Aujourd'hui, c'est le 24 décembre 1967. Je me sens
un brin triste tout seul dans ma cellule. La musique à la radio ne fait rien
pour me remonter le moral. Toute la journée, j'ai écouté des chansons de
Noël. C'est déprimant. Les gardiens ont été gentils en distribuant de bons
mots pour tout un chacun. Nous avons eu droit a des repas différents. Pour le
dîner, il y avait du steak. Il a fallu manger avec les doigts puisque les
couteaux sont interdits. Dans l'après-midi, on est allés voir un film
policier avec Steve McQueen, dans la grande salle. Au souper, ce fut un pâté
au macaroni à la viande et un gros morceau de gâteau aux fruits pour le
dessert. Toute la veillée les prisonniers, ceux a qui ont permet de
travailler, sont passés devant les cellules pour remplir les tasses de café.
On pouvait en boire tant qu'on en voulait. L'extra avec le café, c'est qu'on
avait droit à du lait — normalement il n'y en a jamais. Je me suis donc
habitué à boire mon café noir et sans sucre. Et ce n'est pas mauvais du tout.
Le jour suivant, Noël, on est allés à la
messe de huit heures a.m. à la petite chapelle d'à côté. Étonnamment ou
pas, aucun prisonnier ne s'est rendu voir le prêtre pour recevoir la
communion. Il a tout simplement remis ses osties dans le tabernacle et il a
poursuivi avec un sermon que personne n'écoutait. Le fin mot de l'affaire,
c'est que nous étions obligés (les prisonniers) d'assister à cette messe si
nous voulions voir le film de Charlie Chaplin en après-midi. Pas de messe et
pas de film, on serait restés dans les cellules à se morfondre.
Après la projection du film, les prisonniers ont eu
une grande surprise. Toutes les portes des cellules sont restées ouvertes et
on pouvait circuler à notre gré n'importe où dans notre aile. L'homme de la
cellule numéro 3, celui à qui j'avais échangé les livres pour du tabac, m'a
donné des magazines illustrés.
Même les visites sont spéciales aujourd'hui. Chaque
prisonnier a droit à une rencontre de trente minutes et quelques uns
d'entre-nous ont eu des libérations conditionnelles pour aller voir leur
famille. Quant à moi, je n'ai pas eu de visite.
Dans la soirée, j'avais le coeur gros. J'ai
délibérément refermé la porte (aux barreaux) de ma cellule. Un gardien a
passé et m'a demandé ce qui n'allait pas. Je n'ai rien répondu. J'ai haussé
les épaules. Il a fait de même.
Sur ma petite table en face de mon lit, j'ai un
reste de gâteau aux fruits que je me réserve pour plus tard. Dans ma tasse en
métal, un reste de jus d'orange que j'avale d'un trait. Je me roule une cigarette
et je m'étends sur le lit. Les yeux fermés, je revois Hull, Francine, Adèle
et, surtout, mes parents. J'ai les yeux plein d'eau. Des larmes se sont mises
à couler sur mes joues et j'en ai braillé un maudit coup. La radio diffuse un
cantique: Holy Night. Mes pensées sont ailleurs.
Em mi pais ahi my lejo
Mentre il mar e la montana
Esta la nina que io queria
...Dans mon pays là-bas très loin
Entre les forêts et les montagnes
Il y a la fille que j'aimais bien
(vieille chanson tzigane)
Une semaine
après Noël, un lundi avant-midi, le gardien de ma section est venu ouvrir la
porte de ma cellule et m'a dit de le suivre. Au bout du couloir, un autre
gardien m'a pris en charge et je l'ai suivi sans dire un mot. Nous sommes
descendus jusqu'au sous-sol. C'est par là que je suis arrivé la première fois
que j'ai mis les pieds ici.
Je ne sais pas ce qui se passe et je m'en moque.
Depuis Noël, j'ai très peu adressé la parole à qui que ce soit. Je suis debout
devant un long comptoir et j'attends. Je vois une dizaine de policiers, dont
quelques uns sont habillés en civil, qui s'affairent autour de la paperasse
de bureau.
