Chapitre Trois

Une Expérience Spirituelle

Quelques jours plus tard le jeune Sirois se retrouve au collège où son temps est bientôt accaparé par les études, le sport et les petits emplois qu’il a assumés, tel le service des tables, pour aider à payer sa pension. Son père, qui s’est acheté une camionnette, apporte des produits de la ferme chaque fois qu’il vient chercher son fils pour un congé. Cela contribue à diminuer le montant d’argent comptant qu’il aura à payer au collège. Pierre, qui a pris goût à la ferme, a décidé de laisser l’école pour s’adonner complètement aux travaux agricoles avec son père. Déjà il possède à son compte un quart de section de terre boisée qu’il a déjà commencé à défricher avec l’aide paternelle. Lorsque Jean-Nil revient chez-lui, ses services sont immédiatement sollicités. Le changement de travail lui fait du bien et il est toujours très heureux de revoir sa mère et les cadets de la famille qu’il chérit beaucoup. Les dimanches, lorsqu’il en a le loisir, il se rend faire une visite au bonhomme des chèvres qui le reçoit toujours avec joie. Ces rencontres sont toujours marquantes pour la vie du jeune étudiant.

Deux années et demie de collège se sont écoulées sans heurts ni cahots. Mais au printemps de la troisième année, entre la neige et la verdure, la vie de Jean-Nil perd ses couleurs. Non seulement le sel de sa propre existence s’est complètement affadi, mais c’est tout l’univers qui lui semble être devenu absurde et sans joie. Les menaces de guerre, la maladie, la faim, enfin toutes les souffrances qui affligent le genre humain. En plus, il y a cette tristesse, ou du moins cette mélancolie, qu’il semble lire sur tous les visages comme si un nuage diabolique était venu empoisonner l’existence humaine. Tout ça échoit dans son âme et menace de l’écraser. Les misères qu’il avait l’habitude de voir à travers les lunettes roses de l’espoir, il les voit maintenant avec les lunettes noire du désespoir. Le bien et le beau dans le monde se cachent à sa vue comme le soleil qui semble parfois disparaître pour toujours derrière les nuages à ce temps là de l’année. Il est devenu très sensibilisé au mal qui l’entoure; son sens du péché devient intolérable. Parfois, même, un étrange sentiment d’aliénation s’empare de lui et il a l’impression d’être mystérieusement séparé de Dieu et des hommes. "Ça," se dit-il, "c’est l’enfer."

Cependant, il y a deux réalités qui lui permettent de continuer à vivre: l’amour et l’espérance. Même s’il n’a plus l’expérience sensible de l’amour de Dieu, sa foi conserve en lui la conviction d’être aimé et cette conviction lui donne le pouvoir de continuer lui-même à aimer. Il s’accroche donc à l’amour comme à une ceinture de sauvetage alors même qu’il est privé de sa consolation sensible. Dieu se cache mais les nuages devant sa face finiront par se dissiper. C’est là son espérance, un espoir qu’il possède par la raison plutôt que par le cœur. Disparues, a lumière et la chaleur du soleil, mais il en garde la mémoire en attendant qu’elles se fassent sentir à nouveau.

L’amour des siens, aussi, est toujours là. Il est pour lui comme un courant de vie sur lequel il reste branché. Vivre pour ses parents, ses frères et ses sœurs constitue une raison de plus de prendre son courage à deux mains chaque matin pour entreprendre une autre journée.

Enfin, au niveau de la foi, il trouve du confort à la pensé que Celui auquel il doit son salut éternel, ayant connu l’abîme de la souffrance et de la mort, en est remonté vivant et glorieux. Depuis son enfance, les récits de sa mère, les leçons de catéchisme et les homélies du dimanche lui ont répété cette histoire qui donne un sens aux maux inhérents à la condition humaine.

