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Le mouvement communiste
Deuxième partie : Le Mouvement Communiste 8



MOUVEMENT DU CAPITAL ET COMMUNISME

D'un côté, le communisme affirme sa continuité : les caractères du programme et la nature du mouvement communiste se dégagent peu à peu dans toute leur netteté. D'autre part, à l'intérieur de cette continuité, apparaît la discontinuité des phases révolutionnaires et contre-révolutionnaires. [139]  A certains moments, en 1848, 1871, 1917, le mouvement communiste s'est manifesté, sans d'ailleurs présenter dans sa pratique et sa théorie l'intégralité de son programme. [140]  Puis il a été battu, et le prolétariat nié comme agent du communisme. Le capital ne l'a plus considéré que comme fournisseur de force de travail et non comme classe mise en mouvement parce qu'elle est contradictoire, parce qu'on lui impose une situation rendue inutile par le développement même du capital. Au niveau de l'idéologie comme dans les rapports de force réels, il n'y a alors que des composants du capital, en l'occurrence du capital variable, que l'on traite donc selon les exigences du capital, en les laissant mourir de faim, ou en les détruisant par la force. C'est justement parce que le mouvement communiste est un mouvement réel, et non l'application aux luttes ouvrières de principes et de théories, qu'il est contraint de subir les effets que lui impose le développement des sociétés capitalistes. C'est aussi pour cette raison que chaque défaite pratique du mouvement signifie parallèlement la défaite de la théorie communiste, produit de la lutte du prolétariat. [141]  Dans toutes les péripéties de la montée de la bourgeoisie, souvent obligée de reculer ou de composer avec les forces conservatrices, elle réussit malgré tout à conserver au moins une partie de ses idéologues et de sa lutte idéologique générale. [142]  Mais on retrouve ici encore la différence entre les deux mouvements. Le mouvement communiste n'existe pas dans la société capitaliste, au même titre que le capitalisme dans la société féodale. Aussi le maintien et le développement de sa théorie sont extrêmement difficiles pour le prolétariat. Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que, dès les débuts des luttes prolétariennes, seule une infime minorité ait défendu des positions radicales en période de contre-révolution. Il n'y a d'ailleurs pas lieu de s'en inquiéter outre mesure. La lutte n'est pas d'abord théorique, mais pratique[143]  C'est parce que le prolétariat a été écrasé après la Première guerre mondiale, entre les deux guerres, et pendant et après la Deuxième guerre, que le redémarrage théorique actuel est si lent, et qu'il retarde même peut-être sur l'évolution du mouvement pratique. Le prolétariat a été battu, et les conditions objectives ne lui permettaient aucun sursaut pour affirmer le mouvement communiste : il s'est donc vu nié en pratique et en théorie. Sur tous les points essentiels abordés ici, la contre-révolution est intervenue, le plus souvent et le plus efficacement de l'intérieur du mouvement ouvrier, détournant la théorie sans l'attaquer de front. Les «  marxistes  » ont fait oeuvre bien plus destructrice que les «  idéologues bourgeois  ». Mais c'est encore se situer sur le terrain de l'adversaire que de dénoncer là une entreprise de falsification ; il importe bien plus de montrer les conditions d'apparition d'une telle transformation idéologique. [144]  Son rôle est simplement d'accompagner et de fortifier un effort de renouveau du capital entrepris depuis 1914, et trouve ses limites dans les limites mêmes de ce mouvement. [145]  Les problèmes théoriques ne trouvent en définitive leur solution que par une modification de la pratique, qui transforme du même coup la théorie en dévoilant la raison d'être ( pratique ) de la mystification. La théorie du prolétariat a été annexée, englobée, digérée ( mais pas totalement, puisqu'elle exprime un mouvement réel ) par le capitalisme, tant dans les pays capitalistes classiques que dans les pays capitalistes dits socialistes. Le capital, par exemple, n'est plus considéré que comme anarchie, injustice et frein au développement. Dès lors, ce qui va dans le sens d'une organisation apparemment meilleure ( planification ), d'une redistribution des richesses ( même apparente ), et d'une croissance économique ( surtout du secteur «  social  », même s'il s'agit d'une mystification ) apparaît comme un progrès allant dans le sens du communisme, comme un dépassement du capitalisme, bien qu'on ait affaire à un nouveau développement du capital. D'une manière identique, le programme communiste tel que Marx l'avait esquissé a été transformé : par «  socialisation  » des moyens de production, ,a désigne simplement le fait de les remettre à l'Etat. [146]  C'est là le programme du capital, contraint de se livrer lui-même, provisoirement ou durablement, en totalité ou en partie, à la gestion étatique. Ce ne sont donc pas des mystifications, mais la réalité même de notre époque. Que la théorie révolutionnaire ait été presque entièrement emportée dans ce tourbillon n'a rien de nouveau, ni de particulièrement inexplicable. [147]  En Russie, après la défaite des tentatives révolutionnaires en Europe, il s'agissait bel et bien de socialiser l'économie et le pays : non pas au sens de socialisation communiste, mais au sens où le capitalisme lui-même édifie un instrument de production sociale dans tous les pays qu'il développe ( voir le début de «  Le communisme  » ). Non seulement le programme communiste, parce qu'inapplicable, n'apparaissait pas, ou très peu, mais il était intégré, enrôlé et mis au service du programme capitaliste. Seule, la remontée pratique du mouvement communiste ( due pour l'essentiel au développement du capital édifié sur la défaite prolétarienne ) permet à la théorie de refaire surface et de renouer avec l'ancien effort théorique, en poursuivant et en développant l'analyse du capitalisme actuel. [148]  



