La
mondialisation et les entreprises : images et réalités
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Où l'on apprend que la délocalisation n'est qu'une
partie de la mondialisation, que la mondialisation n'est pas nécessairement à l'origine
de tout ce qui ne va pas en France et que la France fait partie des nations
attractives ! par Pierre Veltz
En 1995, le montant des investissements directs à l'étranger (IDE)
comptabilisé par l'Onu a battu un nouveau record, passant de 225 milliards de dollars en
1994 à 318 milliards. Il y a dix ans, le volume de ces flux n'était que de 50 milliards
environ. Cette explosion des investissements directs à l'étranger est, avec la
globalisation financière, la principale rupture de tendance observable dans la
progression, par ailleurs lente et continue depuis des décennies, de
l'internationalisation de l'économie. Permet-elle de justifier l'emploi du mot
mondialisation, devenu en quelques années un écran où se projettent les
peurs et les fantasmes de notre société ? Oui, mais à condition de préciser ce terme,
ambigu et fourre-tout.
Investissements à l'Étranger, délocalisations,
transnationalisation de la production : des ambiguïtés à lever
Pour une large partie de l'opinion, et malheureusement de la classe
politique, la mondialisation évoque surtout des délocalisations
massives de fabrication dans les pays à bas salaires, une concurrence ravageuse des pays
émergents qui serait, en grande partie, à l'origine de nos difficultés. Or ces images
sont profondément trompeuses. Tout d'abord, s'il est vrai que les dynamiques
d'internationalisation jouent un rôle important dans la crise d'adaptation que connaît
notre pays (ainsi que les pays voisins), ce rôle n'est pas direct et premier. Le
problème crucial est celui des ruptures internes provoquées par la transformation
profonde des modes de production, d'échange et de consommation (voir sur ce point,
l'excellent petit livre de Daniel Cohen : Richesse du monde, pauvreté des nations,
Flammarion, 1997).
Deuxièmement, les délocalisations,
entendues comme transferts de production par création de nouvelles unités, que ce soit
dans les pays développés ou dans les pays émergents, sont loin d'être aussi
massives que certains le pensent. Dans les pays émergents, les investissements
étrangers sont certes en forte croissance : grosso modo, de 10 % du total mondial au
milieu des années 1980 à un petit quart aujourd'hui, en tenant compte du fait que les
investissements en Chine (deuxième pays d'accueil mondial après les États-Unis) sont
largement surévalués, du fait du transit par Hong-Kong de capitaux d'origine chinoise.
Mais ces flux ne comprennent pas que des créations d'unités manufacturières nouvelles,
loin de là. Les privatisations des services publics, en Amérique latine notamment, sont
par exemple un poste très important. Il faut rappeler, au rebours de bien des discours
catastrophistes qui font des pays dits à bas salaires les boucs émissaires de nos
difficultés, que nos échanges avec les pays émergents sont certes déficitaires en
contenu d'emplois, mais que ce déficit, d'après toutes les estimations
macroéconomiques, ne dépasse pas 10 % du chômage en France. Le fait essentiel, d'autre
part, est que la très grande majorité des flux d'IDE est constituée de flux internes à
la sphère des pays développés. Ce sont des flux qui circulent entre les zones les plus
riches du monde (principalement les grandes aires métropolitaines du Nord) dessinant une
sorte d'économie d'archipel qui laisse de côté une large partie de la
planète (J'ai développé ce thème dans : Mondialisation, villes et territoires, PUF,
1996). Mais ces flux relèvent principalement d'opérations de fusions-acquisitions
internationales, c'est-à-dire d'une intense redistribution des cartes au sein des grands
oligopoles, beaucoup plus que de création de sites de production
délocalisés ayant un effet direct et immédiat sur l'emploi.
Considérons le cas de la France. On constate
d'abord que notre pays est très bien placé dans la hiérarchie des pays d'accueil des
IDE : 20 milliards de dollars environ en 1995, 17 milliards en 1994, 20 milliards en 1993
et près de 22 milliards en 1992. Ceci met la France au quatrième rang mondial, derrière
les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, loin devant l'Allemagne, qui a certes battu son
record d'ouverture en 1995, mais qui se situe, avec 9 milliards environ, derrière les
Pays-Bas ou la péninsule ibérique. La France est également, du reste, un des principaux
pays exportateurs de capitaux (17,5 milliards de dollars en 1995, contre 35 pour
l'Allemagne, 38 pour le Royaume-Uni, 95 pour les États-Unis).
