Chapitre Cinq

Des visiteurs

Jean-Nil travaille à la ferme de son père. Il s’ennuie. Les journées lui paraissent interminables. Ce n’est pas que la paix de la campagne lui déplaise, car il aime bien la nature, mais contrairement à son frère, il trouve les travaux de la ferme ennuyeux. Il a dix-neuf ans et ne peut continuer ses études parce que son père n’en a pas les moyens. Il aurait voulu devenir ingénieur. S’il pouvait travailler à l’extérieur, peut-être pourrait-il payer lui-même ses études, mais il croit que son devoir est d’aider son père qui semble toujours à court de main-d’œuvre. Il se sacrifie donc pour assister ses parents et pour faire ce qu’il croit être, pour le moment du moins, la volonté de Dieu.

Madame Sirois, pendant qu’elle lave la vaisselle, observe ses fils par la fenêtre de la cuisine. Ces derniers sont en train de réparer une clôture près de la maison. Pierre est le plus grand mais non pas nécessairement le plus fort malgré l’endurance qu’il a acquise par les travaux physiques de la ferme. La plupart du temps, dans leur luttes amicales, c’est Jean-Nil qui a le dessus. L’aîné, dont les cheveux bruns légers parsemés de mèches blondes embellissent un visage déjà beau, charme les filles qui rivalisent entre elles pour obtenir son attention. Son frère, par contre, n’est ni beau, ni laid. Ses cheveux noirs, épais, indisciplinés, et son teint foncé lui donne une apparence qui contraste plus qu’elle apparente celle de son frère. Son visage rectangulaire reflète sa force physique. "Un solide gaillard", pense sa mère. Mais, ce qu’elle admire le plus chez lui, c’est sa sensibilité, sa gentillesse envers ses parents; envers ses frères et sœurs – enfin, envers tout le monde. En plus de ça c’est un garçon qui réussit très bien aux études; il a aussi un bon jugement et un bon sens pratique.

La mère est très fière de ses fils. Elle s’inquiète pourtant au sujet de Jean-Nil, car elle sent qu’il n’est pas heureux. Qu’il ait dû abandonner la poursuite d’une profession pour laquelle il avait tant d’ambition et s’adonner à un travail qu’il trouve sans attrait lui a fait perdre son entrain habituel. Il a besoin de se donner une raison de vivre; il a besoin de se greffer à la vie… à quelque chose… à quelqu’un. "Il a besoin d’une bonne femme", pense la maman, "…d’un trésor de femme auprès de laquelle tout l’or du monde ne serait qu’un peu de sable."

C’est cela que la mère croit désirable pour son fils et, à cette intention, elle fait une courte prière. Relevant les yeux après son "amenn", elle voit ses deux hommes disparaître derrière le bosquet: Pierre conduisant le tracteur et Jean-Nil assis sur la charrette. Alors qu’elle porte son attention à autre chose, ses deux fils disparaissent de sa pensée. Quelques minutes plus tard, on frappe à la porte:

"Entrez!"

C’est l’habitude des gens de la région d’inviter à entrer lorsqu’on frappe à la porte. Il est tellement rare que les visiteurs soient des étrangers qu’on ne se donne pas la peine d’aller ouvrir. Mais cette fois-ci ce sont, en effet, des étrangers qui apparaissent dans l’ouverture de la porte; deux hommes portant chacun une petite valise. L’un d’un, voyant la surprise de la maîtresse, s’empresse de s’identifier pour la rassurer:

"Nous sommes des Voltigeurs…vous connaissez notre mouvement?"

Elle hésite un moment, mais sa méfiance disparaît immédiatement lorsqu’elle reconnaît l’uniforme.

Bien oui, vous êtes venus l’an dernier…du moins, l’un de vous est venu. Attendez un instant que j’appelle mon mari. Il doit être encore dans la grange."

"ARTHUR ! ARTHUR ! IL Y A DES VISITEURS, ICI, POUR TOI!"

