Alí Chumacero

Traduction de Denys Bélanger


Poème de l'origine amoureuse

Avant que le vent soit devenu mer renversée
que la nuit ait revêtu ses vêtements de deuil
et que les étoiles et la lune installent sur le ciel
la blancheur de leur corps.

Avant que la lumière, que l'ombre et que la montagne
regardent se lever les âmes de leurs sommets;
avant que quelque chose flotte dans l'air;
le temps avant le début.

Quand l'espérance n'était pas encore née
et que les anges n'erraient pas encore dans leur constante blancheur;
quand l'eau n'était pas encore dans la science de Dieu;
avant, avant, plus avant.

Quand il n'y avait pas de fleurs dans les sentiers
parce qu'il n'y avait pas de sentiers et que les fleurs n'existaient pas;
quand le ciel n'était pas bleu ni les fourmis rouges,
nous étions toi et moi.


L'orbe de la danse

R. Debenport
Elle remue les airs, elle tourne en feu
sa propre douceur: le froid
va à la frayeur et l'éclat
est emporté en musique. Personne
ne respire, personne ne pense et seulement
le flottement des regards
luit comme une chevelure,
Dans la salle, murmure le marbre
son ordre recouvré, gémit
le fleuve de cendre et il couvre
les pistes et les habits et l'humidité.

Corps à survenir ou cime
en mouvement, son épitaphe
règne dans la pénombre et laisse
des chutes, des vagues qui ne dérangent pas.
Mortes d'opprobre, dans l'espace
somnolent les familles, tristes
comme le tricheur emprisonné,
et la femme adultère regrette
la charité d'un drap étranger.
Sous la lumière, la danseuse
rêve de disparaître.



Monologue du veuf

J'ouvre la porte, je retourne à la miséricorde
de ma maison où la rumeur défend
la pénombre et le fils qui n'a pas été
sent le naufrage, la vague ou le tissu fervent
où dans des étés acides
le visage s'efface. L'Archaïque repos
de dieux morts remplit les demeures
et sous les airs la conscience aspire
la rafale que mon front cherchait encore hier
dans le déclin trouble.

Je ne pourrais nommer les draps, les cierges, la fumée
ni l'humilité ni la compassion ni le calme
aux rives de l'après-midi, je ne pourrais pas
dire «ses mains», «ma tristesse», «notre terre»
parce que tout en son nom
s'illumine de blessures. Comme signal d'écume
ou épitaphe, des rideaux, des lits, des tapis
et la destruction s'écoulent vers le dédain,
pendant que triomphe la chaux qui nie à sa nudité
l'ombre de l'espace.

Maintenant commence le temps, le sourire aigre
de l'hôte qui dans l'insomnie, en dévoilant
sa colère, chante dans la cité impure
le son calciné et qui purifie à la lèvre
des feux d'incertitude
qui coulent sans réponse. Astre ou dauphin, là-bas
sous l'onde disparaît le pied,
et les tuniques devenues emblèmes
cachent leur ardente procession et avec de la cendre
me marquent le front.



Le voyage de la tribu

L'automne assiège la vallée, l'iniquité
déborde, et la colline sacrilège à l'éblouissement
répond sous forme de vengeance. La poussière mesure
et le malheur sent qui galope
là où tous frappent avec fureur:
assister prisonnier au cercle brisé
du fils qui surprend le père contemplant
à travers la fenêtre obstruée de sable.

Le sang de l'homme victime de l'homme
assiége les portes, et clame : «Ici personne n'existe»,
mais il habite la demeure le barbare qui cherche
la dignité, le joug de la patrie
interrompue, atroce à la mémoire,
comme le mari regarde en face la femme
et sur le seuil rapproché l'empreinte étrangère force
le tremblement qui précède l'infortune.

Fer et cupidité, la lèpre impotente
des haines qui encouragèrent les rapines et les illusions
humecte la semence. Ils en arrivent au duel
frère contre frère et sans pitié
tournent en pause le régne du stigmate:
l'orgueil pousse le saut vers le vide
qu'au déclin du vent l'aigle abandonne
en figurant une statue qui est tombée.

Renversée dans la moquerie de la foule
l'après-midi se défend, redouble l'épaisseur
devant les pierres qui ont perdu les fondations.

Son offense est compassion quand nous passons
de l'alcôve dorée à l'ombragée
avec la sécurité de la flammèche: à peine
un instant, éclair serein tel un soldat
ivre qui attend la dégradation.

Enfants, nous souriions à la furie
en faisant confiance à la rancune et parfois à l'envie
devant le ruffian qui à l'improviste prend congé
et sans parler descend de la bête
à la recherche du repos. Le jeu est sien,
masque qui s'écarte de la scène, catastrophe
qui aime son délire et avec délices perd
le dernier vestige de sa colère.

Vint le doute comme la passion du vin,
des corps tels des poignards, ce qui transforme
la jeunesse en tyrannie: les plaisirs
et l'équipage des péchés.
Un éclatement soulevait dans le déshonneur
le tumulte opaque et les environs étaient
des tambours ignorés et des cris et des sanglots
pour ceux que personne n'appelait alors «frères».

À la fin j'ai cru que le jour calmait
sa propre malédiction. Les nuages, le mépris,
le site devenu éclair par l'amoureuse phrase,
vaisselle, huile, arômes, tout était
un habile apaisement de l'ennemi,
et j'ai découvert ensuite sur le naufrage des tribus
qui allaient, chaînons d'écume cahotant
aveugles sur un travers du navire.