grains 18 - accueil


17

Aujourd'hui, c'est le 24 décembre 1967. Je me sens un brin triste tout seul dans ma cellule. La musique à la radio ne fait rien pour me remonter le moral. Toute la journée, j'ai écouté des chansons de Noël. C'est déprimant. Les gardiens ont été gentils en distribuant de bons mots pour tout un chacun. Nous avons eu droit a des repas différents. Pour le dîner, il y avait du steak. Il a fallu manger avec les doigts puisque les couteaux sont interdits. Dans l'après-midi, on est allés voir un film policier avec Steve McQueen, dans la grande salle. Au souper, ce fut un pâté au macaroni à la viande et un gros morceau de gâteau aux fruits pour le dessert. Toute la veillée les prisonniers, ceux a qui ont permet de travailler, sont passés devant les cellules pour remplir les tasses de café. On pouvait en boire tant qu'on en voulait. L'extra avec le café, c'est qu'on avait droit à du lait — normalement il n'y en a jamais. Je me suis donc habitué à boire mon café noir et sans sucre. Et ce n'est pas mauvais du tout.

 

Le jour suivant, Noël, on est allés à la messe  de huit heures a.m. à la petite chapelle d'à côté. Étonnamment ou pas, aucun prisonnier ne s'est rendu voir le prêtre pour recevoir la communion. Il a tout simplement remis ses osties dans le tabernacle et il a poursuivi avec un sermon que personne n'écoutait. Le fin mot de l'affaire, c'est que nous étions obligés (les prisonniers) d'assister à cette messe si nous voulions voir le film de Charlie Chaplin en après-midi. Pas de messe et pas de film, on serait restés dans les cellules à se morfondre.

 

Après la projection du film, les prisonniers ont eu une grande surprise. Toutes les portes des cellules sont restées ouvertes et on pouvait circuler à notre gré n'importe où dans notre aile. L'homme de la cellule numéro 3, celui à qui j'avais échangé les livres pour du tabac, m'a donné des magazines illustrés.

Même les visites sont spéciales aujourd'hui. Chaque prisonnier a droit à une rencontre de trente minutes et quelques uns d'entre-nous ont eu des libérations conditionnelles pour aller voir leur famille. Quant à moi, je n'ai pas eu de visite.

 

Dans la soirée, j'avais le coeur gros. J'ai délibérément refermé la porte (aux barreaux) de ma cellule. Un gardien a passé et m'a demandé ce qui n'allait pas. Je n'ai rien répondu. J'ai haussé les épaules. Il a fait de même.

 

Sur ma petite table en face de mon lit, j'ai un reste de gâteau aux fruits que je me réserve pour plus tard. Dans ma tasse en métal, un reste de jus d'orange que j'avale d'un trait. Je me roule une cigarette et je m'étends sur le lit. Les yeux fermés, je revois Hull, Francine, Adèle et, surtout, mes parents. J'ai les yeux plein d'eau. Des larmes se sont mises à couler sur mes joues et j'en ai braillé un maudit coup. La radio diffuse un cantique: Holy Night. Mes pensées sont ailleurs.

 

Em mi pais ahi my lejo
Mentre il mar e la montana
Esta la nina que io queria
...Dans mon pays là-bas très loin
Entre les forêts et les montagnes
Il y a la fille que j'aimais bien

(vieille chanson tzigane)

 

Une semaine après Noël, un lundi avant-midi, le gardien de ma section est venu ouvrir la porte de ma cellule et m'a dit de le suivre. Au bout du couloir, un autre gardien m'a pris en charge et je l'ai suivi sans dire un mot. Nous sommes descendus jusqu'au sous-sol. C'est par là que je suis arrivé la première fois que j'ai mis les pieds ici.

 

Je ne sais pas ce qui se passe et je m'en moque. Depuis Noël, j'ai très peu adressé la parole à qui que ce soit. Je suis debout devant un long comptoir et j'attends. Je vois une dizaine de policiers, dont quelques uns sont habillés en civil, qui s'affairent autour de la paperasse de bureau.