Vendredi Saint: La petite église se remplit et déborde. Monsieur Sirois remarquant qu’il reste quelques places tout à fait en avant, s’y dirige malgré la gène que cela lui cause, car ordinairement les hommes ne s’assoient pas dans les premiers bancs. Ils ont aussi peur de paraître dévots qu’ils ont peur de paraître émotifs. Pour beaucoup de ces hommes rudes, le sentiment, même envers Dieu est une faiblesse. Mais ce qui cause surtout la gêne d’Arthur Sirois c’est de laisser voir à tous qu’il est en retard, car l’office est déjà en cours. Ce retard, il le doit à la truie qui a décidé d’accoucher au mauvais moment.

Jean-Nil, pour sa part, regarde vers le confessionnal et remarque que des gens s’y alignent encore; le confesseur est toujours là. Il cherche le bout de la file car elle se perd parmi les hommes qui se tiennent debout, en arrière, jusque dans le portique et qui n’appartiennent pas nécessairement à la catégorie des pénitents. Enfin il trouve sa place et attend son tour. Bientôt, il se trouve au pieds du prêtre, un religieux qu’on a emprunté à une communauté du diocèse. Un saint homme, sans doute, puisqu’il patiente encore devant la mauvaise odeur du péché, sans compter celle beaucoup plus matérielle des haleines. Jean-Nil fait passer les formules et les péchés à travers le grillage et reçoit en retour, transmis par la voix sereine du confesseur, l’assurance du pardon.

Vas en paix, mon fils, tes péchés te son pardonnés.

La paix l’accompagne hors du confessionnal, mais la souffrance demeure. Il rejoint son père et s’assoit pour écouter les lectures. On finit un texte de l’Ancien testament et le chant du psaume commence:

En toi mon Dieu j’ai mon abri
Tends l’oreille vers moi, hâte-toi!
En tes mains je remets mon esprit,
C’est toi qui me rachètes, Mon Dieu.

Jean-Nil Sirois s’abandonne à son Dieu. "Ma vie, il me semble, a perdu son sens, sa valeur, mais elle vient de Toi. Reprends-la ! Reprends-la de la façon que tu voudras ! En tes mains je remets ma vie." Au moment de la communion il s’approche dévotement de son Maître pour recevoir celui qu’il adore. Une paix indescriptible l’envahit alors et il sent un courage nouveau s’éveiller en lui.

Après l’apogée du Vendredi Saint, le dénouement, en trois jours, de la passion aboutit à la Pâques glorieuse. Ce matin, lorsque le soleil vient prendre possession du jour, les restes de nuages se dissipent très vite et le ciel resplendit de lumière glorieuse. Les femmes sont heureuses de pouvoir pratiquer la traditionnelle métamorphose vestimentaire et les hommes parlent de semences sur le perron de l’église. Après le repas riche en tourtière et en pudding, Jean-Nil, suivi du chien, va faire une promenade dans les champs à demi-enneigés. Tandis que Fido, intéressé par les mulots, fouille ici et là avec son nez, le jeune homme lève les bras et les yeux vers dans un élan spontané.

Tout ce que j’ai et tout ce que je suis, Seigneur, je vous le donne.

Ces paroles ne sont pas sitôt prononcées qu’il se sent pénétré de clarté et de chaleur jusqu’à la moelle des os. Il n’est plus conscient du soleil qui le réchauffe et l’éclaire de l’extérieur parce qu’une lumière et une chaleur à la fois plus douces et plus intenses l’envahit de l’intérieur. Dieu, enfin, lui fait sentir son amour. Irrésistiblement Jean-Nil tombe à genoux. L’astre du jour a déjà fait un bout de chemin dans le ciel lorsque le chien, las de chasser les rongeurs, vient lécher le visage de son maître qui retrouve alors ses sens.

Les mois qui suivirent furent un temps intense pour le jeune Sirois. Parfois lorsqu’il travaille seul au champ à ramasser des racines, il ne peut retenir sa joie. Sur un rayon de quelques centaines de mètres, toutes les oreilles, petites ou grandes, peuvent l’entendre chanter à tue-tête : "Prends ma jeunesse, prends mon amour! …" De plus, dès qu’il a un moment à lui, il sort son Nouveau Testament de poche pour y scruter les paroles évangéliques. Les Écritures lui révèlent des mystères jusqu’alors cachés. "La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point comprise." Toutefois, même la lumière peut être détournée par le Prince des ténèbres. La tentation de se croire plus éclairé que ses supérieures n’épargne pas le nouveau converti mais, heureusement, il reconnaît l’astuce et fait son possible pour repousser cette idée soufflée par le Malin.

