Rubén Bonifaz Nuño

Traduction d'Émile Martel
  • Pour ceux qui arrivent aux réceptions
  • Mon amie que j'aime
  • Même si je sais que je ne te manque pas
  • Comme ce serait facile pour cette mouche


  • Pour ceux qui arrivent aux réceptions

    Pour ceux qui arrivent aux réceptions
    assoiffés de compagnie galante,
    et trouvent des couples impénétrables
    et de belles jeunes filles seules qui font peur
    — car on ne sait pas danser, et on est triste — ;
    ceux qui s'assoient dans un coin avec un verre
    d'alcool obscur et mélancolique,
    et détestent jusqu'à l'extrême leur misère,
    l'envie qu'ils ressentent, les désirs;

    pour ceux qui savent avec amertume
    que de la femme qu'ils aiment il ne leur reste
    qu'un clou planté au milieu du dos
    et quelque chose de mince et d'âcre, comme l'odeur
    qui reste sur l'envers d'un gant oublié;

    pour ceux qui ont été invités
    une fois; ceux qui ont enfilé
    le moins usé de leurs deux costumes
    et sont arrivés à temps; et face à une porte,
    longtemps aprés que tout le monde eut pénétré,
    ont su qu'il n'aurait pas lieu,
    le rendez-vous, et sont rentrés en se méprisant;

    pour ceux qui regardent depuis l'extérieur,
    la nuit tombée, les maisons éclairées,
    et voudraient parfois être à l'intérieur :
    partager avec quelqu'un la table et le lit
    ou vivre avec des enfants heureux;
    et puis ils comprennent qu'il faut
    faire autre chose, et qu'il vaut
    bien mieux souffir que d'être vaincu;

    pour ceux qui veulent déplacer le monde
    avec leur coeur solitaire,
    ceux qui dans les rues s'épuisent
    à marcher, vides de pensées;
    pour ceux qui écrasent leurs échecs et continuent;
    pour ceux qui souffrent consciemment
    parce qu'ils ne connaîtront pas la consolation,
    ceux qui n'auront pas, ceux qui peuvent m'écouter;
    pour ceux qui sont armés, j'écris.



    Karin Rosenthal

    Mon amie que j'aime

    Mon amie que j'aime, ne vieillis pas.
    Que le temps s'arrête sans te toucher ;
    qu'il ne t'enlève pas l'apparence
    de la parfaite jeunesse. Immobile
    près de ton corps de jeune fille douce
    que le temps s'arrête en te découvrant.

    Si ta beauté a été
    la clé de l'amour, si ta beauté
    avec l'amour m'a donné
    la certitude du bonheur,
    m'a permis ta présence sans douleur, et les envolées,
    reste belle, jeune toujours.

    Je ne veux même pas penser
    à la solitude de mon coeur mendiant,
    si la pernicieuse, la néfaste vieillesse
    s'acharnait sur toi,
    mordait ta peau, déchaussait
    tes dents, et défaisait
    la musique que tu fais en bougeant,

    Maintiens-moi toujours dans la félicité
    des tes dents égales, de tes yeux,
    de tes parfums,
    des étreintes que tu m'accordes
    quand tu es restée seule avec moi
    toute nue, dans les ombres,
    sans autre lumiére que la tienne,
    parce que ton corps éclaire quand tu aimes,
    toi qui es plus tendre que les petites fleurs
    avec lesquelles il m'arrive de te décorer.

    Garde-moi dans la joie de regarder
    le rythme de tes allées et venues quand tu marches
    et, quand tu marches, à te bercer
    comme si tu revenais de la fontaine
    avec une jarre d'eau sur l'épaule.

    Et quand je deviendrai vieux,
    et gras, et chauve, ne t'apitoie pas
    devant mes yeux enflés, devant mes fausses
    dents, des poils blancs qui me sortiront
    du nez. Éloigne-moi,
    ne prends pas pitié, envoie-moi en exil, je t'en supplie;
    belle alors, jeune comme maintenant,
    ne m'aime pas; souviens-toi de moi
    comme j'étais quand je te chantais, quand j'étais
    ta voix et ton bouclier,
    et que tu étais seule, et ma main t'a servie.


    Même si je sais que je ne te manque pas

    Même si je sais que je ne te manque pas,
    même si j'ai raison, je m'en souviens :
    le cancer est terminé; tu t'en vas
    puisque je t'ai si mal aimée.

    J'ai déjà été malheureux quand
    tu étais ici, et au moment
    où tu t'en vas, je deviens malheureux.
    Le seul avantage qu'il pourrait y avoir à être aveugle
    est peut-être de ne pas pouvoir te regarder.

    J'ai déjà l'espérance
    de mourir sans remords, et je te le dis
    puisqu'enfin je te connais;
    car si j'ai beaucoup demandé,
    j'ai pu amplement payer
    le peu de choses qui m'ont été données.

    Plus tu te comportes mal,
    plus je suis amoureux de toi, et parce que je m'attends
    à moins, je me lance des injures et tu en profites.
    Il fallait qu'il en soit ainsi : je t'ai tellement
    poursuivie que tu m'as détesté;
    je ne t'ai laissé que des peines.

    Des raclures de jalousie, des doutes
    qui n'ont pas caché la certitude
    de tout ce qui me désolait en toi.

    Toi, comme si de rien n'était, tu te divertis;
    mais il faut que tu t'attristes :
    si tout le monde doit savoir que je brûle,
    personne ne saura que c'est de tes flammes.

    Pars pour de vrai; oublie
    l'affreux numéro de ce téléphone,
    l'adresse que tu n'as jamais apprise,
    ce coeur si égaré.

    Tout reste semblable; il n'y a personne
    comme toi, heureusement;
    mais je ne me suis donné à personne comme à toi.

    Écrit dans l'eau, écrit dans le vent
    est resté l'amour éternel. Des ombres.
    Je me brûle, et d'une violence encore plus grande
    — oh ma mére! — je t'éclaire en m'éteignant.

    Je te connais déjà, je suis déjà obligé
    de bien t'aimer et de me mépriser.

    Non, ce n'est pas parce que j'ai honte;
    oui, c'est parce que je me meurs
    sans volonté et sans pénitence.

    Et pour toutes les raisons : parce que tu n'as pas voulu
    rester, parce que tu m'oublies,
    parce que je plonge dans la tristesse, je te
    remercie. Et parce que tu marches dans la nuit.


    Comme ce serait facile pour cette mouche

    Comme ce serait facile pour cette mouche,
    à cinq centimètres d'un vol
    raisonnable, de trouver la sortie.

    Je l'ai remarquée il y a un bon moment,
    quand m'a distrait le bourdonnement
    de son vol malhabile.
    Depuis ce moment-là que je la regarde,
    et tout ce qu'elle fait, c'est s'écraser
    les yeux de toutes ses forces
    contre la vitre dure qui ne comprend pas.
    En vain, je lui ai ouvert la fenêtre
    et j'ai tenté de la guider avec ma main:
    elle ne sait pas, elle continue de se battre
    contre l'air immobile, impossible à traverser.

    C'est presqu'avec plaisir que j'ai senti
    que je vais mourir; que mes affaires
    ne vont pas très bien, mais elles vont ;
    et puisque finalement je les oublierai.

    Mais ensuite, j'ai tenté de sortir de tout,
    me retirer de tout, voir, me connaître,
    et je n'y suis pas arrivé; et j'ai appuyé
    le front contre la vitre de ma fenêtre.