près de lui. Les autres se délient la langue. Puis vient mon tour de raconter mon histoire. on me dit de ne pas m'en faire, que je vais sortir dans pas grand temps. Un grand six pieds à mes côtés dit qu'on me met en prison juste le temps pour laisser au barbier la chance de me couper les cheveux. Tout le monde rit. Je ne la trouve pas drôle. Un autre, dans le fond du fourgon, lance: “Moi, je ne comprendrai jamais la justice... On met un jeune amateur avec des professionnels. Tsut! Tsut!” Puis celui qui a craché au visage du passant revient s'asseoir sur le banc et ajoute, comme si de rien n'était:

— J'ai lu dans le journal ce qu'il en coûtait au gouvernement pour entretenir un prisonnier. Il paraît qu'on dépense plus de six mille dollars par année pour un seul individu.

Près de moi, un gars gentil roule deux cigarettes et m'en offre une.

— Ne t'en fais pas, qu'il dit, tu en as pour un mois ou deux en dedans. Ça passera vite. Il n'y a que les premiers jours qui sont longs mais, après, on s'habitue. On peut trouver presque de tout à la prison d'Okkala, à part les femmes et la liberté. Si tu as besoin quoi que ce soit, tu viens me voir et je t'arrangerai cela.

Je le remercie en lui disant que j'ai des amis à l'extérieur qui vont sûrement m'aider. Il me fait un signe de tête comme quoi il a compris et qu'il n'insiste pas.

Après tout, je ne suis pas si ignare que j'en ai peut-être l'air. Je présume que sa gentillesse cache quelque chose. Je te fais une faveur et tu m'en dois une. Je ne veux pas jouer à ce jeu-là.

En avant du fourgon cellulaire, il y a une petite vitre grillagée. Si on s'approche de près, on voit le policier-chauffeur et, à sa droite, un comparse qui tient une carabine entre ses jambes. Parfois ce dernier se retourne pour voir si les prisonniers ne manigancent pas des choses louches. C'est qu'aucun de nous n'a de menottes aux poignets et, sait-on jamais, l'idée pourrait venir de nous cacher au plafond ou sous les bancs. Si l'un de nous s'approche trop près de l'autre, le policier à la carabine parle dans un micro et le son de sa voix retentit dans le fourgon. Il gueule pour que nous restions tranquilles. Et ta soeur, elle!

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