Sœur Jeanne-d’Arc achève la dictée : "…tout l’or du monde devant elle n’est qu’un peu de sable."
"Point final," ajoute-t-elle. "Échangez vos cahiers de la façon habituelle pour corriger la dicté."
Petite, vive, les yeux toujours mobiles, Sœur Jeanne d’Arc ne laisse rien d’insolite passer inaperçue. Elle surveille de près l’échange des textes. Après toute la concentration et l’effort qu’exige une dictée, elle sait qu’il est temps de se délaisser, serait-ce qu’en se levant pour échanger les cahiers d’exercices. Cela ne peut qu’aider les élèves de troisième année à maintenir leur rendement jusqu’à ce que la cloche annonce la fin du cours. Certains élèves ne font pas qu’échanger leurs cahiers, mais la religieuse laisse passer, "pourvu qu’il n’y ait pas de désordre". Elle aime tant en effet ces petits qui lui sont confiés, et s’intéresse à eux immensément.
D’un coin de l’œil, elle observe ses deux meilleurs élèves voisins l’un de l’autre, séparés seulement par une petite allée entre les bacs pour faciliter la circulation.
Ses préférés: Jean-Nil Sirois et Nicole Langevin? Non, car il y en a bien d’autres. L’adorable petit Michel fait certainement plus chou qu’aucun autre. Et même s’il y a naturellement des préférés, Sœur Jeanne-d’Arc ne favorise sûrement personne dans son groupe d’élèves. On ne saurait vraiment dire qui d’entre eux elle préfère. Il est bien important d’être juste pour tous et de répondre aux besoins de chacun. Mais il est bien normal cependant qu’elle ait un penchant pour ces deux 'chouettes' car elles lui donnent, après tout, une bonne part de sa joie d’enseigner, de sa récompense de tous les jours. Quel professeur n’aime pas voir le résultat de ses efforts chez ses élèves? Et quels élèves peut-on trouver plus disciplinés et plus intelligents que Jean-Nil et Nicole? Ils seront probablement les seuls encore à avoir une dictée parfaite. Une fois de plus, ils auront le privilège d’aller porter le résultat de leur travail au bureau pour le montrer à la Principale de l’école et recevoir d’elle leur récompense.
"Nicole ! Vous ne devez pas parler!"
Ah ! La taquine… Elle ne manque jamais d’interpeller Jean-Nil. Ce dernier retourne à sa place et la religieuse commence la correction. La séance terminée, ceux qui ont une dictée sans faute lèvent la main. Deux mains s'agitent au-dessus des jeunes têtes; celles de Jean-Nil et de Nicole, bien entendu. "La dictée n’était pas facile, pense l’institutrice; ces deux enfants ont du talent mais ce n’est pas tout…" Perspicace, elle connaît suffisamment ses élèves pour savoir ce qui motive ces deux-là à ne pas faire de fautes. Non seulement il y a compétition entre le garçon et la fillette, mais la perspective d’aller porter ensemble leurs dictées à travers le long corridor qui conduit au bureau de la Principale les stimule à l’effort. Jean-Nil et Nicole font vérifier leur travail par l’institutrice afin de s’assurer qu’aucune faute n’est passée inaperçue. Puis, sautillant et étouffant leurs rires, ils quittent ensemble leur classe.
Les deux enfants pressent tout leur temps. Ce n’est pas souvent qu’ils ont ce plaisir de se trouver ensemble, leurs familles demeurent loin l’une de l’autre; ils ne se voient jamais en dehors des heures de classe. Ce serait bien intéressant de jouer ensemble, à la récréation, mais les cours de récréation des garçons et des filles sont séparées par un trottoir et, surtout par l’œil vigilant du préfet de discipline. Parfois, quand la balle passe d’un côté ou l’autre, intentionnellement ou pas, on peut au moins se la faire renvoyer tout en criant quelques paroles insignifiantes. Voilà une tactique bien innocente, mais on n’en abuse pas quand même sans quelque réprimande.
