Grains de sable

Introduction

Ce fut une très longue nuit. Je n'arrivais pas à dormir. Des images confuses tourbillonnaient dans ma tête comme des flocons de neige soufflés par le vent. J'avais beau essayer de mettre de l'ordre dans mes idées mais l'anxiété et la nervosité l'emportaient sans cesse.

Comment pouvais-je espérer trouver le sommeil alors que j'avais une importante décision à prendre. Un nouvel ami rencontré au début de l'année scolaire à la Polyvalente de la Cité des Jeunes m'avait demandé de quitter Hull, de tout laisser derrière et partir avec lui vers l'Ouest, direction Calgary.

Les reflets de la lune pénétraient par la fenêtre de ma chambre et illuminaient l'immense affiche sur le mur en face de mon lit. Sur ce poster, Peter Fonda et Dennis Hopper chevauchaient chacun une rutilante Harley Davidson et roulaient sur une route déserte de la Californie. Je les enviais. Moi aussi, je rêvais de vivre des aventures.

Avant propos

Ce qu'il ne faut pas oublier au gré de sa lecture, c'est que Grains de sable est un témoignage des années 60 tel que vécu par un adolescent de 17 ans. Je suis cet adolescent. Ou plutôt, j'ai été cet adolescent de 17 ans. Ce témoignage représente deux années dans ma vie: 1967 et 1968. Il ne faut pas croire qu'aujourd'hui j'ai cette mentalité désinvolte et naïve que j'avais à l'époque. Mais il y a des choses qui ne changent pas.

Los Angeles et San Francisco sont des mots magiques en ce début d'hiver de l'année 1967. C'est un peu la terre promise pour les jeunes, Sodome et Gomorrhe pour les adultes. Ma génération se sent incomprise et les adultes sont littéralement dépassés par les événements. Malheureusement, il en est presque toujours ainsi, d'une génération à l'autre, les adultes ne comprennent pas ce que jeunesse veut.

«L'été de l'amour et des fleurs dans les cheveux», je ne savais pas encore ce que ça voulait dire mais j'en avais vu des images vers le mois de septembre au journal télévisé. Je ne me sentais nullement concerné par les cheveux longs et les jeans patchés et, pour tout avouer, je trouvais ça ridicule. Par contre, je trouvais intéressant la révolte des hippies face l'establissment et cela, même si je n'arrivais pas à tout comprendre de ces manifestations publiques. Notamment celle qui eut lieu dans l'Ohio aux Etats-Unis et où des étudiants sont morts pour rien sous les balles des soldats. De nos jours, c'est grâce à Neil Young si on peut encore se souvenir de cette tragédie:

Tin soldiers and Nixon's coming
We're finally on our own
This summer I hear the drumming
Four dead in Ohio

Révolte face à toutes les injustices sociales, cela me plaisait. Mais en usant du pacifisme et en mettant des fleurs dans l'orifice des canons des fusils pour parvenir à ses fins — c'est-à-dire pour changer le monde —, j'avais de sérieux doutes à ce sujet. C'était insensé et tout à fait stupide. En fait, comme les gens de trente ans et plus, moi non plus je ne comprenais pas ce qui se passait. A cette époque des années 60, j'étais un rocker et la jeunesse de San Francisco avec ses idéologies — aussi nobles furent-elles — étaient à cent lieux de mes préoccupations. En d'autres mots, j'en avais rien à branler.

C'est Los Angeles qui m'attirait comme un aimant et surtout, la ville d'Okland. C'est là que tout avait commencé pour les motards. Je pensais naïvement que je pourrais me joindre au rang des Hells Angels. Cela me rendait enthousiasme et fébrile juste à l'idée qu'un jour j'allais posséder ma propre Harley Davidson toute cromée, de partir en bande et sillonner les grands chemins, de faire la fête avec les copains et cracher mon venin à la face du monde en leur lançant un fuck you bien senti. Attention, je tiens à faire une parenthèse importante : les Hells des années 60 n'ont rien à voir (ou presque) avec ce que la bande est devenue aujourd'hui. A l'époque, on pourrait dire que les mots d'ordre étaient "liberté" et "pas d'attache". Aujourd'hui, ça a bien changé car c'est le $ qui prime. Les rockers sont devenus des capitalistes parce qu'ils ont compris que le vrai pouvoir est là. Passons.

