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Je suis sidéré: elle n'a pas beaucoup changé. Elle me regarde, le même sourire aux lèvres, le même pétillement dans les yeux... Nous sommes si loin dans le temps, l'un près de l'autre maintenant.
- Il me semble que c'était hier ! me dit-elle.
- Le temps passe vite. Cependant,il n'est, pour moi, qu'un pas d'espace entre le moment où l'on s'est quitté et le temps présent. J'ai pensé venir te voir... Je ressentais une certaine nostalgie... Avons-nous été séparés durant un seul instant? En ce moment, il me semble rêver! Le poésie sans doute: toi, l'appartement...
- À ce que je vois, tu n'as pas changé... Toujours rêveur ?
"Nous étions au Club des Anciens Combattants. Elle m'avait fait signe de l'oeil. J'étais allé l'inviter à danser... Les premiers instants avaient été difficiles: mes pieds étaient lourds, j'avais le buste raide, les muscles paralysés... Nos corps s'étaient rapprochés . Le mouvement devint plus facile, ses mains guidaient mes pas. Je n'avais pas tardé à fermer les yeux, naïvement, m'abandonnant aux sensations nouvelles du contact d'un corps féminin..."
- Tu te souviens, nous avions dansé longtemps ce soir-là. Tu avais été la première femme... Tu avais su me faire perdre ma timidité. Nous avions dansé toute la soirée, le visage l'un près de l'autre...
"Je faisais mes premiers rêves éveillés. Elle les partageaient avec moi. Dans les tournoiements vaporeux, nos paroles soufflés discrètements aux creux de l'orelle résonnaient en frissons délicats dans nos épidermes... La danse avait ouvert toutes grandes les portes de l'évasion..."
- Nous étions revenus, dans la nuit, avec mes amis, jusqu'à ta porte. Je t'avais gauchement remercié dissimulant mes émotions sous le voile des taquineries. J'avais eu envie de poser les gestes opportuns mais je n'avais pas osé...
"Au retour, j'avais été exhubérant. J'avais passé la soirée entière, en tête à tête, avec une fille charmante. A l'égal des camarades, je courtisais maintenant une femme que j'allais revoir, avec laquelle j'allais converser et danser à nouveau."
- Deux jours plus tard, je te rencontre et j'ai l'impression de revoir une ancienne connaissance...
"Elle avait pris place dans ma vie, comme l'âme soeur. Nous nous étions rendus glisser à la terrasse... C'est l'ascension de l'abrupte pente, derrière la foule des glisseurs, puis au centre, enfin à l'avant. Dans le brouhaha des conversations, des piétinements et des rires se distingue une tonalité de fond semblable à la voix sourde d'une foule en prière. J'ai la vision de pèlerins s'échelonnant à perte de vue. Ils grimpent en hâte l'agréable pente au somment de laquelle se cache de mystérieux paradis..."
- Tu te laisses aller, attention aux délires, remarque Célia.
Je la regarde avec attention. Elle a gardé la même voix harmonieuse, conciliante. Mais la belle Manon est devenue une femme ordinaire. Les épaules se sont arrondies, les seins retombent. Le menton est pointu, les lèvres sont minces, les sourcils grisonnants durcissent le regard et rendent le sourire calculateur...
- Prendrais-tu une consommation ? Gin à l'orange, tout comme autrefois ? J'ai un pâté aux huitres qui vient tout juste de cuire. Pourquoi ne pas manger ensemble.
J'accepte l'invitation. Je me lève et tourne en rond dans l'appartement comme si je cherchais quelque chose qui me manque. Je prends le verre qu'elle me tend et je lui souris, un étrange frisson de jeunesse traversant tout mon corps...Je vis l'enchantement des premières rencontres... C'était presque inévitable en venant ici.