[139]  Lettre d'Engels à Bebel, 20 juin 1873, Marx, Engels, La Commune de 1871, Lettres et déclarations pour la plupart inédites, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971., pp. 220-22 1.

[140]  Dès 1865, Engels prévoit la désagrégation de l'A.I.T. et la fin de sa «  naïve fraternité  » ( lettre à Marx, 12 avril 1865, Correspondance Marx-Engels, Publiée par A. Bebel et E. Bernstein, Trad. par J. Molitor, t. VIII, A. Costes, 1934., p. 197 ).

[141]  Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., pp. 75 suiv.

[142]  La critique moralisante et la morale critique, dans Marx, Engels, Textes ( 1842-1847 ), Spartacus, 1970., p. 123.

[143]  Manuscrits de 1844, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 97; aussi les Thèses sur Feuerbach, surtout les thèses VI et VIII, dans Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., pp. 31-33.

[144]  Comment prendre au sérieux, sur le plan théorique, une pensée qui présente le «  style du léninisme  » comme l'union de «  l'élan révolutionnaire russe  » et du «  sens pratique américain  » ( Staline, Des principes du léninisme, Ed. Sociales, 1947, p. 90 ) ? Pourtant cette pensée s'est imposée, pendant un temps qui n'est pas terminé, écrasant le communisme théorique. Elle commence seulement à se désagréger, avec la contre-révolution dont elle n'est qu'une expression.

[145]  On peut reprendre à ce sujet l'analyse de Marx et Engels cf. Révolution et contre-révolution en Allemagne, Costes, 1933, pp. 2-5.

[146]  «  Le "contenu" de la "forme" marchandise a changé, du fait même qu'il y a propriété d'Etat ( et de l'Etat prolétarien ) des moyens de production, car de ce fait, de nouveaux rapports de production se sont instaurés.  » ( Bettelheim, Calcul économique et calcul monétaire, Problèmes de planification, no. 11. )

[147]  «  La contre-révolution suit chaque révolution vaincue.  » ( Engels, article du Volksstaat, 26 juin 1874, Marx, Engels, La Commune de 1871, Lettres et déclarations pour la plupart inédites, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971., p. 222. ) Voir Invariance, no. 4, pp. 30-55.

[148]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique ( Ebauche de 1857-1858 ), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 424-425.



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