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le roman de nos origines
compréhension de la contre révolution et reprise révolutionnaire

 

De la gauche allemande à Socialisme ou Barbarie
Un mouvement communiste, universel par nature, et qui était parti pour conquérir le monde sur les pas du capitalisme, avait été conduit à ne pas prendre l'offensive, sauf au centre du continent européen. Il fallait maintenant s'employer à dresser son bilan à partir de lui-même et des contradictions de la contre-révolution.
La génération révolutionnaire ultérieure a eu l'avantage de pouvoir jeter sur la période un regard plus clairement critique, mais s'est heurtée à la difficulté supplémentaire de remonter à la source de théories dont l'écho avait fini par devenir plus distinct que le son initial.
L'éclatement de la guerre en 1914 avait témoigné de la faillite monstrueuse du monde bourgeois et du mouvement ouvrier. Pourtant, après que l'humanisme bourgeois et le réformisme salarial se furent effondrés côte a côte dans la boue des tranchées, l'un et l'autre firent comme si cette catastrophe ne réfutait pas les bases sur lesquelles ils avaient prospéré et entraîné des millions d'êtres dans le gouffre. Tout le monde s'appliqua à refaire, mais en mieux, en plus moderne, en plus démocratique, la même chose qu'avant 14, alors que la civilisation capitaliste entière avait prouvé sa faillite, et confirmé les prévisions apocalyptiques des révolutionnaires et les mises en garde des bourgeois lucides.
« Nous sommes les derniers [de la mystique républicaine]. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s'en font gloire et orgueil. » (Péguy, Notre jeunesse)
Et, pour accentuer encore la confusion, la Russie, l'Internationale communiste et les P.C. allaient eux aussi, sous le masque radical, appuyer la reconstitution d'un mouvement ouvrier et d'une démocratie rénovés, lesquels ne tardèrent pas à ressembler aux précédents.
Contrairement à ceux qui s'en remettaient vainement à l'activisme, la gauche communiste comprit la profondeur de la contre-révolution et en tira ses conséquences. Elle s'affirma comme résistance au capital et, pour cette raison, s'avéra ensuite incapable de sortir des ses retranchements pour imaginer, à partir des faits nouveaux mais surtout de l'invariance de la nature du mouvement communiste, les traits futurs d'une révolution différente de celles d'après 1917.
C'est contre la social-démocratie et le léninisme -- devenu stalinisme -- qu'est née et qu'a grandi l'ultra-gauche. Contre eux, elle a affirmé la spontanéité révolutionnaire du prolétariat. La gauche communiste dite allemande (en fait germano-hollandaise) et ses dérivés ont maintenu que la seule solution « humaine » résidait dans l'activité propre des prolétaires, sans qu'il soit besoin de les éduquer ni de les organiser; qu'un embryon de rapports sociaux radicalement différents est présent dans l'action des ouvriers quand ils agissent par et pour eux-mêmes; que l'expérience de la prise en main de leurs luttes par les prolétaires les prépare à la prise en main de la société tout entière quand la révolution devient possible; que les prolétaires doivent refuser de se laisser déposséder aujourd'hui des actions les plus infimes par la bureaucratie des syndicats et des partis, afin d'empêcher demain un État dit ouvrier de gérer la production à leur place et d'instaurer un capitalisme d'État, comme l'a fait la révolution russe. Elle affirme enfin que syndicats et partis sont devenus des éléments du capitalisme.
Avant d'être réduite à l'état de groupes minuscules, la gauche allemande avait été la composante la plus avancée (et la plus nombreuse) du mouvement des années 1917-1921. Ensuite, quelle qu'ait été sa faiblesse, elle est restée le seul courant à défendre sans concessions les exploités, en toutes circonstances. De même, refusa-t-elle de soutenir toute guerre, fût-elle antifasciste (au contraire des trostkystes et d'un grand nombre d'anarchistes) ou nationale (au contraire des bordiguistes), à l'exception de la guerre d'Espagne, au cours de laquelle, emboîtant le pas de l'anarchisme, elle alla jusqu'à soutenir la CNT.
Affirmant dans la théorie l'autonomie du prolétariat contre le dirigisme, elle dénonça tout ce qui privait la classe ouvrière de sa capacité d'initiative : parlementarisme, syndicalisme, front de type antifasciste ou national comme la Résistance française à l'occupation allemande, et tout appareil tendant à se constituer en parti au-dessus de la classe ouvrière.
« L'émancipation des prolétaires sera l'oeuvre des prolétaires eux-mêmes », dit le Manifeste. Mais quelle émancipation ? Pour la gauche allemande, le communisme se confond avec la gestion ouvrière. Elle ne voit pas que l'autonomie doit s'exercer dans tous les domaines et pas seulement dans la production, que c'est seulement en extirpant l'échange marchand de toutes les relations sociales, de tout ce dont la vie se nourrit, que les prolétaires garderont la maîtrise de leur révolution. Réorganiser une fois de plus la production, c'est engendrer un nouvel appareil gestionnaire. Qui met en avant la gestion se condamne à créer un appareil de gestion.
