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Quelques éclaircissements sur La Banquise

Serge Quadruppani
(page 3 of 3)

D'un côté, jamais la xénophobie d'État ne s'était autant aggravée que ces dernières années. L'immigré est le bouc émissaire d'une crise du travail que les gouvernants sont bien incapables de résoudre, puisque c'est la course à la compétitivité qui rend le travail inessentiel et qu'il n'y a pas de solution dans le cadre du présent système social. Par le jeu des réglementations de plus en plus restrictives, on crée sans cesse de nouveaux « clandestins », c'est-à-dire de nouvelles couches de population en position de très grandes précarité, afin de faire pression sur le niveau des salaires. Pour détourner aux dépens des surexploités la colère des exploités, on crée une atmosphère détestable de délation et de flicage, à coup d'amalgames et de plans vigipirates. Tout cela avec une bonne conscience écoeurante : « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde », a gémi Rocard, négligeant d'ajouter que cette misère, nous contribuons très largement à la produire, en soutenant des régimes assassins comme en Afrique (quand ce n'est pas en fomentant des génocides, comme au Rwanda) et plus largement en participant à un système économique mondial qui ravage des zones entières de la planète.

D'un autre côté, l'antiracisme et l'antifascisme forment l'idéologie officielle de tous les dirigeants, le langage commun de tous les médias. L'antiracisme est même le discours des expulseurs de « clandestins » : pour eux, combattre le racisme, c'est se débarrasser de ses victimes potentielles.

Dans ce contexte, le combat contre les « bruns-rouges » et les négationnistes est certes indispensable. Mais trop d'intérêts, politiques et médiatiques, se conjuguent pour transformer ce combat en une chasse obsessionnelle et totalitaire qui dispenserait d'affronter le danger essentiel qu'est la montée de la xénophobie, singulièrement dans sa version humaniste, étatique et « démocratique ». Pour les chasseurs de prime politique ou médiatique, ce type de traque présente un double avantage : d'une part, « sujet fédérateur » qui ne dérange aucun pouvoir, cette chasse est assurée d'avoir une vaste couverture médiatique, et, d'autre part, aux antifascistes officiels, bien incapables, sur le terrain, de faire reculer d'un millimètre le racisme et le Front National, elle fournit de la bonne conscience pour pas cher. En outre, elle ouvre la porte à des amalgames staliniens bien utiles pour démoniser l'ultra-gauche et l'ensemble de l'aire révolutionnaire anti-capitaliste et anti-étatique.

Antisémites totalement indéfendables (comme nous l'avons dit, dès 1992, soit un an avant la campagne médiatique anti «  bruns rouges », dans Les ennemis...), les négationnistes tombent à point nommé pour donner à l'antifasciste impuissant l'impression de faire quelque chose. Et comme les négationnistes se nourrissent et s'exaltent de cette répression qui les confirme dans la conviction qu'ils ont mis le doigt sur une vérité scandaleuse, le jeu peut durer indéfiniment, pendant que dans la réalité, les charters décollent...

La censure est notre ennemie, qui que soit celui à qui elle s'applique. Quand on fait appel au bombardement médiatique et à la répression judiciaire pour liquider un courant de pensée, si minuscule que soit ce courant, si extravagante et méprisable que soit cette pensée, tous ceux (et ils sont de plus en plus nombreux) qui pensent beaucoup de mal des tribunaux et des médias risquent de douter de la justesse de la cause des censeurs. C'est pourquoi je ne regrette pas d'avoir, dans mon Catalogue du prêt à penser français, défendu la liberté d'expression de Faurisson. [3] Il est parfaitement vrai que le « débat » sur l'ampleur du génocide comme sur les chambres à gaz, est clos, tout comme est close la question de savoir si la terre est ronde. Mais, comme l'ont dit P. Vidal-Naquet et de nombreux historiens, demander aux tribunaux de fixer une vérité historique, c'est un processus pervers. Ajoutons aussi : un dangereux précédent.

Il me semble enfin que demander à un État xénophobe de lutter contre le racisme, c'est vraiment exiger de l'incendiaire qu'il joue les pompiers : mais c'est là un autre débat. Suis-je autorisé à le considérer comme bien plus important que tout ce qui précède ?

Notes

[3] En me relisant dans le Catalogue, je constate que je n'écrirais plus aujourd'hui de la même manière le passage qui concerne Faurisson. Que, par exemple, je perdrais moins de temps à critiquer les bouffonneries de certains anti-révisionnistes et en consacrerais davantage à analyser le délire révisionniste et que je ne gâcherais plus de papier à reproduire l'ébourrifante correspondance de Faurisson. Les raisons de mes faiblesses d'alors sont les mêmes que celles des faiblesses de La Banquise. Je remarque quand même qu'à sa parution, ce livre a bénéficié de quelques bonnes critiques, notamment, si ma mémoire ne me trahit pas, dans le Canard et dans Rouge. C'est qu'on s'était intéressé à sa partie la plus forte, et de très loin la plus longue, celle qui constitue l'essentiel de ce livre, le démontage des deux modes successives de la « nouvelle philosophie » et de la « nouvelle droite », l'aggiornamento de la vieille extrême-droite dans la pseudo-nouvelle, le recyclage du droit à la différence dans un projet social d'apartheid généralisé, etc. Il me semble que l'essentiel du bouquin peut encore servir aujourd'hui pour critiquer des idées qui n'ont fait que progresser dans la société. Et pourtant, j'ai le sentiment que, s'il paraissait aujourd'hui, les commentateurs autorisés se focaliseraient uniquement sur sa courte partie fautive. Qu'en conclure ? Qu'en douze ans, la conscience antifasciste des commentateurs a considérablement progressé ou bien que la capacité de discernement et d'esprit critique ont régressé ?

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