Que signifient ces chiffres ? Que la France est
attractive pour les capitaux étrangers. Certes. Mais, bien qu'on ne
connaisse pas la répartition exacte entre ce qui relève d'acquisitions et d'entrées
dans le capital de firmes existantes on estime en général qu'il y a
investissement direct, par opposition aux investissements de portefeuille,
lors que la part acquise dépasse 10 % et les créations nouvelles, il est clair
que ces dernières sont minoritaires. Les opérations identifiées par la Datar et Invest
in France pour 1996 (Fedex à Roissy, Motorola dans les Yvelines, Daewoo en Lorraine, les
investissements de Philips dans ses usines) ne sont certes pas négligeables et leur bilan
en emploi est largement positif. Les opérations de ce type ne représentent toutefois
qu'une partie relativement faible des 20 milliards de dollars comptabilisés par la
CNUCED. Elles sont beaucoup moins importantes que, par exemple, le rachat de Perrier par
Nestlé (15 milliards de francs) en 1992, de Roussel-Uclaf par Hoechst (18 milliards) en
1996 ! Le mouvement essentiel est donc l'internationalisation du capital des firmes
existantes. On note d'ailleurs que, dans la décennie 1980, cette entrée des capitaux
étrangers semble s'être surtout concentrée, dans l'industrie, sur les firmes moyennes.
Dans le même temps, les grandes firmes françaises ont également racheté ou pris le
contrôle de nombreuses firmes moyennes, et parfois importantes, à l'étranger.
On se trouve donc devant une réalité complexe, et ambiguë. On
pourrait, d'un côté, souligner l'ouverture inquiétante du capitalisme français, le
fait que de nombreuses firmes sous-capitalisées et mal protégées laissent prise au
contrôle étranger. Mais on peut dire aussi que ces mouvements sont un signe positif, en
ce qu'ils montrent que la France reste un bon site pour investir, produire et vendre. Quoi
qu'il en soit, le fait essentiel est que tous ces flux achats ou créations
se soldent in fine par une trans-nationalisation croissante des réseaux de production et
d'échange, dont les délocalisations stricto sensu ne sont qu'un aspect
relativement mineur.
Se tissent ainsi progressivement entre les économies nationales des
liens transversaux qui se réduisent de moins en moins aux schémas
classiques (ricardiens) des échanges entre nations économiquement spécialisées. À cet
égard, la phase de mondialisation actuelle est différente de celle de la Belle époque
(1870-1914), période au cours de laquelle bien des indicateurs d'internationalisation
étaient au moins aussi élevés qu'aujourd'hui (par exemple, le commerce extérieur du
Royaume-Uni était de 45 % du PIB, contre 40 % en 1993 ; des pays comme le Canada ou
l'Australie ont mobilisé incomparablement plus de capitaux étrangers pour leur
développement que l'Asie du sud-est aujourd'hui, qui se développe sur la double base
d'une insertion dans le marché mondial et d'une épargne intérieure massive).
Aujourd'hui, en effet, la transnationalisation de la production se traduit par des
échanges moins spécialisés. Par exemple, les pays d'Europe échangent beaucoup entre
eux, mais ce sont, grosso modo, les mêmes biens qui circulent dans tous les sens. La part
du commerce intra-branche et même intra-firme est croissante. Dans le monde développé,
en général, on échange de moins en moins les spécialités de tel pays contre les
spécialités de tel autre pays, mais des composants ou des biens intermédiaires entrant
dans des chaînes d'activités internationalisées. Ceci renvoie évidemment au rôle
structurant des grandes firmes multinationales dans ces échanges et à la question de
leur globalisation.
La globalisation des firmes multinationales, entre mythe
et réalité
On peut appliquer aux firmes multinationales (FMN) la métaphore du
verre à moitié vide et à moitié plein.
Certains insisteront sur le fait que ces fameuses multinationales,
qui mettent soi-disant en péril les États-nations, ne représentent comptablement qu'une
petite partie de l'économie mondiale. Des chercheurs ont ainsi calculé que la
part internationalisée de la production mondiale (entendue comme : production
des filiales étrangères des multinationales dans le PIB mondial) n'était que de 7 % en
1990, contre 4,5% en 1970. On peut souligner aussi que les marchés intérieurs restent de
loin les principaux débouchés de l'économie et que l'intensité des échanges entre
régions (infra-nationales) se révèle, chaque fois qu'on peut la mesurer, beaucoup plus
forte que celle des échanges internationaux.