Lorsque Jean-Nil revient des champs pour le souper, il est heureux de trouver les deux hommes assis au salon avec son père et les plus jeunes des enfants. La présence de visiteurs, surtout lorsqu’elle occasionne un événement, ajoute un peu de sel à la monotonie des besognes journalières. Sa mère, toute aussi heureuse, ne semble pas se préoccuper du surcroît de travail que lui causera cette visite. Tout empressée, elle vient à la rencontre de Jean-Nil et l’emmène devant les visiteurs. L’un d’eux, nerveux, se lève brusquement et tend la main.

"Voici mon fis Jean-Nil. Ce monsieur est Adolphe… ?"

"Rytmore, Ryt-mo-re, Madame."

Jean-Nil donne la main à un homme dépassant la vingtaine, un peu gras, avec un visage rond dans lequel s’agitent des yeux saillants qui lui donne un air effarouché. Le visiteur serre la main en la tirant vers lui d’un geste nerveux, ce qui déplaît à Jean-Nil. Sans savoir pourquoi, dès lors, il ressent pour ce Rytmore, une certaine méfiance mêlée de pitié.

"Et celui-ci est notre taquin Monsieur St-Cyr…Roger."

Un petit homme souriant, au visage plein de rousseurs et aux cheveux roux, ondulés, déjà grisonnants, se lève pour lui serrer chaleureusement la main.

"Bonjour Jean-Nil. Je crois que tu n’étais pas ici lorsque je suis passé l’an dernier? Étais-tu caché?"

Jean-Nil le trouve bien sympathique.

"Quand êtes-vous venu l’an dernier?"

"C’était au début de juin."

"J’étais, alors, au collège."

L’attention revient aux visiteurs, à monsieur St-Cyr, surtout, qui n’en fini plus de taquiner les enfants et qui amuse tout le monde avec ses anecdotes. Jean-Nil se permet alors d’observer les nouveaux venus et leurs attirails. Il va s’asseoir sur une chaise libre au dossier de laquelle l’un des voltigeurs a accroché sa coiffure. C’est d’un béret de feutre bleu avec une fleur de lys au centre et un ruban rouge autour. À part les couleurs il est semblable à ceux que portent les cadets de l’armée. "Je comprends pourquoi on a surnommé les voltigeurs, les bérets bleus" pense-t-il. Il remarque aussi que les visiteurs ont au cou un foulard léger qu’ils portent à la scout et dont les couleurs sont celles du béret. Sur la table basse du salon on a étalé pamphlets, livrets, boutons-épingles et quelques exemplaires d’une revue dont Jean-Nil reconnaît le titre de La Table Ronde. C’est une publication que son père reçoit et qu’il laisse traîner dans la maison avec l’espoir que ses enfants finiront par s’y intéresser. Le nom de ce périodique a toujours intrigué le jeune homme, c’est pourquoi, piqué par la curiosité, il a de temps à autre ramassé la revue pour en examiner les gros titres, mais sans s’y intéresser davantage. La petite note explicative qui apparaît en sous-titre sur la page couverture a toutefois suffisamment retenu son attention pour l’avoir garder à la mémoire: Organe de la Solidarité pour la Justice et la Paix.

Rytmore, assis un peu à l’écart, est absorbé dans une activité un peu bizarre. Il tient un crayon rouge qu’il humecte avec la langue pour faire des marques dans les paumes de ses mains. Jean-Nil l’observe quelques temps mais bientôt son attention retourne à St-Cyr qui raconte ses interminables aventures.

"…j’étais heureux de rencontrer son épouse, une charmante petite femme. Elle m’a invité à souper. C’était une occasion pour piquer une bonne jasette – nous ne nous étions pas revus depuis deux ans. Pendant qu’on parlait, Méo et moi, la jeune femme s’affairait dans la cuisine. Enfin, le souper est prêt et on se met à la table. On arrête la conversation juste assez longtemps pour faire le bénédicité après quoi la conversation reprend de plus belle. La pauvre femme a quelque chose à dire et c’est avec grand peine qu’elle parvient à se faire entendre: «J’ai fait des crêpes pour souper mais je vous avertis que je ne suis pas bonne cuisinière». «Ma chère madame», je lui ai répondu, «on dit toujours ça quand on a du talent.» Mais cette cuisinière-là avait raison – ses crêpes étaient épaisses et mal cuites. Et moi qui n’aime pas les crêpes, surtout celles qui sont mal cuites!"