J'ai attendu cinq minutes puis un homme est venu me
remettre ceinture et vêtements. "Ma" ceinture et "mes"
vêtements! Je crois comprendre. Un policier me prend fermement par le bras et
me conduit dans une petit cellule où il y a cinq autres détenus. Je dois
enfiler mes vêtements en vitesse, devant tout le monde. La prison est le
meilleur endroit pour combattre la gêne. Puis on nous met tous les six dans
un fourgon.
A un prisonnier près de moi, je pose la question
qui me brûle les lèvres.
— Est-ce qu'on va nous libérer?
—
Il se met à rire et dit:
— Pas sûre. Cela dépendra de l'humeur du juge.
—
— Quoi?
—
— T'es pas au courant? On passe en cour.
—
— Ah bon.
—
— Qu'est-ce qu'il y a? Pourquoi tu fais cette tête- là?
—
— Ça fait deux fois que je passe en cour!
—
— Alors, cette fois-ci est la bonne. Si on ne te libère pas, ça
veut dire que tu passeras un bon bout de temps en dedans avant de voir à
nouveau un juge.
—
— Et si on me libère... pourquoi on ne m'a pas remis ma bague et
mon argent?
—
— Oh, ça, c'est la politique de la prison. Si le juge te libère,
il te faudra revenir à Okkala pour récupérer tes affaires.
—
— Belle affaire!
—
Le fourgon cellulaire roule sur la rue Georgia. Il
s'arrête à l'arrière du palais de justice et nous en descendons, entourés de
trois gardes armés. On emprunte un couloir et, derrière nous, les portes se
referment une à une. J'imagine mal une personne claustrophobe en ces lieux.
Je reconnais tout de suite la salle d'attente. Je
me suis assis sur un banc et je n'ai pas bougé de là tant qu'on n'a pas
prononcé mon nom. Le moment venu, je me suis levé et j'ai marché le dos courbé
jusqu'au box des accusés. J'ai levé lentement les yeux vers l'audience
et j'ai vu Donald et Conrad dans les premiers bancs. Donald a timidement
envoyé la main comme pour me dire “Lâche pas, on est avec toi, mon gars”.
Je suis debout à la barre et je n'écoute même pas
ce que dit l'interprète au juge. Je m'en fiche. Je sais que je suis coupable
de la faute qu'on m'impute. J'aurais dû avoir tout avoué dès le départ.
Peut-être que je m'en serais tiré à bon compte. Mais non, le maudit
interprète a voulu que je plaide non coupable et voilà où j'en suis. Pourquoi
le juge n'a-t-il pas tenu compte du fait que j'étais saoul quand j'ai volé?
Pourquoi se concertent-ils avec autant de sérieux? Vont-ils décider de mon
sort sans que je prenne la parole pour me défendre?
L'interprète s'approche et me souffle à l'oreille:
— Ne t'en fais pas, je vais tout arranger.
—
D'la marde, sti! Il essaie de me rassurer. C'est
moi qui ai passé trois semaines à croupir en prison, pas lui.
Une fraction de seconde, je le regarde droit dans
les yeux. Je n'ai pas besoin de lui dire quoi que ce soit. Je crois qu'il a
compris ce que je pense. Il a un peu reculé et s'est tourné vers le juge.
Puis tout s'est vite terminé sans que je sache
encore une fois ce qui s'est passé. Derrière moi, la porte s'est ouverte et
le gardien m'a fait signe de le suivre. Je me retrouve dans la petite salle
d'attente. Je m'assoies près d'un détenu et lui quête une cigarette. Je n'en
reviens pas, c'est la première cigarette à bout filtre que je fume depuis
trois semaines. Bonyenne, que ça fait du bien.
Dix minutes d'attente et le gardien s'amène à
nouveau. Il s'approche de moi, me prend par le bras et, sans un mot, on se
dirige vers une porte aux barreaux de fer. Il l'ouvre, se tourne vers moi et
me lance un sourire.