À l'inverse, on objectera que ces mesures comptables minorent
fortement l'importance des firmes multinationales, qui se revèle du reste dans
l'observation quotidienne, par exemple celle des enseignes de nos villes, sans qu'il soit
besoin de savants calculs. Il faut en réalité compter dans le poids des multinationales
la part de leur production intérieure (parce qu'elle est soumise aux normes
internationales et qu'elle les diffuse ; parce qu'elle s'intègre dans des réseaux
trans-nationaux). Il faudrait compter également les considérables effets induits sur les
fournisseurs et les sous-traitants, qui sont souvent quasi-intégrés dans ces mêmes
réseaux. On arriverait alors à un tableau différent. En se limitant au périmètre
officiel des firmes et de leurs filiales directes, on peut estimer que les multinationales
concentrent un bon tiers des actifs industriels mondiaux, et que les
échanges internes entre leurs établissements (encore une fois : sans compter les
fournisseurs) représentent entre le quart et le tiers du commerce mondial ce qui,
bien entendu, rend problématique l'interprétation des chiffres du commerce extérieur.
Ces grandes firmes sont-elles, pour autant, les firmes
globales et équidistantes (sous-entendu : par rapport
aux enjeux nationaux et aux cultures nationales) que décrivent certains auteurs ?
Certainement pas, dans leur immense majorité. Pratiquement toutes les grandes entreprises
gardent aujourd'hui un ancrage national clair. Même les cas de firmes bi-nationales comme
ABB (groupe suisse et suédois) sont exceptionnels. Quant à la notion de firme
européenne, c'est encore une abstraction (d'autant plus qu'il n'existe aucun
statut juridique de ce type).
Lorsqu'on interroge les grandes entreprises françaises, elles se
présentent en général comme des firmes nationales à vocation mondiale. Mais des
changements d'organisation profonds n'en sont pas moins à l'uvre, qui vont tous
dans le sens d'une plus forte intégration, à de plus vastes échelles, des stratégies
et des opérations. Il est impossible, en réalité, de présenter un tableau d'ensemble
de ces évolutions, car elles diffèrent notablement selon les secteurs et aussi selon les
firmes elles-mêmes, qui expérimentent des voies multiples pour venir à bout de dilemmes
comme celui qui oppose la volonté de renforcement du contrôle stratégique et la
nécessité de décentralisation des structures. Bornons-nous à quelques remarques
générales.
D'abord, la raison de l'expansion internationale est, dans la grande
majorité des cas, stratégique plus qu'industrielle. Elle est motivée
par la volonté d'élargir les marchés, de sortir des marchés saturés, d'aller sur des
marchés en croissance, de se rapprocher physiquement et socialement des zones de
consommation, de limiter les risques liés à des retours éventuels du protectionnisme,
plus que par la volonté de réduire les coûts (Même dans l'électronique, si certaines
implantations asiatiques ont été, dans un premier temps, justifiées par les
différences salariales, la logique actuelle est celle de la présence stratégique sur
des marchés régionaux en expansion très rapide). La croissance externe, qui est la
manière la plus rapide d'entrer sur des marchés nouveaux, se solde néanmoins en
général par la création de patchworks industriels plus ou moins baroques, qu'il est
indispensable, dans un deuxième temps, de rationaliser. C'est ce mécanisme en deux temps
qui est à l'origine de nombreuses restructurations, plus que la concurrence directe des
conditions de production étrangères.
Deuxième remarque : bien que l'on reste très loin du marché
mondial homogène et unifié, le fait que les grands groupes s'affrontent aujourd'hui
directement aux quatre coins du monde engendre des formes de concurrence
à la fois très vives et très instables, bien différentes des concurrences
oligopolistiques anciennes, relativement ronronnantes, au sein de marchés limités. Cela
appelle des formes de compétitivité où se cumulent désormais les facteurs de prix et
les facteurs de différenciation (qualité, innovation, variété), surtout lorsqu'on agit
dans les zones à hauts salaires et à monnaie forte. Or ce cumul des formes de
compétitivité constitue un défi de plus en plus difficile et crée une énorme pression
qui est la cause première (avant la technologie) du changement des organisations,
c'est-à-dire de la prise de distance progressive avec des formes traditionnelles
(tayloriennes) d'organisation qui ne sont plus du tout adaptées à ce nouveau contexte.