"Ne vous en faites pas Madame Sirois, si c’est des crêpes que vous préparez, les vôtres, je les aimerai bien."

St-Cyr se lève et va jeter un coup d’œil dans la cuisine pour s’assurer qu’il n’a pas causé d’embarras. Mais la cuisinière le rassure en lui disant qu’elle prépare du boudin.

"Le père reprit conscience de ma présence lorsque la mère revint avec son poupon pour me le présenter. Elle se rendit compte, alors, que la crêpe avait disparue. «Ah! Je suis tellement heureuse que vous aimiez mes crêpes. Il a fallu tout ce temps pour que mon mari s’habitue à ma cuisine et je ne suis pas certaine qu’il y soit encore.» Avant que j’eusse le temps de protester une autre grosse galette pâteuse prit place pour se faire absorber. J’ai trouvé le moyen de la faire absorber par l’autre poche. Heureusement, c’était la dernière. La cuisinière s’est excusée: Si j’avais su que vous étiez pour aimer mes crêpes, j’en aurais fait davantage.» «C’est dommage», je lui ai répondu, «mais ne vous en faites pas. De toute façon, si vous m’en aviez donné un autre, j’aurais été en peine de lui trouver une place.»"

Après ça, il fallait bien que je me débarrasse de ces pâtes-là au plus vite. C’est lourd, ça, dans les poches, et un peu graisseux aussi. Donc je me suis excusé pour passer à la chambre de toilette. J’ai fourré mes pâtes là où de toute façon elles auraient fini par aboutir. Puis j’ai actionné la chasse croyant que la toilette avalerait tout le tas. Par malheur, elle s’est plutôt engorgée! J’aurais dû déchirer ces choses-là en petit morceaux. Il m’a fallu appeler Méo. Quel embêtement! «Méo, viens ici! La toilette est bouchée.» Le voilà qui arrive avec sa ventouse et commence à la plonger là-dedans. Vous vous imaginez que j’étais mal à l’aise. Il allait siphonner ces grosses crêpes et après… Ah! quel embarras! Il allait falloir tout expliquer. La p’tite femme allait être tellement bouleversée; elle qui croyait que j’avais apprécié sa cuisine. Et moi? À coup sûr, cela allait gâcher ma visite. Voilà les morceaux de pâtes brunâtres qui surgissent! Méo s’arrête et regarde ça… ça y est! «Yvonne!» Lance-t-il, «je t’avais pourtant dit de ne pas laisser tremper les couches du bébé dans la toilette!»"

Toute la famille Sirois éclate de rire. "Chenapan!" S’exclame Madame Sirois pour le taquiner. "Venez manger, c’est prêt. Et vous, Roger St-Cyr, je vous surveille de près. Vous feriez mieux d’enlever votre veston à grandes poches." On reprend le rire. Quant à Rytmore, il demeure sérieux. Tous s’installent à la table et rendent grâce à Celui qui est la source de tout bien. La prière terminée, un moment de répit permet à Jean-Nil de poser une question:

"Pourquoi a-t-on nommé votre revue La table ronde?"

"Ah! Tu dois avoir lu les contes du Roi Arthur?"

Et il se met à chanter: "Voltigeurs de la Table Ronde… Ah! Ah! Non! Soyons sérieux. Cela n’a rien à voir avec Arthur – Sire le roi Arthur, c’est-à-dire, et non pas Arthur Sirois. Voyons: L’Union pour la justice et la paix est un mouvement populaire qui cherche à grouper les citoyens sans distinction de race, de rang, et cetera, en vue de certaines réformes financières, économiques, sociales et politiques. «Table ronde» signifie que nous évitons l’esprit de parti. Le cercle est le symbole de l’unité - tu vois ? Le titre de notre revue indique qu’elle fonde ses idées sur un principe contraire à la lutte des classes. Notre revue et le mouvement qu’elle représente évitent aussi la lutte des partis politique."

