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« Bilan » Contre-Révolution en Espagne - Présentation (24)


RÉFORME ET RÉVOLUTION

Autre stigmate de la période d'après 1917 chez Bilan : la gauche italienne attribue une grande importance au syndicat comme lieu de lutte et de rassemblement des ouvriers. Or, il s'agit moins des syndicats par eux-mêmes que de la nature des luttes menées par les ouvriers. Selon la gauche italienne, puisque les revendications, mêmes élémentaires, impliquent une opposition entre bourgeoisie et prolétariat, c'est sur ce terrain seul que la lutte de classe pourra renaître et développer, à l'aide des minorités communistes, les organes de lutte du prolétariat en tant que tel. La position de Bilan et d'Octobre insiste sur les luttes immédiates afin que l'opposition prolétariat-bourgeoisie y soit aussi tranchée que possible, puisque provisoirement toute action proprement politique d'envergure est exclue. Les actions de masse sont inévitablement dévoyées dans le sens du Front Populaire. Au contraire, « les batailles revendicatives »font surgir un « contraste organique »,

« car alors il devient impossible de supprimer l'antagonisme entre l'agent de l'ennemi et les revendications de classe des ouvriers ancrés dans l'antagonisme supérieur opposant sur le front économique le prolétariat et la bourgeoisie » [119] .

Cette conception soulève deux types d'objections. La première est la plus simple parce qu'elle concerne le syndicat. La gauche italienne n'a pu effectuer la critique théorique et pratique qu'en a fait la gauche allemande, et ignore la nature contre-révolutionnaire du syndicat. Mais cette question en introduit une autre, plus profonde.

L'argument justifiant le caractère « ouvrier » ( et potentiellement révolutionnaire ) du syndicat part de l'idée que l'organisation syndicale, quelle que puisse être son intégration au capital et à l'Etat, n'en plonge pas moins ses racines dans les mouvements élémentaires des prolétaires. Ce n'est pas le cas des partis politiques ( socialistes, staliniens, etc. ). Selon cette conception, le terrain économique reste celui où le compromis capital-ouvriers sera toujours précaire, et peut être remis en question, parce qu'il s'agit des intérêts vitaux des travailleurs. Il y a dans la gauche italienne et Bordiga un formalisme ouvrier, voire un économisme, auquel l'idéalisation du parti vient se superposer. Le propre de cette vision -- héritée de la IIe Internationale et reprise par la IIIe -- est de ne pouvoir dépasser l'antinomie économique/politique. '

A un a priori économique des luttes revendicatives qui ne peuvent que pousser les prolétaires à attaquer finalement la société capitaliste, vient s'ajouter un parti formé grâce au maintien des « principes », qui permet au mouvement ouvrier élémentaire de passer à un niveau supérieur ( politique ) en prenant la direction de ses organes économiques et en les orientant dans le sens révolutionnaire. Théorisée à l'extrême dans certains textes de Bordiga et du P.C.I. actuel, cette position est présente mais moins outrée chez Bilan. La gauche italienne de l'époque entrevoit les limites des luttes économiques :

« Une chose importe ! Vos luttes revendicatives peuvent être extraites du climat social qui les enveloppe. Autrement dit, pour acquérir une fonction de classe, elles doivent se relier à la lutte contre la guerre, ... aussi bien que contre les mécanismes de guerre que le capitalisme vous convie à parachever pour mieux vous broyer demain. Si vous ne faites pas cela, la « Nation unifiée » vous absorbera pour la guerre et vous cesserez d'être la classe prolétarienne » [120] .

Il ne suffit pas de prouver que, dans la phase de domination totale du capital, toute organisation permanente de défense du salaire est condamnée à devenir un instrument de défense du salariat. Le problème n'est pas tant au niveau des organisations réformistes : c'est l'activité réformiste des salariés eux-mêmes qui les enchaîne au capital.