Un aspect essentiel de ces réorganisations est que les firmes ne
peuvent plus se contenter des segmentations et des cloisonnements traditionnels, entre
fonctions et métiers, mais aussi entre zones géographiques, qui dans les schémas
anciens menaient souvent leurs opérations industrielles de manière juxtaposée. La
globalisation signifie aujourd'hui, d'abord, cette nécessité de tirer parti des
expériences géographiques multiples en généralisant le plus rapidement possible les
meilleures pratiques, en faisant circuler les savoir-faire (techniques, commerciaux, etc.)
et en les rendant cumulatifs.
Ceci conduit en général à un double mouvement
qui n'est contradictoire qu'en apparence : formalisation des procédures, intégration des
systèmes techniques, d'un côté ; décentralisation des organisations, de l'autre. Au
modèle des grandes bureaucraties homogènes réparties en sous-ensembles plus ou moins
juxtaposés (modèle multi-domestique), les firmes mondiales substituent aujourd'hui, avec
plus ou moins de réussite, des schémas qu'on peut répartir en trois grands types : structures
à centralisation renforcée ; structures fédérales
rassemblant des centres de profit multiples sous l'égide d'un centre stratégique
allégé ; structures mixtes organisant autour d'un noyau centralisé une
nébuleuse de fournisseurs et de partenaires qui prennent en charge des tâches
externalisées de plus en plus nombreuses. Dans la plupart des cas, on retrouvera un
certain nombre d'ingrédients, comme le pilotage centralisé des achats, la centralisation
des données techniques et commerciales, le benchmarking externe et interne et
la mise en compétition plus ou moins explicite des sites et des entités géographiques.
La circulation des expériences et la globalisation des
apprentissages sont d'autant plus importantes que ce sont aujourd'hui les capacités
organisationnelles, ou technico-organisationnelles, qui font réellement la
différence entre les entreprises. On ne comprend rien à la concurrence moderne si on ne
saisit pas que la capacité d'optimiser les processus de production, d'accroître
l'intelligence et l'efficacité des combinaisons productives, permet des gains de
productivité et des gains de compétitivité qui sont en général bien plus importants
que ceux qui sont liés directement au coût des ressources Les technologies de production
semblent souvent disponibles et facilement reproductibles : mais les écarts se creusent
selon la manière fine de mettre en uvre ces technologies, et ces écarts peuvent
être considérables en faveur des grandes firmes disposant d'expérience et d'une main
d'uvre très qualifiée (c'est ce type d'effet qui explique pourquoi on produit
souvent moins cher, à technologie donnée, avec de la main-d'uvre qualifiée et
chère qu'avec de la main-d'uvre moins payée et moins qualifiée).
Ceci m'amène à ma dernière remarque : les gains de productivité
que peuvent réaliser les firmes en améliorant leur organisation ne sont que
partiellement une affaire interne. Les externalités, la qualité de
l'environnement technique et administratif, l'efficacité des services et en particulier
des services publics jouent un rôle essentiel. La productivité est largement
socialisée. Elle est de plus en plus liée à la qualité des
relations entre les acteurs de la firme et ceux qui l'entourent. Ceci explique en grande
partie pourquoi les activités productives les plus avancées continuent à se grouper
massivement dans les zones les plus riches de la planète, et en particulier au sein des
grandes métropoles mondiales, qui fournissent les externalités essentielles pour le
développement.
C'est pourquoi il n'y a pas lieu d'être pessimiste sur l'avenir de
nos pays, à condition qu'ils comprennent bien les ressorts de ce développement et
adaptent en conséquence leurs organisations du travail, et leur organisation sociale en
général. Car parmi les ressorts du développement figure également, au premier chef, la
capacité de cohésion et de solidarité de la société. Quant aux pays pauvres, loin de
les craindre, on ne peut que souhaiter leur développement rapide, en notant avec angoisse
l'élargissement du fossé qui se creuse entre, d'un côté, nos pays et les pays
émergents engagés dans un rattrapage rapide, et tous les autres, véritables oubliés de
la mondialisation.
Pierre VELTZ

Mise à jour le 22/02/99
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