La gestion de nos vies par les bureaucrates n'est qu'une facette de la dépossession de nous-mêmes. Cette aliénation, le fait que d'autres que nous-mêmes décident de notre vie, n'est pas une réalité administrative qu'une autre gestion pourrait changer. L'accaparement des décisions par une couche privilégiée de décideurs est un effet du rapport social marchand et salarial. Dans les sociétés précapitalistes, l'artisan à son compte voyait lui aussi son activité lui échapper au fur et à mesure qu'elle entrait dans le mécanisme des prix. La logique du commerce lui arrachait peu a peu le choix de ses actes. Il n'y avait pourtant aucun « bureaucrate » pour lui dicter sa conduite. C'est simplement que l'argent et le salariat contiennent déjà en eux la possibilité et la nécessité de la dépossession. II n'y a plus alors qu'une différence de degré entre la dépossession de l'artisan et celle de l'O.S. de chez B.M.W. Certes la différence n'est pas mince, mais dans les deux cas, leur « ... travail dépend de causes laissées en dehors d'eux... » (Dézamy, Code de la communauté, 1842). Quant aux gestionnaires, ils incarnent cette aliénation. Il ne s'agit donc pas plus de les remplacer par des conseils que de remplacer les bourgeois par des bureaucrates issus des syndicats et des partis -- le résultat ne manquerait pas de ressembler à l'expérience russe de l'après-17.
Prise en tenaille entre le S.P.D. et le C.I.O. -- les deux formes de la contre-révolution nées des luttes ouvrières -- la gauche allemande sut s'opposer à l'une et à l'autre. Elle eut toutefois du mal à voir que les I.W.W. auraient disparu ou seraient devenu une organisation réformiste. Organisation ouvrière autonome, les I.W.W. furent parés rétrospectivement de toutes les vertus. Mais il ne suffit pas qu'une structure soit ouvrière et antibureaucratique pour qu'elle soit révolutionnaire. Tout dépend de ce qu'elle fait. Si elle donne dans l'action syndicale, elle devient ce que sont les syndicats. Ainsi la gauche allemande s'est-elle méprise sur la nature de la CNT. Dans l'ensemble, néanmoins, elle montra qu'il est trop superficiel de ne s'en prendre qu'aux syndicats, et que c'est l'activité réformiste des ouvriers qui entretient le réformisme organisé, ouvertement contre-révolutionnaire.
La gauche allemande a compris que le monde bourgeois d'avant 14 avait cédé la place au monde capitaliste. Elle a su reconnaître le capital partout où il était, y compris en URSS, alors qu'il faudra attendre 1945 pour que Bordiga dise les choses aussi clairement. Le communisme de conseils finira par s'enfermer dans le conseillisme, mais, au lendemain de la guerre de 3945, il verra la nécessité de sortir du cadre théorique défini dans l'entre-deux-guerres. En 1946, Pannekoek comprend que le prolétariat a subi « un échec lié à des buts trop restreints », et que « la lutte réelle pour l'émancipation n'a pas encore commencé ». Expression la plus pure du prolétariat révolutionnaire de l'après-17, la gauche allemande en reproduisait aussi les limites, qu'elle ne pouvait pas, à elle seule, dépasser.
Héritière de l'ultra-gauche après-guerre, la revue Socialisme ou Barbarie va paraître en France entre 1949 et 1965. Organisationnellement, le groupe qui se constitue autour de la revue n'est pas issu de la gauche allemande mais du trotskysme, avant d'être rapidement rejoint par des transfuges de la gauche italienne. S. ou B. n'en appartient pas moins au conseillisme, même s'il n'a jamais lui-même revendique cette filiation, auquel il est venu à partir d'une réflexion sur la bureaucratie, née du rejet des positions trotskystes sur l'URSS.
L'un des mérites de S. ou B. fut de chercher « la solution » dans le prolétariat. Sans faire de populisme ni prétendre retrouver de quelconques « valeurs ouvrières », il comprit que la prise de parole ouvrière était bel et bien une condition du mouvement communiste. C'est ainsi qu'il apporta son appui à des formes d'expression telles que Tribune ouvrière, que publiaient tes ouvriers de Renault. En cela, il s'inscrivait dans le mouvement plus vaste qui allait culminer en mai 68 et donner naissances à des ébauches d'organisations autonomes telles qu'Inter-Entreprises. Qu'une minorité ouvrière se réunisse et prenne la parole est bien une condition du communisme.
Les syndicats et partis ouvriers proposent leurs services aux salariés en échange d'une reconnaissance et d'un soutien, y compris financier. Les groupes d'extrême-gauche prétendent offrir aux salariés une meilleure défense de leurs intérêts que des bureaucrates, qu'ils jugent trop modérés. En contrepartie, ils en demandent moins encore : l'approbation, même distraite, de leur programme. Dirigistes ou libertaires, tous voient la même solution de continuité entre prolétariat et communisme - ils conçoivent le contenu du communisme extérieurement au prolétariat. Ne voyant pas de rapport intrinsèque entre prolétaire et révolution -- sinon que c'est celui-là qui fera celle-ci -- ils sont obligés d'introduire un programme.