Pourtant l'expérience immédiate est toujours la condition nécessaire mais non suffisante de la rupture et de la lutte contre le capital et non plus seulement contre ses effets. Les organisations politiques qui théorisent les réactions immédiates en y voyant le but ou le contenu du mouvement communiste contribuent à figer encore davantage les prolêtaires à ce niveau. Il n'empêche que l'expérience prolétarienne s'enracine toujours dans les conflits immédiats. Le premier acte à potentialité révolutionnaire ( c'est-à-dire qui prépare la révolution ) consiste à se dresser contre ce qu'on a devant soi. Ce qui est déterminant pour une révolution communiste future ( aujourd'hui comme dans les années trente ), c'est la capacité des prolétaires à la fois de se battre contre leurs conditions de vie et de travail, et de ne pas se fixer à ce stade. La difficulté d'un tel processus est évidente, mais il s'agit d'une contradiction réelle, historique si l'on peut dire, imposée par les situations respectives du capital et du prolètariat depuis 1914. Cette contradiction engendre une véritable crise du prolétariat, reflétée entre autres par la crise des quelques regroupements révolutionnaires. Seule une révolution pourrait dépasser pratiquement cette contradiction, -- à moins qu'elle n'en reste prisonnière, et échoue.

La gauche allemande, en particulier Gorter dès 1923 [120 bis] , avait vu que le mouvement communiste avait été vaincu par l'action des ouvriers réformistes. En cela, la gauche allemande était paradoxalement moins « ouvriériste » que la gauche italienne. La plupart des groupes radicaux se dissimulent aujourd'hui cette réalité en l'expliquant par l'« encadrement » et la « mystification » des ouvriers par les syndicats et partis : mais d'où ces partis et syndicats tirent-ils leur force et leur solidité ? Par contre, des éléments sortis de la gauche italienne depuis quelques années ont été tellement fascinés par cette réalité qu'ils en ont oublié le reste. Les uns renoncent pour de bon aux concepts marxistes pour n'attendre de révolution que d'un surgissement de la vie, hors de toute cohérence et de tout cadre [121] . D'autres conservent les notions essentielles de Marx, mais considèrent que les ouvriers en tant qu'ouvriers se comportent en capital variable et donc en partie intégrante du capital. La lutte de classes serait le moteur du capital, la classe ouvrière la classe la plus capitaliste de toutes, les ouvriers constituant le corps du capital. Peut-être une grande crise économique permettra-t-elle de sortir de l'impasse [122] . Ces analyses chargées de tout le poids des notions héritées de la gauche communiste, traduisent en « marxiste » ce que l'on dit depuis longtemps en termes plus simples : les ouvriers sont intégrés au capitalisme.

Le problème existe pourtant. On ne peut le nier à l'aide de généralités sur l'imbrication nécessaire de la lutte revendicative et de la lutte révolutionnaire, la première étant le moyen de passage à la seconde. Que dirait-on d'un révolutionnaire, qui en 1914-1918, refuserait de se prononcer sur la fonction des syndicats, sous prétexte que le problème n'a rien de nouveau, que la réalité est plus complexe que tous les schémas, et que les syndicats évoluent ( arguments du genre de ceux de Lénine et de l'I.C. contre la gauche allemande ) ? On dirait avec raison que de telles considérations éludent la question.

Dans une période où l'on ne peut plus tout expliquer par « le poids de la contre-révolution » ( ancienne ou moderne ), on ne peut que s'interroger sur la non-existence ou la disparition de tout organe ouvrier radical de base après la lutte, ainsi que sur l'incapacité des révolutionnaires à dépasser le stade de tout petits groupes qui ressemblent plus à des maisons d'édition et de diffusion qu'à l'organe même modeste de luttes effectives dans un milieu social quelconque. On ne peut ni y voir le signe positif de l'existence d'un mouvement communiste encore souterrain mais prêt à surgir dans toute sa force; ni appeler les travailleurs à « développer les luttes » sans se poser la question du terrain sur lequel ils peuvent se retrouver et agir dans un sens révolutionnaire; ni dresser entre « revendication » et « révolution » une barrière qui reposerait une nouvelle fois la nécessité d'un saut, d'un passage dont on ne sait comment il pourrait se faire. La difficulté -- non résolue -- du mouvement révolutionnaire après 1914 fut de se dégager du cadre des organisations existantes ( syndicats et partis ) pour agir avec assez d'ampleur et de cohérence. La difficulté consiste aujourd'hui, à briser une non-organisation ( en grande partie mais pas totalement inévitable ) pour agir le moment venu. Comme après 1914 nous n'avons ni recette miracle ni garantie de succès. La seule ligne directrice réside, comme alors, dans l'énonciation la plus claire du contenu communiste et des tâches positives et négatives de la révolution.