Ce matin, par exemple, lors de la récréation, un incident particulier a été l’occasion d’un contact spécial. Chez les garçons, il y en a un que l’on nomme Pour Pouf. C’est un garçon brutal qui ne sait pas s’impliquer dans les jeux autrement que par la force. Aujourd’hui, pour s’amuser, il avait commencé à bousculer les plus petits. Jean-Nil, aux aguets, le surveillait de près pour voir s’il ne bondira pas sur lui. En effet, fixant son regard sur le petit Sirois, le gros Pour Pouf allait s’élancer. Jean-Nil, frondeur au besoin, était fin prêt à lui faire face. Il se planta solidement sur terre et, au moment même où le costaud fonça, il étendit les bras et le fit pirouetter. Pouf Pouf alla s’écraser dans la clôture métallique en y laissant un peu de son fond de culotte! L’exploit de Jean-Nil fut accueilli par des "hourras!". Tournant la tête de côté des filles, il vit quatre ou cinq d’entre elles qui avaient interrompu leurs jeux et s’étaient mise à observer la bousculade. Nicole était l’une d’elles. Sourire aux lèvres, la petite frappa des mains puis, les cheveux roux dans le vent, elle s’enfuit en gambadant pour rejoindre ses compagnes au jeu.
Jean-Nil, fier de son triomphe, n’avait pas redouté la réprimande à laquelle il s’était exposé. Dans le cas présent, ce ne fut pas trop sévère, mais il a dû s’excuser auprès de Pouf Pouf à son retour de la maison où, à la course, il avait filé en hâte pour changer sa culotte.
Voilà ! La journée se poursuit. Les auteurs de la dictée parfaite se retrouvent dans le grand corridor, conscients d’être seuls… Mais pas tout à fait. Dans leurs grands cadres en bois, des excellentissimes, des illustrissimes et des révérendissimes les regardent défiler sans broncher. Ils ont l’air si imposants et sévères que Jean-Nil ne regrette pas qu’ils soient emprisonnés dans leurs cadres. Il ne faudrait surtout pas voir apparaître tous ces fantômes à l’école. La statue de S. Jean-Baptiste de la Salle, à l’entrée, inspire plus de confiance. Pas surprenant que tant d’enfants de marbre l’entourent comme autant de poussins sous les ailes de leur mère.
Nicole n’a pas oublié l’escarmouche du matin dans la cour. À mi-voix, elle dit à Jean-Nil: "Pauvre Pouf Pouf, tu l’as envoyé voler comme un oiseau". Ils s’esclaffent, mais d’un rire étouffé qui gonfle leurs joues. Nicole se met un doigt sur les lèvres : "Silence ! Si Mademoiselle nous entendait !" Ils tournent la tête pour voir si Mademoiselle Brochu va montrer son visage lunetté. Mais la porte de sa classe reste fermée. "Ouf!". Et ils passent à pas de loup. "Hi, hi!". Hors de danger, Nicole laisse échapper ce petit rire que Jean-Nil trouve bien amusant.
"Trotte-menu. Tu ris comme la souris Trotte-menu!"
"Califourchon!"
Nicole se sert de ce sobriquet pour taquiner seulement, sans aucune méchanceté. Ils arrivent enfin au bout du corridor, à deux pas du bureau vitré de la Principale. Il faut se montrer sage.
Le lendemain, rentrant chez-lui, Jean-Nil apprend une nouvelle: son père, qui travaille dans l’Ouest canadien depuis presque un an, veut y faire venir sa famille. Madame Sirois n’est pas heureuse. Laisser ses parents, ses amis, son village… pour s’exiler très loin, dans un coin du pays qu’elle ne connaît pas et où on ne parle que l’anglais, c’est un grand dérangement pour tout le monde, surtout pour la mère car par-dessus toutes ces inquiétudes, il faudra déménager sans l’aide se son mari. Cela, elle le redoute énormément, mais il n’y a pas de choix puisque le père n’a pas les moyens de revenir chercher sa famille. Le temps aussi l’angoisse. Il faudra arriver là-bas avant l’hiver qui vient toujours très tôt; elle n’en finit pas de remplir, avant son départ, son calepin de choses à faire quelle n’a jamais faites auparavant. Les cinq enfants sont devenus sérieux. Le souci de la mère pour sa marmaille augmente sa tristesse et la vase finit par se renverser; elle pleure à chaudes larmes.
"Bonne maman, ne pleure."
