FÉMINISME

Pourquoi les femmes montrent les crocs

Entrevue avec la cheffe des chiennes de garde.

Les Chiennes de garde s'engagent à défendre toute «femme politique attaquée en tant que femme». Mais les citoyens ne les ont pas attendues pour soutenir Ruth Dreifuss.
 
Jean Ammann 23 décembre 1999

Les Suisses croyaient avoir résolu la question féminine en deux temps. La première fois lorsque, à l'unisson de l'Eglise catholique, ils reconnurent une âme à la femme et la deuxième lorsqu'ils lui accordèrent le droit de vote (c'était en 1971). Tout semble pourtant indiquer que la paix des sexes est rompue: un nouveau mouvement féministe a vu le jour, qui gronde dans l'antre phallocrate et s'apprête à mordre les mollets noueux de la misogynie. «Ça suffit! Nous, Chiennes de garde, nous montrons les crocs. Adresser une injure sexiste à une femme politique, c'est insulter toutes les femmes. Nous nous engageons à manifester notre soutien à toute femme politique attaquée en tant que femme», écrivent les Chiennes de garde, qui se veulent les «petites soeurs genevoises» du mouvement lancé en France à l'initiative de Florence Montreynaud (lire article).


Rappel historique. L'idée d'étendre à la Suisse le manifeste des Chiennes de garde est née autour de l'«Adieu au siècle»: «Nous ne nous sommes pas rencontrées par hasard à la Comédie de Genève. La directrice, Anne Bisang, avait organisé cet "Adieu au siècle" autour de certaines figures féminines marquantes. Alors, forcément, les féministes se sont retrouvées là», se souvient Maryelle Budry, militante de longue date et coauteur de «Mais qu'est-ce qu'elles voulaient - Histoires de vie du MLF à Genève» (éditions d'En bas). Cet «Adieu au siècle» (des femmes) s'est conclu à la fin du mois de novembre par une conférence de Florence Montreynaud «que nous avons beaucoup appréciée», commente Maryelle Budry.


Cela faisait quelques semaines déjà que dans la mouvance du groupe Egalité du Parti socialiste genevois, quelques femmes pensaient qu'il était temps de réagir devant la dégradation des moeurs publiques. «Depuis un an environ, explique Franceline Dupenloup, l'une des initiatrices du mouvement, il y a, de la part des médias et du monde politique, un acharnement toujours plus pernicieux contre les femmes qui détiennent le pouvoir.» Sans remonter aux campagnes calomnieuses dont Christiane Brunner fut victime à maintes reprises, Franceline Dupenloup cite les cas de Marie-Thérèse Engelberts, candidate PDC malheureuse au Conseil administratif de la ville de Genève, de Micheline Calmy-Rey, chef du Département des finances du canton de Genève, de Ruth Dreifuss, ou d'Anne Bisang, directrice de la Comédie de Genève. Ces personnalités de la vie publique ne sont pas attaquées pour leur fonction, mais pour leur sexe: «L'ancien directeur de la Comédie de Genève a dit d'Anne Bisang qu'elle était sadique... C'est manifestement un jugement sexiste: personne ne qualifierait un chef d'entreprise de sadique! estime Franceline Dupenloup. On déclare gratuitement que Micheline Calmy-Rey est la plus mauvaise conseillère d'Etat! Ou bien, on travestit la réalité: quand Anne Bisang se sépare de deux collaboratrices et deux collaborateurs, on dit qu'elle se sépare de tout le monde! Ou bien, à propos d'une politicienne, quelqu'un parla en ces termes: 50 kilos de libéralisme dans un joli emballage! C'est un discours sexué: jamais on n'évoquerait le joli emballage d'un homme politique, jamais!»


Il reste que nous sommes loin des injures à la française et des slogans orduriers qui invitent une ministre à se dévêtir: «Chez nous, commente l'écrivain Christophe Gallaz, l'attaque et la mise en infériorité sont moins spectaculaires. Le spectacle est moindre, mais l'iniquité demeure.» Devant ce qu'elles considèrent comme une dérive sexiste, les Chiennes de garde grognent: «Dès que les choses prendront une tournure dégradante, nous interviendrons!»

Chiens perdus sans collier

Ruth Dreifuss, ministre de l'Intérieur, figure donc parmi les victimes répertoriées du sexisme: «On dit d'elle qu'elle est maladroite, naïve, incompétente en matière de stratégie, résume Franceline Dupenloup, mais les reproches ne concernent jamais sa politique...» Or, il se trouve que mercredi dernier était jour de réélection au Conseil fédéral et que les rumeurs politico-journalistiques ballottaient défavorablement la socialiste. L'éventualité d'une non-réélection, le spectre triomphant de Christoph Blocher poussèrent un groupe de citoyens et de citoyennes à se mobiliser.


A six jours du plénum fédéral, à La Chaux-de-Fonds, les écrivaines Hélène Bezençon et Sylviane Dupuis décident dans l'urgence qu'il faut sauver Ruth Dreifuss, que le blochérisme ne passera pas... Une pétition récoltera bientôt 558 signatures d'artistes et de citoyens. Le lundi, Anne Bisang prête sa Comédie, qui sert de décor à une conférence de presse prestement organisée. On y voit Laurence Deonna, Hélène Bezençon, Sylviane Dupuis, Martine Paschoud, Christophe Gallaz, Yves Laplace, Daniel de Roulet... La veille, dans l'émission Mise au Point de la TSR, Franceline Dupenloup avait, au nom des Chiennes de garde, exprimé son soutien à Ruth Dreifuss. Par un effet de zapping propre à l'époque, toute personne défendant Ruth Dreifuss fut assimilée aux Chiennes de garde. Un amalgame qui désole Hélène Bezençon: «Tout comme Sylviane Dupuis, je ne fais pas partie des Chiennes de garde et je ne suis pas une militante féministe. Le mouvement de soutien à Ruth Dreifuss n'a rien à voir avec le féminisme et je n'ai pas pensé un instant qu'il puisse y être assimilé. J'ai défendu une cause idéologique: je suis absolument contre la politique de Christoph Blocher et mon hostilité n'a rien à voir avec le fait que Blocher soit un homme et que Ruth Dreifuss soit une femme!»


Toute personne qui défend Ruth Dreifuss n'est pas une Chienne de garde et il y a dans cette meute des chiens perdus sans collier. Ainsi, cet acteur de la vie culturelle romande: «Autant je suis hostile à toutes campagnes de dénigrement, surtout quand - comme ce fut le cas pour Ruth Dreifuss - elles sont teintées d'antisémitisme, autant je suis étranger au mouvement des Chiennes de garde. Je refuse d'envisager la défense des femmes en tant que telles, sur des bases quasi anatomiques, sans aucun débat politique...»


Plus de vingt ans après le Mouvement de libération des femmes (MLF), les Chiennes de garde ressuscitent le féminisme. Mais avait-il seulement disparu? «Toute femme qui pense est féministe», déclara Pipilotti Rist, celle qui se faisait appeler «Monsieur le directeur artistique» de feu l'Expo.01.

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