Néanmoins, San Francisco n'était pas en reste. Dans mon for intérieur, je pressentais que j'étais en retard, que j'avais raté les débuts de quelque chose d'important, d’historique même. Je ne savais pas ce que c'était mais ça avait fort probablement à voir avec cet été de 1967. J'étais donc en retard de quatre mois sur l'actualité.

Si à ce moment-là de ma vie j'avais su ce que j'allais manqué, la décision de partir, de quitter la maison, aurait été prise bien avant durant l'année. Mais, au fond, j’avais peut-être besoin d’un élément déclencheur. Et cet élément déclencheur fut mon ami Donald.

Je ne connaissais pas personnellement ces gens dont on parlait aux nouvelles télévisées mais, imaginez un peu, j'aurais pu cotoyer les Gingberg, Kerouac, Baez, Dylan et compagnie.  Mais j'ai quand même su prendre ma revanche des années plus tard.

Mon monde à moi, donc, je l'ai découvert vers l'âge de quinze ans et c'est celui des artistes. C'est-à-dire la culture: livres, arts, musique... Cela ne fait pas de moi quelqu'un de plus intelligent ou de plus cultivé que les autres. C'est juste que le monde dans lequel je me sens bien est celui que je viens de citer. On dit que le temps perdu ne se rattrape jamais. S'il y a du vrai dans ses propos je crois aussi que par moment on peut déjouer le temps, si on est assez perspicace pour en trouver les failles et savoir profiter des opportunités qui s'offrent à nous.

Donc je n'étais pas présent quand le mouvement hippie a pris naissance. Je n'avais pas encore lu On the Road de Jack Kerouac, ni A Stranger in a Strange Land de Robert Heinlein. Je ne savais rien de la dope, de la drogue, très peu au sujet des filles et rien du tout du monde caché (underground) des adultes. Par contre, j'avais un bagage rock'n'roll: la musique. Je crois très sérieusement — même si cela peut faire sourire — que celle-ci m’a sauvé de plusieurs mauvais pas, de situations embarrassantes ou déplaisantes où je ne savais pas comment réagir, comme on le verra dans Grains de sable.

Quand Donald et moi sommes arrivés à Vancouver, le mouvement hippie était en pleine effervescence. «We were right in the middle of the game», comme disent les anglos. Pour nous deux, adolescents naïfs et impressionnables, c’est à ce moment-là que notre vie a changé, que nos oeillères de rockers sont tombées et qu'il a fallut s'adapter à une nouvelle vision du monde. Les Beatles chantaient All you need is love et Lennon, en particulier, nous invitait à «turn off your mind relax and float downstream, is it not dying», (Tomorrow Never Knows).

Le premier jet de ce témoignage fut écrit en 1975 alors que je travaillais de nuit comme caissier dans un libre-service, à Hull. C'est donc dire que j'ai eu pas mal de temps pour me rappeler les souvenirs et les coucher sur papier. Ce ne fut pas un travail ardu car je savais ce que j'allais écrire: la vérité et rien que la vérité, exactement comme on fait pour la rédaction d'un journal intime. Que cela déplaise à certaines personnes était (alors) le moindre de mes soucis. Ce serait leur problème et non pas le mien. Mais je me suis vite rendu compte que toute vérité n'est pas bonne à savoir et qu’il y a des choses qu’il vaut mieux taire. Je me suis donc imposé une "légère" censure, notamment en omettant de révéler les noms de famille des gens cotoyés (cependant tous les prénoms sont vrais) lors de ce voyage qui n'aura duré que d'octobre 1967 à décembre 1968. Mais comme le mentionne les paroles d'une chanson des Grateful Dead: «What a long strange trip it’s been».