C’est Jean-Nil qui cherche à la consoler. Sa mère le presse sur son sein.
Arthur Sirois était parti pour l’Ouest avec l’intention d’y chercher une terre qu’il pourrait défricher et où il pourrait établir une ferme. Son travail, à la petite usine de meubles qui l’employait depuis une quinzaine d’années, était devenu nuisible à sa santé. D’ailleurs, d’origine paysanne, il avait toujours eu envie de retourner à la terre. Le moment était venu de prendre cette décision et puisque la situation agraire dans sa province ne lui semblait pas favorable il se décida à aller vers l’ouest. Il en avait discuté avec Anne, son épouse, car il a toujours cet égard pour elle et ne fait jamais rien qui l’a concerne sans obtenir son consentement. Dans le cas présent, elle lui a donné son accord, elle le suivra là où il sera propice d’établir sa famille. C’est là sa seule façon d’interpréter son devoir de mère et d’épouse. Chrétienne avant tout, elle est prête à l’héroïsme pour demeurer fidèle à sa conscience. Déménager dans l’Ouest; quelle montagne! Mais la foi lui permettra de transporter cette montagne.
"Maman, est-ce qu’on joue au hockey dans l’Ouest?"
"Bien oui, mon Pierre. Certainement qu’on joue au hockey dans l’Ouest."
Pour Pierre, l’aîné, c’est là une question bien importante. Il ne pourrait s’imaginer un monde sans sport, et surtout sans hockey. Marcelle et Réjeanne expriment leur sympathie pour leur mère en lui faisant des caresses. Renée, dans les bras de sa mère est trop petite pour réaliser ce qui se passe. Jean-Nil de son côté ne dit rien même s’il ne peut cacher sa tristesse. Il ne sourit plus. Il n’a plus d’entrain ni d’appétit. Mme Sirois comprend son fils car ils ont beaucoup de choses en commun; intuitivement elle devine la peine de Jean-Nil qu’elle partage, celle de laisser tous ceux qu’elle aime.
"Mon cher Jean-Nil, tu te feras bien vite des amis là-bas, tu verras, et après quelque temps nous pourrons sans doute revenir visiter les nôtres. Consoles-toi et sois gai, cela m’aidera à être heureuse moi aussi."
Pour faire plaisir à sa mère, l’enfant essaie de son mieux et veut bien s’habituer à l’idée de quitter la maison, ses amis, l’école… et Nicole.
Quelques jours plus tard, lorsque sa mère commence à trier ce qu’elle doit apporter ou qu’elle doit laisser, Jean-Nil insiste pour qu’elle lui donne un petit portrait de la Joconde qu’il ne vaut pas la peine de conserver ou vendre et qu’elle allait jeter. Le jeune garçon a toujours trouvé que cette représentation de l’œuvre de Léonard Da Vinci ressemblait à Nicole, surtout à cause de son sourire énigmatique. Il veut garder ce portrait pour pouvoir mieux conserver vivante dans son esprit la présence de sa petite amie. Sa mère enlève le cadre et sa vitre; et, afin que l’image ne se froisse pas elle la place dans la Bible familiale qui suivra la famille dans l’ouest.
Le soir même, avant que sa mère n’emballe le livre des Saintes Écritures, Jean-Nil en retire la reproduction de la Joconde, puis avec un crayon rouge essaye d’en colorer les cheveux. Cela ne réussit pas très bien jusqu’à ce qu’il découvre qu’en humectant le crayon de sa salive, il peut colorer même les teintes foncées. Il laisse sécher la première couche de cette gouache improvisée après quoi il en applique une deuxième qui donne, enfin, un roux ombrageux dont il est satisfait. Après un moment d’hésitation il va emprunter le gros crayon noir que sa mère utilise pour adresser les malles; il s’en sert pour border d’un trait prononcé la chevelure rousse de la nouvelle Joconde. L’effet ressemble au plombage des vitraux. Jean-Nil replace délicatement le portrait dans la Bible.
Les semaines qui suivent sont pénibles mais pleines de tendres moments inoubliables. Dans l’effort et parfois la douleur de cette préparation au départ, la mère et les enfants se rapprochent les uns les autres pour mieux se supporter mutuellement. Les frères et les sœurs évitent même les disputes. Réjeanne devient plus tolérante, Pierre moins taquin. Tous ressentent un plus grand besoin de s’aimer.