Cette situation ne dépend pas des « révolutionnaires », mais des conditions générales où se trouve le prolétariat depuis les défaites consécutives à la première guerre mondiale. Elle entraîne une immense difficulté des prolétaires à s'organiser sans entrer dans un cadre ( formel ou non ) de défense des salariés en tant que salariés; et des révolutionnaires à s'organiser pour une activité collective au-delà du ron-ron habituel. La théorie tend à ne plus être la théorie de quelque chose, d'un mouvement social dont elle fait partie au sens où elle agit avec lui. Son langage tend à s'autonomiser. Elle se borne à renvoyer à ce mouvement qu'elle dit exprimer, mais avec lequel elle entretient très peu de liens, tout comme ce mouvement lui-même entretient très peu de liens entre ses différentes composantes. En l'absence d'une activité prolétarienne effective dont les minorités révolutionnaires seraient partie prenante, les uns se complaisent à « représenter » la classe et l'exhortent en vain à la lutte. D'autres se refusent à jouer ce rôle, mais se nient eux-mêmes comme produit et élément du prolétariat, et se complaisent dans l'énoncé de leur théorie, ré-interprétant tout sur la base de leur problème, c'est-à-dire d'un point de vue particulier, incapables de le comprendre comme partie et effet de la totalité [123] . L'atomisation des prolétaires va de pair avec l'éclatement de la théorie du prolétariat.

La guerre d'Espagne ( comme à la même époque, mais dans un contexte différent, les grèves dures aux Etats-Unis et la naissance du C.I.O. ) marque bien la fin d'une époque. Les événements de 1917-1921 ne sont que le moment le plus élevé ( dont l'intérêt est pour nous capital ) dans la longue série de luttes ouvrières radicales amorcée avant 1914, et qui se prolonge ensuite, avec les mouvements en Angleterre ( 1926 ), en Chine ( 1926-1927 ), en France, en Espagne, aux U.S.A. et dans bien d'autres pays, y compris des pays « sous-développés ». Il serait absurde de soutenir que la guerre d'Espagne jette les derniers feux d'une classe ouvrière encore radicale mais destinée à se comporter dorénavant en fraction du capital. Mais elle clôt l'époque des grandes luttes où il existe encore des organisations ouvrières non totalement intégrées au capital ( C.N.T., P.O.U.M. ). Toute démarche visant à « donner une organisation » à la classe ( ou à ce qu'elle s'en donne une elle-même ) devient caduque. On ne peut pas non plus se borner à défendre des « frontières de classe », comme Bilan, en prenant la notion de classe dans un sens encore sociologique. Si les ouvriers ( au moins une grande partie ) jouent un rôle clé dans la révolution, ce n'est pas là ce qui la caractérise : la révolution communiste n'est pas l'hégémonie ouvrière sur la société, mais la re-appropriation des conditions de la vie, et la production de rapports nouveaux.