—
You're
a free man.
—
—
What?
—
— You're a free man, come on, move on! qu'il dit avec une
impatience dans le ton.
—
Je vois venir l'interprète, radieux. Il me tend la
main. Je la serre avec sans conviction. Il me parle. Il croit que c'est à lui
que je dois ma remise en liberté. J'aurais envie d'être vulgaire et lui
lancer un “va donc chier, kâlisse!”, mais n'en fais rien. Je ne suis pas
dupe. Un détenu m'avait dit que pour un vol d'une valeur de 50$ ,
j'avais le choix entre payer l'amende de 100$ ou passer un mois en prison.
Or, j'ai fait trois semaines en dedans. J'ai donc payé ma dette à cette
société de merde et l'interprète n'a rien à y voir. Au contraire, il a gagné
son salaire sur mon dos.
Avant de reprendre ma liberté, j'ai dû signer des papiers.
Quand ce fut fait, j'ai demandé pour la porte de sortie. Je me suis retourné
et j'ai vu Donald et Conrad qui venaient vers moi.
C'est l'accolade.
L'interprète, toujours à mes côtés, doit péter au
frette car mes deux chums sont habillés en hippie. Il les regarde de haut en
bas avec les yeux ronds comme des trente sous.
Donald a sur la tête un large chapeau noir avec une
espèce de plume d'autruche blanche sur le rebord. Il porte un manteau de
fourrure dont les manches sont coupées — arrachées, je dirais — à la hauteur
des épaules et son jeans est à pattes d'éléphant. Quant à Conrad, le grand
six pieds, il a toujours ses fameuses petites clochettes attachées à ses
sandales et son éternel pantalon de jeans patché et troué aux genoux.
L'interprète a marmonné quelque chose, s'est
empressé de me serrer la main et s'en est allé. “C'est ça, va faire de
l'argent sur le dos des autres, vieux vautour”, que je pense en le regardant
partir.
Sur le trottoir, avec mes chums, se sont à nouveau
les accolades et on se raconte des blagues. Donald fait des petites
steppettes à la Charlie Chaplin. Tout le monde est de bonne humeur et je me
sens revivre.
Je regarde autour de moi. J'en reviens pas. On vit
dans un monde de couleurs et on ne s'en extasie même plus. C'est si beau, les
couleurs. Les arbres, les fleurs, les bosquets, les trottoirs, les maisons,
les édifices, les automobiles... tant de couleurs à notre portée alors qu'en
prison tout est si gris. Je redécouvre le monde. Les gens sont là qui
regardent les gens qui en regardent d'autres. Ils n'ont rien d'autre à faire
que de trouver le temps long. “Réveillez-vous!” que j'aimerais leur dire il y
a plein de belles choses autour de vous. Profitez-en!
Je suis libre comme l’air. Youpi!
Sur la rue Hasting, alors qu'on se
dirige vers la rue Granville, Conrad nous quitte. Donald montre du doigt une
enseigne de studio de culture physique. On entre. La salle est vide. On
touche à tout: poids et haltères, planche abdominale. On va sur le ring
et on fait semblant de boxer. Un peu plus tard, on prend un bain sauna. Quand
nous sortons de l'endroit, sans avoir vu personne pendant tout ce temps, on
est épuisés. On se pointe le nez dans un restaurant minable pour manger un
hamburger. On y fait la rencontre d'un jeune homme dans la vingtaine qui s'en
va travailler aux champs de tabac près de Toronto. Il veut s'acheter ...une
Harley.
Donald et moi pensons à notre rêve d'en posséder
une. On se regarde un instant. On comprend que c'est mal parti et qu'il
faudra en faire notre deuil. Du moins pour le moment.
Au restaurant le White Lunch, quelques anciennes
figures s'y trouvent, mais très peu. En face du Hudson Bay, de nouveaux
hippies flânent. Je ne reconnais plus personne. Où sont passés tous les
autres? Sont-il en tôle?