Les meubles quittent la maison à mesure qu’ils sont vendus. Partout il y a des boîtes et des caisses remplies de vêtements, de vaisselles, d’objets de valeur sentimentale ou matérielle; enfin, tout ce qu’ils ont décidé, parfois arbitrairement, d’apporter. Finalement, tous ces objets disparates sont emballés et, rangés le long des murs, attendent le signal du départ. Le lendemain, trois hommes viennent charger leur gros camion de tout ce bagage. En un rien de temps tout est nettoyé, ce qui démontre l’extraordinaire talent des déménageurs à manipuler tant d’objets différents, surtout les plus lourds, ceux qui encombrent et semblent s’accrocher aux portes, puis dans les coins, comme s’ils ne voulaient pas partir. Les ouvriers ont tout fait sans rien égratigner ni prolonger l’agonie de ce premier départ. Ils ont fermé la porte sur le vide laissé derrière eux. Les membres de la famille se retrouvent au milieu de la place, blottis les uns contre les autres. On entend claquer les portes du camion. On l’entend démarrer et ronfler jusqu’au coin de la rue. Puis, tout devient silencieux. La mère serre ses enfants dans ses bras. "Arthur", crie-t-elle intérieurement, "pourquoi n’es-tu pas ici?" Mais il n’est pas là et il faut quand même reprendre courage; elle puisera donc son soutien à la source:
"Venez, les enfants, nous allons remercier le bon Dieu et lui demander de continuer de nous aider."
"Mais, maman, pourquoi remercier le bon Dieu ? Est-ce qu’il nous a donné quelque chose?"
"Voyons, Pierre! Il nous a tout donné! Même les choses difficiles peuvent être bonnes pour nous si nous le supportons par amour pour lui. Les contrariétés de la vie peuvent nous aider à devenir meilleur homme ou meilleure femme. C’est pour ça que nous allons remercier le bon Dieu."
Ils ont à peine le temps de s’agenouiller que la cloche sonne. Madame Sirois se lève et va ouvrir: C’est l’Oncle Albert! Les enfants oublient la prière et courent au devant de lui. Mais aujourd’hui le frère de leur mère a le rire moins facile; il n’a pas le cœur à la plaisanterie.
"Tu es bien courageuse, Anne. Si j’en avais les moyens, j’irais te reconduire. Ça me ferait plaisir, aussi, puisque l’Ouest m’a toujours fasciné."
Les amis et les parents se succèdent pour faire leurs adieux, chacun à sa façon. Quelques-uns restent jusqu’au départ; parmi eux, l’oncle Albert, qui n’a cessé de seconder sa sœur depuis le départ de son mari.
Cinq jours plus tard, quelques personnes attendent patiemment sur le quai d’une petite gare dans un village perdu de l’Ouest canadien. Au loin, une colonne de fumée, semblable à une plume noire, se balance au-dessus de la voie ferrée qui s’étend en droite ligne, coupant en deux la prairie jaunissante. Cette fumée, un homme l’observe depuis trois minutes à sa montre. Parce qu’il attend, cet homme grand, grisonnant, devient très conscient du temps et de l’espace. Toutes les secondes prennent de l’importance tandis que l’œil s’exerce à mesurer les kilomètres…, les mètres. Il vérifie encore une fois sa montre. Depuis quatre minutes qu’il voit grossir cette fumée. "Ah!" Il commence à entendre la vapeur qui bat l’air comme un tambour, alors que le visage noir de la locomotive paraît à l’horizon. M. Sirois commence à arpenter le quai d’un pas ondulant. Bientôt l’engin monstrueux du train commence à s’essouffler. Les freins grincent et bloquent les roues pendant que la fumée, sur son élan, vient choir devant la locomotive sur le gravier noirci. La porte s’ouvre et avec pas plus de temps qu’il n’en faut, une mère pâle de fatigue, suivi de cinq marmots, se retrouve dans les bras de son mari.