C’est un temps de sécheresse à la Rivière à la Paix. Un soleil brûlant frappe cruellement et impitoyablement la région. Aucun nuage ne vient gêner son ardeur. La sueur perle les fronts et mouille les chemises des hommes qui travaillent aux champs sans le moindre mouvement d’air pour les rafraîchir. Dans la cuisine la chaleur stagnante est pire encore. On n'ose pas allumer la cuisinière pour la cuisson. Si, au moins durant la nuit, une brise errante venait de temps à autre passer par les fenêtres ouvertes cela donnerait un peu de répit aux corps presque nus gisant sans repos sur les paillasses. Cependant, la brise elle-même est paralysée par la chaleur. Chaque jour on prie pour de la pluie; les récoltes sont en danger. Monsieur le curé a convoqué toute la paroisse à l’église pour une neuvaine de prières.

Enfin, ne pouvant plus résister l'influence spirituelle de la prière commune, des nuages surchargées d’humidité viennent déverser leur superflu sur la terre assoiffé. Cette dernière, stimulée par ce don bénéfique, s’éveille alors et se recouvre de céréales verdoyantes.

Quatre pages du calendrier ont été enlevées depuis le début de l’expérience spirituelle de Jean-Nil et on se retrouve au vingt-huitième dimanche du temps liturgique ordinaire. Ce matin, à la messe, la première lecture est tirée du Livre de la Sagesse. Il s’agit des versets sept à onze du septième chapitre:

C’est pourquoi j’ai prié, et l’intelligence m’a été donnée, j’ai supplié, et l’esprit de Sagesse m’est venu. Je l’ai préférée aux sceptres et aux trônes, et j’ai tenu pour rien la richesse auprès d’elle.

Jean-Nil pense, alors, au bonhomme des chèvres et prie pour lui. Pendant ce temps la lecture continue:

Je ne lui ai pas comparé la pierre la plus précieuse; car tout l’or du monde devant elle n’est qu’un peu de sable.

La dernière partie de ce passage est devenue très familière pour le jeune auditeur attentif qui occupe le banc des Sirois. Le passage suscite à la mémoire – ou, serait-ce à l’imagination - l’image souriante d’une fille rousse, d’un âge incertain quoique jeune, une image qui semble transcender le temps et l’espace. C’est l’image de Nicole qui devient de plus en plus symbolique pour Jean-Nil. Spirituellement, elle lui rappelle la sagesse; naturellement, elle lui rappelle le sexe féminin. Par conséquent, sa pensée revient à une question qui le préoccupe depuis quelques temps. Doit-il demeurer ouvert au mariage ou doit-il répondre à l’invitation qu’il croit entendre de se consacrer sans réserve à la sagesse. Ce deuxième choix, croit-il signifierait le sacrifice du premier. Il sent qu’il devra prendre cette décision en temps et lieux après avoir suffisamment réfléchi et prié.

Jean-Nil laisse donc mûrir le débat mais renouvelle sa consécration totale au Seigneur en ajoutant le vœux de renoncer au mariage si c’est la volonté divine. Il ne tarde pas à découvrir que la chair a sa propre volonté et l’esprit de sainteté ne parvient pas sans difficulté à la contrôler. L’attrait charnel vient souvent frapper à la porte pour lui faire regretter le don de sa volonté propre. Cependant, il a l’âme bien trempée et ayant pris un engagement, il n’en démord plus. Cela ne veut pas dire que la présence de Nicole ne continue pas de l’accompagner symboliquement dans son imagination mais aussi dans l’image de la Joconde.

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© 2002, Jean-Nil Chabot


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