En 1975, j'avais 25 ans. Au moment où j'écris ces lignes, j'en ai 51. Il y a quelques années, en relisant des extraits de Grains de sable, je me suis dit qu'il me faudrait tout réécrire. L'écriture du premier jet était fort maladroite et pleine de fautes d'orthographe. Étant un drop out (décrocheur), — apparemment mes études scolaires équivaudraient à un secondaire 1 —, je ne connaissais rien à l'écriture. J'ai fait mon apprentissage par la lecture et, autant à cette époque que maintenant, j'avais surtout le goût d'écrire. Je vous demande donc d’être indulgent face à certaines tournures de phrases et à la syntaxe (que je n'arrive toujours pas à comprendre d'ailleurs).

Pour la réécriture de Grains de sable, j'ai été fidèle au manuscrit original en ce sens que j'ai gardé les faits tels qu'ils se sont passés dans notre vie, à mon ami Donald et à moi. J'ai seulement essayé d'améliorer les tournures de phrases et essayé d'éviter les fautes d'orthographe. Et puis, aux souvenirs, j'ai ajouté des commentaires sur ma personne — quelques souvenirs d'enfance, entre autres — et des passages plus intériorisés que dans la version initiale. En effet, en relisant le premier jet, je me suis aperçu qu'il s'agissait surtout d'un récit d'aventures et que je ne révélais en rien mes états d'âme, comme si j'avais eu peur de trop en dévoiler.

Les souvenirs? Hier comme aujourd’hui, tout est dans ma tête. On pensera que je suis la vague nostalgique où tout un chacun, surtout au cours des années 90, ont voulu  mettre leur grain de sel en se remémorant la belle époque que ce fut. Je ne crois pas que ce soit mon cas et si ça l'est, c'est bien involontaire de ma part. En 1975, la mode n'était pas aux années 60 et j'étais pourtant, à ce moment-là, en pleine période d'écriture sur le sujet.

Contrairement à la plupart des gens de ma génération qui par la suite furent récupérés par le système, je ne suis jamais vraiment sorti des années 60. Est-ce un bien ou un mal? La réponse n'a pas d'importance et je ne veux pas la connaître. Mais j'ai quand même su m'adapter aux autres courants, surtout musicaux  — car, comme on le verra, la musique est omniprésente dans ce témoignage — qui ont suivi: le progressif, le New Wave, le Punk, le Grunge, le Metal, tout en lorgnant vers le Blues, le Flamenco, le Nouvel Age et la musique Classique.

Ce n'est qu'avec le temps qu'on apprend à se connaître soi-même, à savoir ce qu'on veut et ce qu'on ne veut pas, ce qu'on aime ou pas. C'est juste malheureux que quand on est jeune on croit tout savoir, tout connaître, et qu'on envoie chier les autres. Je l'ai compris à retardement.

Je suis ce que je suis avec mes qualités et mes défauts. J'en suis conscient. Comme je suis conscient d’ailleurs que certaines personnes me porteront un jugement à la suite de la lecture de Grains de sable. De ce jugement, j'en ai bien sûr une part de responsabilité. Mais je suis capable de l'assumer et de vivre avec. Je ne renie nullement les fautes de jeunesse que j'ai commises comme le plaisir que j'ai eu à vivre une vie assez bien remplie, merci. Si c'était à refaire, je referais probablement les mêmes bêtises, les mêmes erreurs, et savourerais probablement les mêmes petits instants de bonheur... avec la naïveté en moins, peut-être.

Je vous souhaite donc la bienvenue dans Grains de sable et j'espère que votre lecture vous procurera du plaisir.

Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter d'être bien dans votre peau car c’est tout ce qui compte dans la vie. Rien d’autre n’a vraiment d’importance.

Pierre Lacroix 1999-2001

DEBUT de GRAINS DE SABLE

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