La discussion va bon train; les légumes et le boudin aussi. Arthur Sirois, à son tour, aborde un autre aspect du même sujet:

"Je sais que vous avez eu des difficultés avec les médias, avec certains autres groupes et avec les autorités - même les autorités religieuses. Je lisais dans le dernier numéro de La table ronde que dans une petite ville de l’Est, où le maire est un adversaire, vous avez été tourmentés et même arrêtés par la police à laquelle on avait porté plainte. J'espère que dans cette ville-là on arrivera à comprendre que vous n’avez rien à voir avec leur politicaillerie."

"Un brin de persécution ne fait pas de tort, Monsieur Sirois. Il en faut un peu pour pratiquer la patience et l’endurance. Il ne se fait aucun bien en ce monde sans que des forces opposées surgissent pour lui mettre les bois dans les roues. Même le plus grand bien rencontre de l’opposition et de cela l’Évangile nous en donne le meilleur exemple. De plus…"

"J’étais là, moi, quand cette damnée police nous a arrêtés!"

C’est Rytmore qui interrompt son confrère. Il s’excite, se fâche, frappe la table du poing, parle de plus en plus vite et de plus en plus fort:

"Le maire c’est un hypocrite, un vendu aux financiers; les policiers sont tous ses petits valets, des corrompus ! Pourquoi arrêtent-ils les gens qui font le bien au lieu d’arrêter la crapule qui patauge dans la ville ? C’est parce qu’ils font eux même partie de ce rapace."

Les paroles sortent si vite de la bouche qu’elles frappent l’oreille comme un éboulement et on ne peut plus distinguer les mots. Les Sirois, surpris par cette explosion, le regarde d’un air étonné. Quant à St-Cyr, visiblement embarrassé, il se contente de baisser la tête sans rien dire. Finalement, lorsque l’autre commence à invectiver d’une façon intolérable, il se voit obligé d’intervenir.

"Rytmore! Arrête-moi ça! Voyons… ne peux-tu pas contrôler un peu ta salive?"

Rytmore se tait.

"Écoute-moi bien, Adolphe. Tout ça ne sert à rien. Et souviens-toi de l’avertissement de la Direction… «un voltigeur qui ne sait pas pardonner et oublier ne peut pas demeurer un voltigeur.» Ne l’oublie pas!"

Il est certain que St-Cyr aurait préféré faire cette réprimande en privé mais la situation l’obligeait à intervenir directement. Autour de la table, les plus âgés comme les plus jeunes ont ressenti comme une douche d’eau froide refroidissant l’atmosphère de convivialité qui était la leur avant l’incident. Petit à petit, toutefois, la bonne humeur reprend le dessus. Le souper terminé, le Père Sirois, fidèle à ses habitudes, convoque la famille pour le chapelet. Les voltigeurs sont eux-mêmes heureux de se joindre au groupe car ils ont besoin d’alimenter leur zèle au moyen de la prière. On s’agenouille et chacun, dans la prière commune, communique individuellement avec son Dieu personnellement présent. Les plus jeunes, toutefois, ont plus de difficulté à se concentrer longuement et ne sont pas longtemps sans bouger. Madame Sirois voudrait bien méditer un peu, mais elle doit tenir les yeux ouverts sur les enfants et faire des menaces silencieuses lorsque l’une des petites se sert de son chapelet pour se boucler les cheveux. Le père dirige la prière avec recueillement et avec une certaine solennité comme un homme conscient d’accomplir une tâche sacrée. Les autres prient avec bonne intention, mais non sans un brin de distraction comme il convient à la plupart des êtres humains. Jean-Nil, par exemple, fait son possible pour méditer les mystères du rosaire mais il ne peut s’empêcher d’observer de temps à autre, du coin de l’œil, la sincérité et l’humilité de St-Cyr qui se livre pieusement à la prière sans aucun respect humain. Il veut l’imiter, mais avant de fermer définitivement les yeux, il tourne légèrement la tête vers l’autre voltigeur. Contrairement au reste du groupe qui fait face au crucifix, Rytmore, se tient de côté car il a besoin d’espace pour ses bras qu’il étend en forme de croix. Une main tient le chapelet tandis que l’autre, ouverte, laisse voir dans la paume, comme une plaie, la marque rouge qu’il avait faite avec son crayon. Les yeux sont fermés mais Jean-Nil, perspicace, reconnaît que cet homme se trouve plus en présence de lui-même qu’en présence de Dieu. Pour se remettre dans le bon esprit, le jeune Sirois retourne son regard vers St-Cyr puis, ferme ensuite les yeux sans plus de distractions.

