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L'obscurité régnait encore. Au moment où j'allais m'assoupir, j'entendis des bruits de pas, sentis une secousse, dans mon lit; Blackie venait de s'étendre, le corps à l'inverse du mien, tout à côté de moi, la tête reposant sur l'une de mes jambes. Nous dormîmes ainsi jusqu'à neuf heures.
Il m'observa, ensuite, couché dans le passage, tout près de la salle de bain, la tête parfois levée, parfois appuyée sur l'une des pattes qu'il tenait repliée, à la manière d'une dame hautaine, pendant que je me rasais, me lavais, prenais ma douche. Nous déjeunâmes, lui assis à ma droite, levant la patte sur ma cuisse et la gardant là, jusqu'à ce que je lui tende une boucnhée de la main. Le manège se répéta jusqu'à la fin du repas.
J'amenai mon copain à l'auto. Il y monta sans se faire prier. Il s'assied sur la banquette avant. Quand je fus en place,je le fis traverser à l'arrière où il s'étendit. Je parvins à mettre le moteur ne marche, vers l'épicerie.Je le laissai dans l'auto et lui ramenai des os à croquer, un grand sac de nourriture du docteur Ballard. Blackie s'était à nouveau assis sur la banquette avant. Au moment où il m'aperçut à travers la vitre frimassée, il travarsa à l'arrière où je déposai les victuailles.
Je traversai ensuite chez un marchand où j'achetai un collier, en tissu noir bien assorti à la couleur du pelage de mon animal, une laisse de cuir, également de couleur noire.
À la maison, il avala une bouchée de moulée puis attaqua un os, qu'il avait trainé sous la table. L'os avait été déchiqueté et avalé à peine une demi-heure plus tard... La patte réapparut sur ma cuisse. Il obtint ainsi trois autres os qui subirent le même sort. Je lui servis ensuite de l'eau qu'il lappa goûlumemnt avant de partir vers la porte ensoleillée du salon pour s'y coucher et y dormir.
L'animal bougea des pattes, entraîné dans une course rêveuse. Mais à quoi rêvait-il et d'abord, un chien, est-ce que ça rêve ? Je me promis d'observer mon animal durant les moments de sommeil, m'imaginant pouvoir bâtir une grille d'observations pour y noter ses moments de songe, ses instants de cauchemar, de mauvais rêves... établissant ainsi des séries de notes qui, comme une clef, m'ouvrirait les paysage de son cerveau. Mais, il fallait auparavant bâtir un plan de lecture pour explorer la personnalité des chiens,parcourir l'état des connaissances actuelles sur les études du sujet.
Mon esprit excité par la présence de cet étranger m'avait plongé dans un état de rêvasserie profonde. Quel âge mental, au sens humain du terme pouvait atteindre Blackie ? Quels sentiments pouvait-il ressentir... en ressentait-il, tout d'abord ? L'enfant que j'avais été, avant l'âge où j'avais pris conscience d'être, être séparé , séparé de ma mère, puis de tous les autres, être seul, isolé, dépouillé de cette appartenance dans laquelle j'avais vécu tout à fait dépendant de ma mère, annexé à elle, mouvant avec elle, par elle, inhérent à sa substance...
Blackie allait-il m'aider à comprendre cette période d'avant-trois-ans où le monde n'existe que globalement, où le soi est inconsceint, l'égo en formation, à l'état embryonnaire, indifférencié, analogique... Passerait-il, avait-il franchi le cap de l'individuation, ce moment de profonde solitude, de déséquilibre, d'anxiété ou d'angoisse qui fait que rien n'est plus comme avant, qui fait qu'une peur terrible nous fait nous réfugier dans le moment antérieur...
Cette situation réflexive m'avait amené à bouger, à me lever pour substituer à mes souvenirs d'enfant le paysage de cette neige blanche écrasant les branches de mes conifères, des maisons du voisinage aux fenêtres cachées par les congères nouvellement accumulés, des cheminées crachant leurs fumées blanches que les vents d'ouest incurvaient.
En me retournant, je vis les yeux de Blackie qui ne me quittaient pas. Je m'assieds sur le divan. Il vint s'allonger à mes pieds, le museau reposant sur l'une de ses pattes alors que l'autre s'incurvait à la manière des mains de vieilles dames qui veulent donner des signes de classe. Je me levai, il se leva, approcha la tête de mes jambers humant mon odeur rapidement. Je lui caressai la tête, lui tappotai les fesses. Il alla vers la porte, jappa, gambada, tournant vers moi des yeux luisants.
J'ouvris les portes... Blackie revint presqu'aussitôt... Ce chien avait eu un dressage à la propreté. Il se réveillait, sortait, affrontait le froid vif, se soulageait pour revenir... Il vint s'étendre à mes pieds, allongeant le museau sur sa patte, comme si le plancher était trop dur. Sa patte lui servait d'oreiller, de coussin, quoi! Lew regard qu'il fixait sur moi persista longtemps, infiniment( dans le sens de non-fini) ouvertà la caption de mon visage, de mes yeux. Un curé avait déja dit dans une homélie, ceci:" Jusqu'où vaut-il aimer ce Dieu? Dans l'éternité, ne sera-t-il pas Celui sur lequel nos yeux se porteront, ne sera-t-il pas l'objet qui comblera tout le sujet ? Ne sera-t-il pas l"Être, le seul, qui remp-lira nos regards durant toute l'éternité ?" Blackie me regardait intensément, comme si j'étais ce Dieu dont le curé avait parlé; combien de temps me fixerait-il ainsi ? Sans lassitude, sans sourcillement, comme un miroir dans lequel vivait mon être; ses yeux ne me quittèrent pas jusqu'à ce que je me lève à la pensée que Dieu-Albert fatiguerait d'être ainsi adoré. Blackie se leva, me suivit, vint s'asseoir tout à côté de cet homme-debout, perdu, troublé à la pensée de peut-être trop penser.
Je m'habillai pendant que le chien gambadait autour de moi. Nous sortîmes jouer dans la cour. Il courait vers le bâton que je lançais dans la neige épaisse, s'arrêtait brusquement, soulevant des flocons qui rejaississaient sur son pelage noir. Il revenait vers moi, le bâton dans la bouche, tournait tout autour, le gardant pour lui seul, me lançant probablement le défi de venir le lui prendre. Je réussis à l'attrapper mais la machoire demeurait ferme. Je tirai, buttai avec lui, roulai dans la neige alors qu'il faisait des gambades des pattes arrières, levant celles du devant comme pour lutter avec moi. Il m'abandonnait le bâton que je relançais aussitôt; le même manège recommença jusqu'à ce que je devins fatigué... Blackie me suivit.
Il en fut ainsi durant les quinze premiers jours. Sans méfiance à son endroit, je le laissais courir, se rouler dans la neige. Nous avions pleine confiance l'un dans l'autre...