 

J'ai attendu cinq minutes puis un homme est venu me remettre ceinture et vêtements. "Ma" ceinture et "mes" vêtements! Je crois comprendre. Un policier me prend fermement par le bras et me conduit dans une petit cellule où il y a cinq autres détenus. Je dois enfiler mes vêtements en vitesse, devant tout le monde. La prison est le meilleur endroit pour combattre la gêne. Puis on nous met tous les six dans un fourgon.

 

A un prisonnier près de moi, je pose la question qui me brûle les lèvres.

 

    Est-ce qu'on va nous libérer?

      

Il se met à rire et dit:

 

    Pas sûre. Cela dépendra de l'humeur du juge.

      

    Quoi?

      

    T'es pas au courant? On passe en cour.

      

    Ah bon.

      

    Qu'est-ce qu'il y a? Pourquoi tu fais cette tête- là?

      

    Ça fait deux fois que je passe en cour!

      

    Alors, cette fois-ci est la bonne. Si on ne te libère pas, ça veut dire que tu passeras un bon bout de temps en dedans avant de voir à nouveau un juge.

      

    Et si on me libère... pourquoi on ne m'a pas remis ma bague et mon argent?

      

    Oh, ça, c'est la politique de la prison. Si le juge te libère, il te faudra revenir à Okkala pour récupérer tes affaires.

      

    Belle affaire!

      

Le fourgon cellulaire roule sur la rue Georgia. Il s'arrête à l'arrière du palais de justice et nous en descendons, entourés de trois gardes armés. On emprunte un couloir et, derrière nous, les portes se referment une à une. J'imagine mal une personne claustrophobe en ces lieux.

 

Je reconnais tout de suite la salle d'attente. Je me suis assis sur un banc et je n'ai pas bougé de là tant qu'on n'a pas prononcé mon nom. Le moment venu, je me suis levé et j'ai marché le dos courbé jusqu'au box  des accusés. J'ai levé lentement les yeux vers l'audience et j'ai vu Donald et Conrad dans les premiers bancs. Donald a timidement envoyé la main comme pour me dire “Lâche pas, on est avec toi, mon gars”.

 

Je suis debout à la barre et je n'écoute même pas ce que dit l'interprète au juge. Je m'en fiche. Je sais que je suis coupable de la faute qu'on m'impute. J'aurais dû avoir tout avoué dès le départ. Peut-être que je m'en serais tiré à bon compte. Mais non, le maudit interprète a voulu que je plaide non coupable et voilà où j'en suis. Pourquoi le juge n'a-t-il pas tenu compte du fait que j'étais saoul quand j'ai volé? Pourquoi se concertent-ils avec autant de sérieux? Vont-ils décider de mon sort sans que je prenne la parole pour me défendre?

 

L'interprète s'approche et me souffle à l'oreille:

 

    Ne t'en fais pas, je vais tout arranger.

      

D'la marde, sti! Il essaie de me rassurer. C'est moi qui ai passé trois semaines à croupir en prison, pas lui.

 

Une fraction de seconde, je le regarde droit dans les yeux. Je n'ai pas besoin de lui dire quoi que ce soit. Je crois qu'il a compris ce que je pense. Il a un peu reculé et s'est tourné vers le juge.

 

Puis tout s'est vite terminé sans que je sache encore une fois ce qui s'est passé. Derrière moi, la porte s'est ouverte et le gardien m'a fait signe de le suivre. Je me retrouve dans la petite salle d'attente. Je m'assoies près d'un détenu et lui quête une cigarette. Je n'en reviens pas, c'est la première cigarette à bout filtre que je fume depuis trois semaines. Bonyenne, que ça fait du bien.

 

Dix minutes d'attente et le gardien s'amène à nouveau. Il s'approche de moi, me prend par le bras et, sans un mot, on se dirige vers une porte aux barreaux de fer. Il l'ouvre, se tourne vers moi et me lance un sourire.