Le chapelet terminé, les deux voltigeurs sortent pour aller de porte en porte présenter leur revue et inviter les gens à une rencontre qui aura lieu le lendemain soir. Après cette sortie, St-Cyr revient chez les Sirois tandis que l’autre voltigeur s’en va passer la nuit chez le voisin. Les Blackburn sont d’anciens membres de la Solidarité et des gens de confiance, autrement Rytmore n’aurait pas été laissé seul avec eux. St-Cyr a confiance qu’ils ne seront pas rebutés par les excentricités de son compagnon. Il s’excusera plus tard auprès d’Arthur et d’Anne Sirois pour le comportement de son compagnon:

"C’est un jeune homme tourmenté qui a eu un passé difficile. Il nous connaît depuis environ un an et nous a déjà rendu plusieurs services. Je crois que la camaraderie et la bonne entente qu’il trouve chez nous l’attirent fortement; cela lui aurait toujours manqué semble-t-il. Récemment il a fait sa demande pour être admis dans l’ordre des voltigeurs. Alors, nous l’avons accepté en probation."

"Pourquoi l’avez-vous accepté puisque vous connaissez son problème?"

"Il y avait l’espoir que le dévouement, l’esprit de famille et la chaleur de l’amitié pourraient corriger ou plutôt guérir ses blessures de l’âme. Une atmosphère fraternelle aidée d’une bonne direction spirituelle peut corriger de telles avaries de personnalités. Il est vrai que nous ne le connaissions peu. Le terme de sa probation approche et je dois recommander son renvoi. En passant, gardez cela bien secret! C’est dommage pour lui, mais l’ordre n’existe pas seulement pour ses membres – sa raison d’être est avant tout l’éducation sociale et politique de nos gens. Le voltigeur doit être capable de rendre effectivement ce service."

"N’avez vous pas non plus dans votre ordre une équipe qui travaille au Centre de Canabourg, dont les membres vivent comme des moines? N’y aurait-il pas là une meilleure chance d’intégration pour Adolphe?"

"Oui, chère Madame, il est vrai que nous avons une équipe stationnaire, mais eux aussi doivent prendre la route de temps à autre. En fait, nous avons un système rotatif auquel tous, ou presque tous, participent. Cela permet à ceux qui sont mobiles de se reposer de la route et à ceux qui sont stationnaires de se tremper dans l’action. Rytmore a lui-même fait un stage d’apprentissage au Centre car cela est exigé pour chaque nouvelle recrue, mais la vie communautaire ne lui va pas non plus. Il n’a pas réussi à s’y adapter durant les quelques mois qu’il a vécu au Centre."

Le lendemain soir, un petit groupe d’hommes de femmes sont réunis dans une salle de classe à l’école du village. Jean-Nil est là, aussi, avec son père. On aurait aimé obtenir la salle paroissiale mais elle n’était pas disponible. Il y a toujours de la méfiance dans la population envers la Solidarité. Certains la prennent pour un mouvement communiste et d’autres pour un mouvement fasciste. D’autres, encore, la voient simplement comme un mouvement subversif sans l’associer à une idéologie particulière. Enfin, il y a ceux qui la prennent pour l’adversaire de leur parti politique préféré. Ces préjugés, St-Cyr les a rencontré tour à tour au cours de ses années d’apostolat. C’est sans doute dû à un préjugé de la sorte que les bois ont été mis dans les roues lorsqu’il a essayé d’obtenir la salle paroissiale. Mais enfin, les bonnes gens que voici réunis devant lui sont prêt à l’entendre.

"Mes dames et messieurs, comme c’est l’habitude dans nos réunions, nous allons commencer par une prière et une courte lecture de la Bible."

St-Cyr prie spontanément et brièvement, démontrant son aptitude pour ce genre de prière. Ensuite, s’adressant encore une fois à son auditoire:

"Je veux un volontaire, maintenant, pour nous lire un verset ou deux de la bible. Qui est prêt à venir en avant pour ouvrir cette bible et nous en lire quelques lignes? On a un volontaire?"

