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Quelques éclaircissements sur La Banquise

Serge Quadruppani
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Nous n'avions, en tout cas, pas besoin d'expert pour juger inacceptable la tentative d'effacement du génocide derrière un simple fait de guerre. Il suffisait de faire appel à nos propres armes. En effet, la connaissance critique de l'histoire et notre propre expérience du racisme, singulièrement dans sa version étatique, nous permettait de comprendre sans mal comment, une fois lancée, une dynamique de haine raciale encouragée par l'État, avait conduit jusqu'à l'extermination. Je reste convaincu qu'on peut très bien réagir sainement, en se passant d'entrer dans les profondeurs d'un savoir spécialisé. Il suffit de s'orienter sur ses connaissances critiques aussi bien que sur sa propre expérience des tendances barbares du monde moderne, et de la lutte contre celles-ci. Si, dans toute La Banquise, nous nous étions contentés d'un paragraphe pour dire que Faurisson était un hurluberlu dangereux qui développait une argumentation antisémite, l'affaire aurait été réglée.

Le problème est que la Banquise n'était pas une revue d'humeurs et de coups de gueules. On y prenait son temps pour traiter de toutes sortes de questions, en utilisant le savoir de spécialistes. Nous avons donc eu tort, dans un tel contexte, de laisser les chambres à gaz à la rubrique « querelle d'experts ». Un effort documentaire minime nous aurait montré ce que nous avons depuis pris le temps de vérifier, à savoir que, sur ce sujet-là comme sur le reste, Faurisson est un faussaire.

La principale explication à cette lacune est sans doute à chercher dans les rapports avec Pierre Guillaume et notre passé commun avec lui. Pierre G. joua un grand rôle dans la publication et la diffusion des théories révolutionnaires anti-staliniennes et son rôle en 68 a justement été souligné par un de ses ex-amis, J. Baynac, dans Mai retrouvé. Nous ne pouvions imaginer qu'un ami, un camarade, un esprit pénétrant et cultivé ait pu passer si vite du côté de l'ennemi. La première fois que Pierre G. m'a parlé de l'affaire Faurisson, il m'a lancé : « Il faut qu'on s'occupe de ça, sinon, c'est l'extrême-droite qui va s'emparer l'affaire ». A présent qu'il est devenu supplétif pittoresque et clown ultra-gauche de l'extrême-droite, on a du mal à imaginer que c'est par confiance en lui que des amis ont, par exemple, avant que commencent les faurissonades, signé un texte en défense de Rassinier, auteur qu'ils n'avaient pas lu, ou dont ils n'avaient lu que les deux premiers livres. La seule conclusion que j'en tire, ce n'est pas qu'il ne faut plus faire confiance aux amis mais qu'il ne faut pas s'épargner les critiques entre nous, et se critiquer assez tôt pour éviter de laisser les dérives atteindre l'inacceptable. Poursuivre sans cesse l'échange, comme nous le faisons, par exemple, en ce moment, dans ce livre.

Il me semble d'autant plus nécessaire de vider l'abcès, y compris en critiquant nos propres faiblesses, que, par ailleurs, sur le terrain de l'antifascisme, nos critiques de l'Union Sacrée n'ont, pour moi, rien perdu de leur validité.

Comme je l'ai expliqué dans mon texte de 93 Passerelles et viaduc, il y a un antifascisme et un antinazisme consensuels qui font beaucoup de mal à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et le national-populisme. Car il n'est que trop visible que cet antifascisme incantatoire est un des derniers gadgets par lesquels la gauche institutionnelle et les intellectuels qui la servent tentent de se distinguer de la droite -- une gauche et des intellectuels qui ont soutenu par leurs actes ou leur silence la xénophobie d'État des vingt dernières années. Le véritable antifascisme aujourd'hui, c'est certes la dénonciation des fachos, mais c'est surtout la lutte contre Vigipirate et contre la chasse au faciès, c'est le refus de la paix sociale, bref, c'est le refus du terreau sur lequel l'État et ses experts laissent prospérer les haines racistes.