Conrad est le plus chanceux d'entre nous. Il a
trouvé un homosexuel qui est prêt à dépenser mer et monde pour l'avoir dans
son lit. Conrad n'a pas l'intention de se laisser faire et entend tout
essayer pour en avoir le plus possible sans se faire toucher.
Donald et moi avons rencontré deux
jolies filles à la fontaine, en face du palais de justice. L'une se prénomme
Lisa et l'autre, Angela.
Tout d'abord j'ai eu le bégin pour elle, Angela.
Comment résister à ses cheveux d'or et son visage de poupée de cristal? Mais
quand j'ai vu sa façon de regarder Donald, j'ai vite compris que son choix
était déjà fait. Celui de Donald aussi.
Je ne devrais jamais me fier à mes premières
impressions car mon coeur a fait deux tours dans le vide quand je me suis
approché de Lisa. C'est elle mon type de femme et pas l'autre. Autant Angela
a les cheveux longs et blonds et autant Lisa les a longs et noirs. C'est le
jour et la nuit entre les deux.
Lisa n'est pas très grande et a un corps mieux
balancé que celui de Ann. Mais ce n'est pas cet aspect de sa personne qui m'a
conquis. Ce sont ses yeux, des yeux noirs comme des charbons ardents, de
magnifiques yeux de gitane.
Lisa et Angela seront nos amours pour quelques
temps. Le problème, c'est que ce sont des étudiantes et qu'on ne les voit que
la fin de semaine. On se rencontre soit à la fontaine ou en face du Hudson
Bay.
Notre relation aura eue une durée de trois
semaines, pas plus, et elle fut platonique. Avec Lisa, je n'irai pas plus
loin que les caresses et les baisers ...passionnés.
La dernière fin de semaine, nous sommes allés chez
elles, au delà de la quatorzième avenue. Elles faisaient du babysitting. Je
crois qu'elles voulaient faire l'amour parce qu’elles n’arrêtaient pas de se
coller à nous. C'était une belle occasion, les parents n'étaient pas à la
maison. Mais Donald et moi étions gauches, pas mal nerveux, et
n'arrêtions pas de blaguer. Ce qui fait que rien ne s'est passé.
Ce soir-là, de retour à la fontaine, Lisa et moi assis l'un près
de l'autre, j'ai dessiné sur son pantalon avec un crayon feutre des fleurs et
j'ai eu l'indélicatesse d'y inscrire en lettres moulées
"agace-pissette". Lisa m'a demandé ce que ça voulait dire. Elle
insistait pour que je lâche le morceau. Il n'était pas question que je
traduise. Plus elle insistait pour le savoir et plus je comprenais que
j'avais gaffé. Je ne pensais pas une miette ce que j'avais écrit. Ce n’était
qu’une blague idiote de ma part. Puis, elle s'est tournée vers Donald pour
connaître le fin mot de l'affaire. Donald, ne se doutant pas que ça venait de
moi, lui a tout simplement répondu... la vérité et rien que la vérité, que
cela signifiait “cockteaser”.
Vexée, outrée, choquée, Lisa s'est éloignée de moi
comme si j’étais une vermine et est allée rejoindre Angela, à qui elle s'est
empressée de tout raconter. Donald ne savait pas trop comment s'y prendre
pour leur dire que ce n'était qu'une farce plate de ma part. Les filles
n'étaient pas prêtes à me pardonner. Jamais je ne suis senti plus idiot.
C'est sûr qu'avec un peu de persévérance, on aurait
pu finir par les convaincre de rester avec nous. Mais à 17 ans, on est
tellement inconscients, insouciants de nos paroles et de nos actes. C'est
comme si on avait pour principe “une de perdue et dix de retrouvées”.
Ce fut donc la fin d'une brève histoire d'amour et
ça me fait penser aux paroles d'une très belle chanson de Joni Mitchell où
elle dit à peu près ceci: «tu n'es pas conscient de ce que tu as jusqu'à ce
que tu le perdes». C'est vrai.
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