Michel Blackburn a l’habitude du volontariat. Il s’avance donc et saisit le gros volume des Écritures. Ce n’est pas un livre qu’il connaît très bien car il n’en a pas à son nom, malgré qu’il projette depuis longtemps d’en acheter une. La seule connaissance de la Bible qu’il possède lui vient des lectures dans la messe dominicale. C’est pourquoi, il s’exécute gauchement, car à la messe on n’a pas à chercher un chapitre ou un verset dans un volume de 2000 pages. Après un moment d’hésitation, ne sachant pas par où commencer, il décide que ce serait peut-être préférable d’aller au commencement. Il ouvre donc au tout début, tourne une page ou deux pour paraître faire un choix et s’arrête au dernier paragraphe du premier chapitre de la Genèse: «Dieu les bénit et leur dit: “Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la…”»"

Ce préambule terminé le voltigeur reprend la parole:

"Mes dames et messieurs, tout d’abord, je veux me présenter, car il peut y en avoir parmi vous que je n’ai pas encore rencontrés. Moi, je m’appelle Tit-Coq."

Il passe les doigts dans sa crête de cheveux roux et l’assistance, saisissant le calembour, se met à rire. St-Cyr reprend:

"Si vous êtes polis, toutefois, vous direz Monsieur St-Cyr. Je suis de ces personnages dont la sainteté est héréditaire."

Une courte pause laisse à l’assistance le temps de rire.)

"Non, en fait, mon nom n’est pas un titre, c’est un programme, le programme de ma vie. Le nom de baptême, c’est Roger… cela fait Roger St-Cyr. Mon copain, que vous voyez là, lui, s’appelle Adolphe Rytmore. Je ne sais pas où il a pêché ce nom là. Moi, je trouve ça plus facile de l’appeler simplement Adolphe – peut-être parce que je suis né à St-Adolphe."

"Nous sommes des voltigeurs. C’est-à-dire que nous appartenons à l’Ordre des voltigeurs. L’Ordre de voltigeurs, lui, appartient à la Solidarité pour la Justice et la Paix. L’Ordre des voltigeurs c’est comme un ordre de chevaliers qui luttant pour le bien de leur pays. Le pays qu’ils ont en vue, c’est un monde meilleur où règne la justice et la paix. Le Roi de ce pays c’est d’abord le Seigneur qui nous enseigne à travers son Église. Ce sont aussi ceux qui tiennent leur autorité de Lui, ici, sur la terre. En fait j’appartiens à un mouvement qui s’occupe surtout à vulgariser l’enseignement social de l’Église.

Avant d’aller plus loin, je veux remercier Monsieur Blackburn, un associé depuis nombre d’années, ainsi que sa charmante épouse, pour l’hospitalité qu’ils nous offrent toujours lorsque nous sommes dans la région. Ces jours-ci, c’est Monsieur Rytmore qui bénéficie de leur bonté. Comme vous le savez notre travail est bénévole, c’est-à-dire que nous ne recevons pas de salaire; c’est pourquoi nous comptons sur l’hospitalité de nos amis.

Je remercie aussi la famille Sirois. C’est moi qui profite de leur générosité. Arthur et moi avons au moins une chose en commun. Lui, c’est le grand Sire Roi et moi je suis le petit saint Sire. «Noblesse oblige» n’est pas ? Il fallait que je vous aide à le remarquer. Mais, finies les balivernes. Maintenant, commence le sérieux.

Bon! Laissez-moi vous dire que cela me ravigote de me trouver devant un groupe comme vous, bâtisseurs de notre pays. Fermiers, fermières, bûcherons, employés des services locaux, vous faites ce qui contribue le plus à la dignité de l’homme; vous participez à la création du monde. Heureux êtes-vous! Aimez votre travail et respectez la dignité qu’il vous donne, en le faisant diligemment, consciencieusement et avec le sens des responsabilités qu’il implique. Souvenez-vous que Dieu continue de créer par votre travail.

Monsieur Blackburn a bien choisi son texte de la Bible: «Emplissez la terre et soumettez-la.»"

