Mutinerie des flibustiers de l'île de la Tortue (1665)


Introduction

En 1664, le sieur du Rausset, alors incarcéré à la Bastille, fut contraint de vendre à la Compagnie des Indes occidentales, fondée l'année même avec le monopole du commerce français dans toute l'Amérique, la petite île de la Tortue, l'un des deux principaux repaires de flibustiers avec la colonie anglaise de la Jamaïque. La Compagnie nomme pour gouverneur de sa nouvelle acquisitions un aventurier angevin, Bertrand d'Ogeron, qui est alors lui-même habitant à la côte de Saint-Domingue. L'extrait du livre du père Dutertre qui connut personnellement d'Ogeron, qui est reproduit ici, raconte les premiers contacts d'Ogeron, en qualité de représentant de la Compagnie et du Roi, avec les flibustiers fréquentant la Tortue et Saint-Domingue et comment il vint à bout d'une mutinerie de quelques uns de ces pirates, auxquels il voulut imposer un début d'autorité. À travers les lignes qui suivent, Dutertre décrit aussi certaines des coutumes de ces hommes qui ne se pliaient que de très mauvaise grâce à toutes les formes d'autorités. L'on remarquera aussi dans cet extrait la présence du capitaine François Nau dit l'Olonnais, l'un des plus fameux flibustiers que connut la Tortue durant sa brève époque comme principale base de la flibuste française aux Antilles (sur ce chef, voir l'entreprise de Maracaïbo en 1666, le mémoire d'Ogeron d'avril 1667 et les dépositions faites devant le consul de France à Lisbonne en 1675).


Histoire générale des Antilles de l'Amérique habitées par les Français [extrait]

par le R.P. Jean-Baptiste Dutertre (1667-1671)

L'île de la Tortue, aussi bien que la côte de Saint-Doominguem avaient été ci-devant de très petite considération pour l'établissement des colonies françaises; parce que les profits de l'un et de l'autre n'étaient établis que sur la boucanerie, c'est-à-dire sur les cuirs, et sur les pilleries des flibustiers; de sorte que les bêtes à cornes diminuant tous les jours dans cette Côte et tous les boucaniers désertant comme ils ont fait, il semblait qu'il n'y eut plus rien à attendre qu'à s'y faire casser la tête par les Espagnols. D'ailleurs les profits des flibustiers n'étant que pour eux et si casuels, que l'on y a toujours vu cent misérables contre un homme riche: les fondements ne paraissaient pas assez fermes ni assez sûrs pour y établir des colonies.

Mais monsieur Dogeron ayant affermi celle du Petit-Gouave par le grand nombre d'engagés qu'il y avait fait passer et par plusieurs bons habitants qu'il y avait attirés, non plus pour la boucanerie mais pour y faire de bonnes habitations et des marchandises comme dans les îles, il se trouva, lors que la Compagnie prit possession des Antilles, 400 bons habitants dans cette seule côte.

Monsieur de Clodoré, gouverneur de la Martinique et ami de M. Dogeron, concevant de bonnes espérances des établissements que l'on pouvait faire dans ce quartier, sollicita la commission de gouverneur pour le Roi sous l'autorité de la Compagnie tant de l'île de la Tortue que de la côte de Saint-Domingue en faveur de son ami, et il l'obtint.

Cette commission lui fut expédiée sur la fin de l'année 1664, et il la reçut au commencement de février 1665, avec les lettres de M. Colbert et de la Compagnie. Il se fit incontinent reconnaître dans l'île de la Tortue et dans la côte de Saint-Domingue, ave une joie inconvebale de tous ces habitants. Mais, comme c'étaient de terribles gens, ils commencèrent dàs ce temps à murmurer contre la Compagnie.