Un homme trapu, un peu plus jeune qu’Arthur Sirois, se trouve parmi le petit groupe. Il est gentil, poli, et s’informe en français du voyage. On le présente: Marcel Blackburn, autrefois citadin de Montréal, maintenant agriculteur et voisin des nouveaux venus. Anne Sirois, distraite par ses enfants qui tous ensemble requièrent l’attention de leurs parents, de surcroît ayant à lutter contre sa fatigue et l’effet déprimant du milieu, n’a pas entendu la question polie de son nouveau voisin. Reprenant la petite Renée des bras de son mari, Madame Sirois se laisse guider par lui vers la camionnette de Marcel Blackburn.
"Arthur, comme tu nous as manqué!"
Pour souligner les paroles de sa mère, la chaleureuse Marcelle vient encore une fois embrasser son père qui, embarrassé par les trois pièces des bagages qu’il porte, trébuche et manque de tomber.
"Voyons, Marcelle ! Sois raisonnable. Veux-tu que ton père se casse les jambes?"
Le père, lui, rit de bon cœur. Pour le moment, c’est sa seule réaction possible.
Les deux aînés gambadent ici et là, cherchant quelque chose à explorer, tandis que Jean-Nil ne laisse pas son père d’un pas. Après avoir installé son épouse et Renée sur la banquette, Monsieur Sirois retourne à la gare pour transporter, avec l’aide de son voisin, les autres bagages. Pierre et Réjeanne grimpent dans la boîte de la camionnette tandis que leur père y soulève Marcelle. Jean-Nil, qui pourrait grimper seul, attend debout près de son père. Ce dernier comprend. Il lui passe la main dans les cheveux, le prend dans ses bras et le place à l’arrière du petit camion.
"Tu es un brave petit Jean-Nil!"
Cette attention délicate, subtilement réclamée et gracieusement accordée, survient au bon moment pour ce garçon tranquille qui se sent un peu oublié.
Madame Sirois, assise et appuyée sur son mari, peut enfin se détendre. Pour le moment, elle laisse à son mari tous ses responsabilités, et à Dieu sa fatigue et son dépaysement. Elle écoute d’une oreille distraite les louanges de Blackburn pour ce coin sauvage d’un pays que lui, les Sirois, et d’autres ont entrepris de dompter. Elle voudrait pleurer, mais elle retient ses larmes pour ne pas gêner son mari. Les enfants crient et s’excitent à l’arrière de la camionnette si bien que leur père doit faire arrêter la voiture pour leur dire de rester assis et tranquilles. D’une ornière à l’autre, filant tantôt dans la plaine de céréales blondes et ondulantes, tantôt au cœur de forêts de trembles, le chauffeur et la camionnette arrivent au terme de ce fatiguant et long voyage. À la dernière courbe, on découvre un grand canyon où coulent les eaux calmes d’un fleuve. C’est la Rivière à la Paix ! Madame Sirois en a le souffle coupé. Elle n’a jamais vu une beauté si grandiose; c’est son premier sentiment de sympathie pour cette terre nouvelle. Blackburn arrête la camionnette pour un moment de contemplation, puis tournant le dos au spectacle, il s’engage sur la voie qui conduit en droite ligne au hameau de La Clarière. Enfin, on s’arrête sur le bord d’un petit lac marécageux devant une cabane dont la moitié est de bois rond et l’autre moitié en planches non aplanies,. Arthur Sirois scrute le regard de son épouse… Les enfants, eux, sautent hors de la voiture, tout excités et heureux de trouver autant d’espace. Quant à Madame Sirois, évitant le regard interrogatif de son mari, elle se dirige immédiatement dans la maisonnette sans dire un mot. Les deux hommes restent dehors pour régler les frais du voyage et décharger la camionnette.
La maîtresse trouve la maison propre, mais trop petite pour une famille de sept. Il y a une salle de séjour à la fois salon et salle à dîner dont l’espace est presque entièrement occupée par une table, un poêle de cuisine et une fournaise fabriquée avec un baril métallique que les gens de la localité appellent une truie. Tous les meubles de cette pièce unique; la table avec ses deux bancs rustiques, les trois chaises, la berceuse et l’escabeau, ont été fabriqués à la main et visiblement avec des outils grossiers. Les armoires n’ont pas de portes mais elles sont spacieuses. Il faudra leur mettre des rideaux. Des rideaux il en faudra aussi pour les fenêtres, si petites soient-elles. Les deux chambres, dont les ouvertures attendent-elles aussi des rideaux, renferment un seul meuble chacune: un lit double du côté des parents, et du côté des enfants, deux grands lits superposées fabriqués aussi avec des outils de défricheur. La couchette du bébé arrivera avec deux commodes et les autres bagages par le train de marchandises. Ces derniers meubles fabriqués à l’usine où le père avait l’habitude de travailler sont les seuls qu’ils ont pu apporter avec eux.