Blackburn est flatté. Il se félicite: "C’est plutôt mon instinct qui m’a guidé." murmure-t-il à sa femme assise à son côté. La tête bien haute et le regard fixé sur St-Cyr, il ignore les regards qui se tournent vers lui.

L’orateur continue:

"Ce soir je veux surtout vous parler d’une encyclique de notre cher Pape; l’encyclique Laborem Exercens. En français on lui donne comme titre: Le Travail Humain."

Quand la Bible dit que l’homme - cela inclut la femme, bien sûr – que l’homme doit se «soumettre la terre» elle parle de toutes les ressources terrestres. L’homme se sert des choses matérielles pour se bâtir, ou se créer, un milieu qui lui convient. Ces ressources-là ont été mises à la disposition de tous les hommes par le Créateur. L’homme s’en sert mais il n’en devient jamais le propriétaire ultime puisque les bien créés l’ont été pour tous les humains. Bien sûr que l’homme peut inventer de meilleurs moyens d’utiliser ces ressources comme le font les grosses compagnies avec leurs recherches scientifiques, mais cela n’empêche pas qu’au départ c’est toujours ce que l’homme n’a pas créé - ce qui est propriété commune - qui permet ce développement. Votre machinerie agricole, par exemple, existe non seulement parce qu’on l’a inventée, mais aussi parce qu’il y a du métal sous la terre. De plus, cette machinerie ne vous serait pas utile sans la terre, le soleil et la pluie que l’homme n’a pas inventés. Au commencement du travail de l’homme, il y a toujours le don de Dieu. Le Pape dit ces choses-là dans son encyclique.

Par contre, c’est seulement par le travail que les ressources créées par Dieu peuvent servir à l’homme. Même les outils dont vous vous servez pour votre production agricole, des plus simples, comme la hache, jusqu’aux plus compliqués, comme le tracteur, tout ça a été créé par le travail de l’homme. Quant vous vous servez de notre merveilleuse technologie moderne vous participez au travail des autres et vous en bénéficiez. C’est la même chose pour les autres industries.

C’est non seulement le travail de la génération présente qui nous permet, à chacun de nous, de produire mieux et davantage, mais aussi celui des générations passées. Un tel a découvert le feu, au autre a inventé la roue, un troisième a trouvé le moyen de forger le fer, et ainsi de suite. Quand l’homme travail, il entre dans le labeur des autres. Comme vous le voyez, nous avons un double héritage commun. Chaque personne dans ce pays, chacun de vous, messieurs et mesdames, avez hérité de deux choses pour vous aider à mieux travailler et à mieux vivre: les ressources naturelles et les ressources créées par le travail. Les deux ensembles, on appelle ça le capital. Nous sommes donc tous capitalistes dans le vrai sens du mot parce que les ressources naturelles ont été créées pour tous et les ressources créées par le travail de l’homme font partie de notre patrimoine culturel commun. Ce qui arrive, de nos jours, mes amis, c’est qu’on mêle les gens quand on leur parle de ces choses-là. Lorsqu’on parle de l’économie, on met toujours le capital en opposition avec le travail. Karl Marx pensait comme ça; les économistes du laisser faire pensent comme ça. L’Église, elle, ne pense pas comme ça. Au contraire, elle nous dit, au moyen de l’encyclique Laborem Exercens, que le capital ce sont les ressources naturelles transformées par le travail, pour le travail. On ne peut séparer le capital du travail. En les séparant on crée des problèmes: Le travail perd alors sa vraie valeur et ne compte plus que pour faire de l’argent. Le progrès, quant à lui, n’existe plus que pour augmenter le pouvoir de ceux qui se sont emparé du patrimoine économique en refusant de reconnaître son apport commun. En conséquence de tout ça, le matériel devient plus important que le spirituel. Lorsque les savants en parlent, ils utilisent des mots tels que matérialisme, économisme, consumérisme, et cetera.