Ce bon gentilhomme, voyant que la colonie qui lui avait coûté tant de bien et de travail, était assez heureuse pour être considérée du ministre et de la Compagnie qui lui faisait espérer des secours, non seulement suffisant de la soutenir mais de l'augmenter jusques à la rendre assez puissante pour se défendre des Espagnols et de sé'étendre bien avant dans cette belle île de Saint-Domingue, redoubla l'application de ses soins pour la fortifier et il se servit de la même conduite pour accroître le nombre des habitants que ses voisins avaient tenue pour les faire déseter. Car, voyant que le gouverneur de la Jamaïque, Anglais, les attirait de cette Côte dans son île, par le bon traitement et par les avantages qu'il leur faisait, il devint si libéral qu'il semblait qu'il n'eût plus rien à lui et que tout ce qu'il avait appartenait à ses habitants de la Tortue, du Petit-Gouave et aux capitaines des vaisseaux qui venaient traiter avec eux.

(...)

Il rendait généreusement à tous les capitaines des nvaires, tant français qu'étrangers, tous les bons services et assistances qui lui étaient possibles, leur faisant donner à bon marché ce qu'ils avaient besoin et leur faisant vendre leurs marchandises à un prix si raisonnable qu'ils y trouvaient toujours leur compte, sans que les habitants y fussent vexés.

Il n'a jamais pris aucune chose pour les passeports et pour les congés et, bien que le gouverneur de la Jamaïque prît 200 écus pour les commissions d'aller en guerre, il n'en a jamais rien voulu prendre le temps qu'il a eu la liberté d'en donner.

Le gouverneur de la Jamaïque prend le 10 et 15ième des prises, qui sont dix-sept pour cent. M. Dogeron n'en prenait que dix et, par une pure générosité, il en remettait la moitié entre les mains du capitaine pour les distribuer à son choix aux soldats qui auraient mieux fait que les autres, prétendant par là relever l'autorité du capitaine, tenir les soldats soumis et les rendre plus valeureux.

Il fit un jour l'adjudication d'une prise qui valait 800 pièces de huit, dont n'ayant rien voulu prendre, mais fait seulement donner trente pièces au greffier pour sa peine. Quelques jours après, ayant fait réflexion sur le jugement qu'il avait donné et ayant reconnu au style et à la date qu'il s'était trompé et que cette prise avait été faite en temps de paix, sans attendre que les Anglais, qui nous faisaient mille pilleries et mille injustices et qui comptaient cette affaire perdue, lui en fissent aucune réquisition, il rendit de son propre argent les 800 pièces de huit pour ne pas donner l'avantage aux Anglais de dire que le gouverneur de la Tortue eût fait une semblable injustice. Cette générosité me semble assez rare.

(...) il eut encore à essuyer une mutinerie qui paraissait d'autant plus dangereuse qu'elle était excitée par de plus terribles gens, qui étaient les flibustiers, c'est-à-dire corsaire ou aventuriers, qui ne voulaient reconnaître personne et être eux-mêmes les juges et les parties des prises qu'ils faisaient bien souvent assez mal à propos. Ils étaient de tous temps en possession de cet abus; de sorte que monsieur Dogeron, voulant les obliger à paraître devant lui pour l'adjudication de leurs prises, ils se mutinèrent tout à coup dans l'île de la Tortue et envoyèrent quelques uns des leurs à monsieur Dogeron qui était à trois lieues de là dans le navire du capitaine Hollonois, lui dire qu'ils prétendaient vivre comme ils avaient fait auparavant. Il était dans la chambre du capitaine, lorsqu'on lui vint dire la harangue qu'on lui allait faire. Il en sortit sur le champ tout en colère et, frappant du pied sur le pont, dit: «Où sont ces mutins et séditieux.» Et alors Du Moulin, qui était un des envoyés, se présenta et lui dit effrontément que c'était lui et ses camarades. Et monsieur Dogeron, sans répondre un seul mot, tira l'épée pour le tuer. Du Moulin s'enfuit et il fut poursuivi de si près que jamais il ne s'est vu si proche de sa fin. Il n'en fallut pas davantage, car Du Moulin et ses camarades vinrent, peu de joours après, demander pardon à monsieur Dogeron et lui protester que jamais ils ne s'engageraient en de semblables affaires.


source: DUTERTRE, Jean-Baptiste, Histoire générale des Antilles de l'Amérique habitées par les Français, Fort-de-France, 1973.
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