Anne Sirois s’assoit et ne retient plus ses larmes. Le découragement la prend car, à ce moment, même sa confiance dans la Providence ne semble pas lui accorder tout le réconfort dont elle a besoin. Elle croit bien que rien ne puisse se soustraire à la main de Dieu, que les contingences n’existent pas en dehors de sa volonté, mais cette pensée ne remplace pas les amis, la parenté, le logis confortable qu’elle a laissé, les meubles qu’elle a dû vendre et la vie culturelle qu’elle n’aura plus. Les difficultés du voyage lui reviennent à l’esprit et cela aussi la rend misérable. Six jours de voyage, seule avec cinq enfants dont le dernier est encore aux couches; cinq jours sans compter la journée perdue à Calgary pour avoir manqué le train. Sa mémoire lui fait revivre un long et pénible voyage.
Au moment de faire la dernière correspondance de trains, à Calgary, elle s’était trouvée tout à fait confuse. Ne pouvant trouver personne pour l’aider, ignorant l’anglais, elle s’était tout simplement assise avec ses enfants puis, prise de pitié pour elle-même, elle s’était mise à pleurer. Il est vrai qu’elle avait derrière elle trois jours de voyage, trois nuits presque sans sommeil. Elle ne s’était jamais considérée comme une femme forte; elle se sentait complètement débordée par les événements.
Quant aux enfants, ils n’avaient pas trop semblé souffrir de la fatigue et du dépaysement. Naturellement, c’était plus facile pour eux de dormir sur les bancs ordinaires d’un wagon. La mère, elle, devait dormir assise. À certains moments, elle aurait tout donné pour pouvoir s’allonger confortablement sur un lit.
Les enfants aimaient les arrêts dans les villes ou toute la famille pouvait débarquer pour acheter du pain, des fruits et, parfois, même des friandises. Mais, pour la mère, responsable de cinq marmots, handicapée par son ignorance de l’anglais, ces démarches pour se procurer la nourriture qu’elle n’avait pas les moyens de prendre au wagon-restaurant représentaient un vrai défi. Après ces sorties, cependant, les gamins étaient plus calmes, plus contrôlables et moins exposés à déranger les autres passagers qui parfois se plaignaient de leur agitation. La pauvre mère n’avait pu se détendre que lorsque sa marmaille, fatiguée à la fin d’une journée, se contentait d’observer le jeu des ombres et des lumières dans la nuit, d’écouter les cliquetis des roues sur le rail et se laisser bercer jusqu’au sommeil par le léger roulis du wagon. Même à ces heures-là, elle avait dû, plus d’une fois, passer une partie de la nuit à consoler la petite Renée trop fatiguée pour dormir.
Le délai à Calgary avait été, en fin de compte, un bienfait car il lui avait permis de se reposer un peu. Elle sera toujours reconnaissante envers cette bonne dame qui, enfin, lui avait servi d’interprète et l’avait aidée à trouver un hôtel où elle avait pu se reposer plus confortablement.
"Voyons, ça suffit! Je commence à avoir les larmes un peu trop faciles." Madame Sirois se ressaisit sans se rendre compte de l’effet bénéfique de ses larmes; elle ne constate pas que son calme nouveau leur est dû. Quelques moments plus tôt elle se sentait déprimée par les difficultés des derniers jours et écrasée par la tâche qui se présentait devant elle. Maintenant elle se sent ranimée par une petite flamme de courage au fond du cœur.
"Il y a beaucoup à faire mais je ne laisserai pas la besogne de demain rendre plus lourde celle d’aujourd’hui."
C’est dans ces dispositions et ces sentiments que son mari la retrouve lorsqu’il entre à la maison avec les enfants.
© 2002, Jean-Nil Chabot