L’Église nous enseigne les principes d’une économie saine mais elle ne se mêle pas de les mettre en pratique puisqu’elle ne s’ingère pas dans le domaine temporel. Mettre ces principes en pratique, cela appartient à nous autres, les laïcs. Et la Solidarité pour la Justice et la Paix offre, justement, une proposition pour mettre en pratique les principes de l’encyclique Laborem Exercens. Puisque nous sommes tous capitalistes - c’est moi qui le dit – nous proposons un dividende pour chaque citoyen et citoyenne du pays. Ce dividende serait basé sur notre capital commun, c’est-à-dire, sur nos richesses naturelles et nos richesses créées par le travail ou, si vous voulez, basé sur notre plus grand; en temps de rareté, il serait plus petit. Ce serait comme un revenu annuel garanti qui varie selon la capacité de production du pays Avec un système comme celui-là, plus l’homme s’associe pour produire davantage et produire mieux, plus il reçoit en dividende et moins il reçoit en salaire. Il devient de plus en plus copropriétaire et co-responsable de son pays et de sa planète. Autrement dit, il devient de mieux en mieux, capitaliste, dans le vrai sens du mot, tel que l’entend l’Église."

Quelqu’un lève la main:

"Où allez-vous prendre l’argent? On est déjà assez taxé!"

"Ça, c’est une question pour les économistes. Nous en avons consulté plusieurs et ils nous ont trouvé quelques bonnes solutions à la question d’argent. Il y en a une en particulier qui nous plaît. Chose certaine, le dividende serait un pouvoir d’achat nouveau, car cela ne ferait aucun sens de le prendre dans nos poches. Il faut se souvenir d’une chose – il s’agit d’un principe fondamental: Le but d’un système monétaire sain et efficace est de rendre financièrement possible ce qui est physiquement possible et désirable. En d’autres mots, l’argent c’est simplement une comptabilité qui doit refléter la réalité. Et la réalité pour notre pays, c’est que notre capacité de production est plus que suffisamment abondante et progressive pour pourvoir aux besoins de tous les citoyens. L’argent ne doit pas restreindre cette réalité."

"Monsieur St-Cyr, ça me paraît passablement claire votre affaire. Je pense qu’on a peut-être compris quelque chose. Mais il y a une chose qu’on ne sait pas : Qu’est-ce qu’on peut faire, nous autres? Pour la plupart, c’est à peine si on sait lire et écrire – on peut rien faire."

"Bien sûr que vous pouvez faire quelque chose. Groupez-vous d’abord… formez un cercle d’étude. L’étude va vous aider à découvrir quelle sorte d’action vous pouvez entreprendre. L’étude vient avant l’action. Si vous le voulez, je peux rester avec vous autres quelques jours pour vous aider à vous organiser."

La discussion se poursuit concernant la formation d’un groupe d’étude. On continue en même temps de presser St-Cyr avec des questions et des objections concernant son discours. Il constate qu’il y en a peu qui ont vraiment compris, mais il fallait s’y attendre. Enfin, c’est pour cette raison que l’on forme des cercles d’études.

Après la réunion, le voltigeur reste en arrière de la salle pour faire un appel téléphonique à la Direction afin de la mettre au courant de ses activités. Arthur Sirois et son fils sont déjà à la maison lorsqu’il revient tout joyeux en faisant la marche militaire et chantant: "Ô Canada, terre de nos aïeux…"

"Qu’est-ce qui vous rend si heureux?"

"Mère Sirois, je vais vous le dire: Le Docteur Zédec, un ami de la Solidarité, a été nommé gouverneur général du Canada! Je viens de l’apprendre au téléphone. C’est Madame Day-Cotey elle-même, notre directrice, qui me l’a appris."

"Je ne connais pas votre Docteur, mais d’après ce que je peux voir vous l’estimez beaucoup."

"Ah! C’est un grand homme et un patron de notre œuvre. Notre directrice veut l’interviewer avant son installation. Ça devrait paraître dans le prochain numéro de La Table ronde."

"Allez-vous rester avec nous autres encore un peu? Vous êtes bienvenu tout le temps que vous voudrez, vous savez…"

"Oui, je vais rester deux jours de plus pour aider vos gens à s’organiser en groupe d’étude, mais Adolphe doit retourner immédiatement à Canabourg."

Continuer

© 2002, Jean-Nil Chabot


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