 

    You're a free man.

      

    What?

      

    You're a free man, come on, move on! qu'il dit avec une impatience dans le ton.

      

Je vois venir l'interprète, radieux. Il me tend la main. Je la serre avec sans conviction. Il me parle. Il croit que c'est à lui que je dois ma remise en liberté. J'aurais envie d'être vulgaire et lui lancer un “va donc chier, kâlisse!”, mais n'en fais rien. Je ne suis pas dupe. Un détenu  m'avait dit que pour un vol d'une valeur de 50$ , j'avais le choix entre payer l'amende de 100$ ou passer un mois en prison. Or, j'ai fait trois semaines en dedans. J'ai donc payé ma dette à cette société de merde et l'interprète n'a rien à y voir. Au contraire, il a gagné son salaire sur mon dos.

 

Avant de reprendre ma liberté, j'ai dû signer des papiers. Quand ce fut fait, j'ai demandé pour la porte de sortie. Je me suis retourné et j'ai vu Donald et Conrad qui venaient vers moi.

 

C'est l'accolade.

 

L'interprète, toujours à mes côtés, doit péter au frette car mes deux chums sont habillés en hippie. Il les regarde de haut en bas avec les yeux ronds comme des trente sous.

 

Donald a sur la tête un large chapeau noir avec une espèce de plume d'autruche blanche sur le rebord. Il porte un manteau de fourrure dont les manches sont coupées — arrachées, je dirais — à la hauteur des épaules et son jeans est à pattes d'éléphant. Quant à Conrad, le grand six pieds, il a toujours ses fameuses petites clochettes attachées à ses sandales et son éternel pantalon de jeans  patché et troué aux genoux.

 

L'interprète a marmonné quelque chose, s'est empressé de me serrer la main et s'en est allé. “C'est ça, va faire de l'argent sur le dos des autres, vieux vautour”, que je pense en le regardant partir.

 

Sur le trottoir, avec mes chums, se sont à nouveau les accolades et on se raconte des blagues. Donald fait des petites steppettes à la Charlie Chaplin. Tout le monde est de bonne humeur et je me sens revivre.

 

Je regarde autour de moi. J'en reviens pas. On vit dans un monde de couleurs et on ne s'en extasie même plus. C'est si beau, les couleurs. Les arbres, les fleurs, les bosquets, les trottoirs, les maisons, les édifices, les automobiles... tant de couleurs à notre portée alors qu'en prison tout est si gris. Je redécouvre le monde. Les gens sont là qui regardent les gens qui en regardent d'autres. Ils n'ont rien d'autre à faire que de trouver le temps long. “Réveillez-vous!” que j'aimerais leur dire il y a plein de belles choses autour de vous. Profitez-en!

 

Je suis libre comme l’air. Youpi!

 

 

Sur la rue Hasting, alors qu'on se dirige vers la rue Granville, Conrad nous quitte. Donald montre du doigt une enseigne de studio de culture physique. On entre. La salle est vide. On touche à tout: poids et haltères, planche abdominale. On va sur le ring  et on fait semblant de boxer. Un peu plus tard, on prend un bain sauna. Quand nous sortons de l'endroit, sans avoir vu personne pendant tout ce temps, on est épuisés. On se pointe le nez dans un restaurant minable pour manger un hamburger. On y fait la rencontre d'un jeune homme dans la vingtaine qui s'en va travailler aux champs de tabac près de Toronto. Il veut s'acheter ...une Harley.

 

Donald et moi pensons à notre rêve d'en posséder une. On se regarde un instant. On comprend que c'est mal parti et qu'il faudra en faire notre deuil. Du moins pour le moment.

 

Au restaurant le White Lunch, quelques anciennes figures s'y trouvent, mais très peu. En face du Hudson Bay, de nouveaux hippies flânent. Je ne reconnais plus personne. Où sont passés tous les autres? Sont-il en tôle?