« Pouvons nous affirmer que nous héritons seulement des batailles révolutionnaires des ouvriers, alors que ce qu'ils[les syndicats et partis] édifièrent sur leur résultat ne nous regarde pas ?... Une pareille méthode serait de l'empirisme... Nous avons encore comme première tâche celle de soumettre à une sérieuse analyse un demi-siècle de lutte de classes et cela ne peut se faire en disant : « nous acceptons ceci et rejetons cela »... Si donc, avant tout, il s'agit de comprendre les événements passés et non d'accepter en bloc ou en partie la phase révolue de la lutte ouvrière, nous ne pouvons qu'hériter d'expériences, d'enseignements qui acquièrent toute leur valeur dans l'unique mesure où nous nous avérons capables de les traduire dans le langage de notre temps ... » [124] .

Les hurlements d'Hitler et les pleurnicheries de Blum appartiennent au passé. Dictature et anti-fascisme ne revêtiront plus jamais les formes désuètes de l'entre-deux-guerres, mais ils continueront de prospérer comme les frères ennemis du capital. Des luttes sociales aiguës, mais qui n'iraient pas jusqu'à l'assaut décisif contre le capital, verront sans doute un alignement des forces en deux camps également capitalistes, l'un pouvant regrouper la bourgeoisie traditionnelle, l'autre le capital progressiste, la gauche épaulée par le gauchisme ( comme on le vit au meeting de Charléty en France en 1968 ). Dans une situation tendue, le conflit pourra monter jusqu'à la violence année, sans pour autant changer de nature.

L'antifascisme espagnol brûle de ré-éditer aujourd'hui le Front Populaire de 1936. Le P.C.E. annonce la couleur : liberté politique pour les partis de la démocratie bourgeoise, répression contre les prolétaires radicaux. Il demande :

« le droit pour tous les partis, de gauche et de droite, je dis bien de gauche et de droite, de pouvoir s'exprimer normalement ». Mais « si des groupes proclament leur volonté de détruire la démocratie, il appartiendra à la justice de les mettre hors-la-loi ».

Réaliste, le P.C.E. prévoit pour cela de donner à l'armée « une technique et des moyens lui permettant de jouer le rôle que la Nation doit lui donner dans son propre intérêt » [125] .

La position révolutionnaire contre ces forces politiques ne peut consister en une répétition améliorée des analyses de la gauche communiste d'avant-guerre. Leur insuffisance ne vient pas de ce que la situation aurait changé de nature, mais de ce que cette gauche était elle-même déjà incapable de saisir l'ensemble du problème, de recomposer la perspective communiste , dans toute son ampleur. C'est pourquoi sa réponse fut d'abord négative. Elle désigne les ennemis de la révolution : le texte de Gorter en 1923 ( cf. note 120 bis ) était déjà construit sur ce plan, énumérant les adversaires du communisme. Une simple dénonciation ( assortie d'une exaltation des « luttes ouvrières » ) est aujourd'hui anachronique. Elle ne concerne finalement que ceux qu'elle dénonce et auxquels elle s'adresse ( la gauche et le gauchisme, ce « centrisme » d'aujourd'hui ). Le communisme théorique ne peut plus exister que comme affirmation positive de la révolution [126] .

 
Notes
[119] Octobre, no. 4.

[120] Octobre, no. 3.

[120 bis] L'internationale Communiste Ouvrière, in Invariance, 2e série, no. 5.

[121] Invariance, 2e et 3e séries.

[122] Cf. le groupe scandinave autour de Kommunismen qui a quitté le P.C.I. à propos de la question syndicale, puis évolué en ce sens. Cf. La gauche allemande et la question syndicale dans la IIIe Internationale, Bagsvaerd, Danemark, et Textes de travail parus à l'occasion de la scission.... id., 1972 ( polycopiés ).

[123] Cf. Négation; Une Tendance Communiste, issue de Révolution Internationale, et auteur de La révolution sera communiste ou ne sera pas, 1974; ce groupe s'est ensuite dissout. Cf. aussi Maturation Communiste, no. 1, 1975. Et les revues Théorie communiste et La Crise du communisme.

[124] Bulletin de la L.C.I., avril 1936.

[125] In Le Prolétaire, no. 206.

[126] Certains thèmes de ce paragraphe sont développés dans Barrot, Crise du prolétariat ?

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