Ce qui mérite encore d'être défendu, selon moi, dans nos positions d'alors, c'est la critique de l'utilisation mystificatrice du génocide. Il faut être doté de beaucoup de mauvaise foi, ou être très bête, ou très stalinien, ou les trois à la fois, pour voir là une négation du génocide. C'est au contraire rendre au génocide tout son poids d'horreur, et sa spécification historique que de le séparer des utilisations politiciennes postérieures, et de prendre la mesure de son intégration dans un imaginaire dominant façonné pour faire accepter les horreur présentes comme un moindre mal. L'article « L'horreur est humaine » (La Banquise no. l), à la relecture, peut choquer par certaines de ses formules, marquées par l'arrogance et le goût polémique si présent en milieu « radical ». Son sens général ne devrait faire aucun doute pour les lecteurs de bonne foi : il s'agit de combattre le fait que l'horreur bien réelle des camps serve à faire accepter l'horreur diffuse du monde moderne, pas de minorer l'horreur des camps. Le résumé de l'article publié en première page de la revue, dont il faut bien supposer qu'il exprime forcément les intentions des auteurs, est déjà assez clair : « Le monde moderne met en scène la misère et l'horreur qu'il produit pour se défendre contre la critique réelle de cette misère et de cette horreur. Cette mise en scène entretient et conforte le besoin d'exclure et d'éliminer une partie des membres du corps social, besoin qui est lui-même la matrice de toutes les horreurs. Les camps son l'enfer d'un monde dont les paradis est le supermarché. » Le but de l'article est clair : il s'agit de concevoir l'unité temporelle et spatiale d'un monde qui a su si bien produire l'enfer et si mal le paradis.

Pour nous, c'est l'idée même d'un « maximum d'horreur » qu'il fallait critiquer. Certains voudraient voir là une tendance à « relativiser » l'horreur nazie pour la rendre plus acceptable. En réalité, ce que nous nions, c'est qu'il puisse y avoir une horreur absolue, plus horrible que toutes les autres, qui relativiserait donc les autres et les rendrait ainsi, au bout du compte, plus acceptables. Je suis sûr que des tutsis victimes du récent génocide encouragé par la France démocratique ou des Arméniens, rescapés de celui perpétré par la Turquie laïque et moderniste, auront des arguments forts pour démontrer que ce fut leur horreur à eux qui fut la plus horrible. S'il est indispensable de montrer les perversités intrinsèques de tel ou tel phénomène (par exemple, le caractère froidement administratif-technique du génocide des juifs), il est absurde de prétendre en déduire une place sur une impossible échelle de l'horreur. Ce sont les tenants de l'horreur absolue qui relativisent l'horreur du génocide des amérindiens, des massacres coloniaux, des hypermassacres staliniens. L'horreur bien réelle de l'entreprise génocidaire des nazis, l'horreur qu'elle doit encore inspirer ne doivent pas être un frein, mais un stimulant à la réflexion : tel fut le cas pour des historiens comme Raul Hilberg, Arno Mayer ou Vidal-Naquet. Mais il y a un pathos de l'horreur absolue qui fait beaucoup de mal à la compréhension du nazisme et des véritables dangers xénophobes et racistes d'aujourd'hui. Refusant une réflexion sur la « banalité du mal » telle que l'a brillamment menée Hannah Arendt, on ne voit plus dans le nazi qu'un monstre (en réalité, pour quelques pervers, combien de milliers de banals salopards, combien de millions de froussards et d'aigris...) et dans le négationniste un nazi (alors qu'il n'est que l'exécuteur testamentaire du nazisme, en ce sens qu'il tente de poursuivre le projet nazi, à l'oeuvre dès le début, d'effacer les traces du crime), dans celui qui un jour a croisé la route d'un négationniste, un négationniste discret, et dans celui qui a croisé le discret, un suspect, etc. etc. On a reconnu le processus : c'est celui de la contagion. Et de fait, chez ces antinégationistes-là, on utilise volontiers un vocabulaire biologique (on parle de « contagion », de «  vérole ») qui n'est pas sans ressemblance avec celui des frénétiques de l'antisémitisme.

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