 

Conrad est le plus chanceux d'entre nous. Il a trouvé un homosexuel qui est prêt à dépenser mer et monde pour l'avoir dans son lit. Conrad n'a pas l'intention de se laisser faire et entend tout essayer pour en avoir le plus possible sans se faire toucher.

 

Donald et moi avons rencontré deux jolies filles à la fontaine, en face du palais de justice. L'une se prénomme Lisa et l'autre, Angela.

 

Tout d'abord j'ai eu le bégin pour elle, Angela. Comment résister à ses cheveux d'or et son visage de poupée de cristal? Mais quand j'ai vu sa façon de regarder Donald, j'ai vite compris que son choix était déjà fait. Celui de Donald aussi.

 

Je ne devrais jamais me fier à mes premières impressions car mon coeur a fait deux tours dans le vide quand je me suis approché de Lisa. C'est elle mon type de femme et pas l'autre. Autant Angela a les cheveux longs et blonds et autant Lisa les a longs et noirs. C'est le jour et la nuit entre les deux.

 

Lisa n'est pas très grande et a un corps mieux balancé que celui de Ann. Mais ce n'est pas cet aspect de sa personne qui m'a conquis. Ce sont ses yeux, des yeux noirs comme des charbons ardents, de magnifiques yeux de gitane.

 

Lisa et Angela seront nos amours pour quelques temps. Le problème, c'est que ce sont des étudiantes et qu'on ne les voit que la fin de semaine. On se rencontre soit à la fontaine ou en face du Hudson Bay.

 

Notre relation aura eue une durée de trois semaines, pas plus, et elle fut platonique. Avec Lisa, je n'irai pas plus loin que les caresses et les baisers ...passionnés.

 

La dernière fin de semaine, nous sommes allés chez elles, au delà de la quatorzième avenue. Elles faisaient du babysitting. Je crois qu'elles voulaient faire l'amour parce qu’elles n’arrêtaient pas de se coller à nous. C'était une belle occasion, les parents n'étaient pas à la maison. Mais Donald et moi étions gauches, pas mal nerveux,  et n'arrêtions pas de blaguer. Ce qui fait que rien ne s'est passé.

 

Ce soir-là, de retour à la fontaine, Lisa et moi assis l'un près de l'autre, j'ai dessiné sur son pantalon avec un crayon feutre des fleurs et j'ai eu l'indélicatesse d'y inscrire en lettres moulées "agace-pissette". Lisa m'a demandé ce que ça voulait dire. Elle insistait pour que je lâche le morceau. Il n'était pas question que je traduise. Plus elle insistait pour le savoir et plus je comprenais que j'avais gaffé. Je ne pensais pas une miette ce que j'avais écrit. Ce n’était qu’une blague idiote de ma part. Puis, elle s'est tournée vers Donald pour connaître le fin mot de l'affaire. Donald, ne se doutant pas que ça venait de moi, lui a tout simplement répondu... la vérité et rien que la vérité, que cela signifiait “cockteaser”.

 

Vexée, outrée, choquée, Lisa s'est éloignée de moi comme si j’étais une vermine et est allée rejoindre Angela, à qui elle s'est empressée de tout raconter. Donald ne savait pas trop comment s'y prendre pour leur dire que ce n'était qu'une farce plate de ma part. Les filles n'étaient pas prêtes à me pardonner. Jamais je ne suis senti plus idiot.

 

C'est sûr qu'avec un peu de persévérance, on aurait pu finir par les convaincre de rester avec nous. Mais à 17 ans, on est tellement inconscients, insouciants de nos paroles et de nos actes. C'est comme si on avait pour principe “une de perdue et dix de retrouvées”.

 

Ce fut donc la fin d'une brève histoire d'amour et ça me fait penser aux paroles d'une très belle chanson de Joni Mitchell où elle dit à peu près ceci: «tu n'es pas conscient de ce que tu as jusqu'à ce que tu le perdes». C'est vrai.

 

grains 18 - accueil