S. ou B. a montré que l'action ouvrière contenait plus qu'une lutte contre l'exploitation et qu'elle portait en elle le germe de relations nouvelles. Mais il n'a vu cela que dans l'auto-organisation, non dans la pratique prolétarienne -- avatar monstrueux de la vie humaine produit par le capital, qui, en éclatant, pourrait engendrer un autre monde.
A condition de ne pas s'empétrer dans les questions d'organisation et de gestion du travail, l'observation de la vie d'usine permet de mettre en lumière le sens communiste de la lutte des prolétaires. Ainsi, le témoignage de l'ouvrier américain Ria Stone publié dans les premiers numéros de la revue allait plus loin que la théorisation que fit Chaulieu par la suite sur le contenu du socialisme (mais la publication du texte de Stone n'aurait pas été possible sans 1'« erreur » de Chaulieu).
S. ou B. rompait avec l'ouvriérisme. « L'Expérience prolétarienne », écrit par C. Lefort dans le nº 11 (1952), est sans doute le texte le plus profond de S. ou B. Mais il en indique les limites et en cela annonce son impasse. Il continue en effet de chercher une médiation entre la misère de la condition ouvrière et sa révolte ouverte contre le capital. Or c'est dans son sein que le prolétariat trouve les éléments de sa révolte et le contenu de la révolution, non dans une organisation posée comme préalable, et qui lui apporterait la conscience ou lui offrirait une base de regroupement. Lefort voit le mécanisme révolutionnaire dans les prolétaires eux-mêmes, mais dans leur organisation plus que dans leur nature contradictoire. Aussi finit-il par réduire le contenu du socialisme à la gestion ouvrière.
De plus, et au lieu des témoignages ouvriers que souhaitait Lefort, S. ou B. se lança dans la sociologie ouvrière, finissant par tout axer sur la distinction entre direction et exécution. Il se distinguera en cela d'Informations et Correspondance Ouvrières (ICO) (que rejoindra Lefort) bulletin et groupe ouvriériste et conseilliste, expression plus immédiate de l'autonomie ouvrière, et du Groupe de Liaison pour l'Action des Travailleurs (GLAT), fondé en 1959, également ouvriériste, mais soucieux de publier des analyses minutieuses de l'évolution du capitalisme. Chacun à sa manière, ICO et le GLAT seront présents au centre universitaire Censier, occupé par les révolutionnaires en mai 68.
L'insurrection hongroise de 1956 donna une nouvelle vigueur à S. ou B. tout en l'enfonçant plus encore dans le conseillisme. Elle y vit en effet la confirmation de ses thèses alors que la forme « conseil » venait de donner la preuve qu'elle était capable de faire tout le contraire du conseillisme, comme d'apporter son appui à un stalinien libéral. S. ou B. abandonna bientôt ses anciens repères marxistes et se lança dans un vagabondage intellectuel qui devait prendre fin en 1965. Cette évolution déclencha le départ des « marxistes », qui fondèrent Pouvoir Ouvrier (P.O.) en 1963. Et c'est l'un des membres de PO, Pierre Guillaume, qui allait créer deux ans plus tard la librairie la Vieille Taupe, dont on verra plus loin le rôle.
Comme l'Internationale Situationniste, mais autrement, S. ou B. sut « coller » à la modernisation de la société occidentale. Ses thèses sur le capitalisme bureaucratique et sur la société bureaucratique, nées à la fois de la hantise d'une prise du pouvoir par les staliniens et du bouleversement de la société française orchestré par l'État, exprimaient la crise qui se mit à ronger, surtout en France, le modèle industriel dominant. En propageant des slogans comme « Pouvoir Ouvrier - Pouvoir Paysan - Pouvoir Etudiant » (tract PSU, juin 1968), en faisant de « la gestion autonome et démocratique » l'objectif nº 1, le mouvement de mai 68 popularisa les thèmes de S. ou B., montrant du même coup les limites du groupe et du mouvement tout entier.
En 1969, la revue Invariance concluait : « Socialisme ou Barbarie n'est pas un accident. Il exprime de façon nette une position diffuse à l'échelle mondiale : interprétation de l'absence du prolétariat et de la montée des nouvelles classes moyennes... Socialisme ou Barbarie a rempli son rôle de dépasser les sectes parce qu'il a débouché dans l'immédiat, dans le présent, coupant toute attache avec le passé [...] » (nº 6, 1re série, p. 29)
La gauche communiste dite allemande :
S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI, 1969.
D. Authier, La Gauche allemande. Textes, La Vecchia Talpa, Invariance, La Vieille Taupe, 1973.
D. Authier, J. Barrot, La Gauche communiste en Allemagne 1918-21, Payot, 1976.
Les revues animées par Mattick de 1934 a 1943, International Council Corrospondence, Living Marxism et New Essays, ont été rééditées par Greenwood Corp., Westport, Connecticut, États-Unis. Une sélection se trouve dans La Contre-révolution bureaucratique, UGE, 10/18.
P. Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, EDI, 1972.
P. Souyri, Révolution et contre-révolution en Chine, C. Bourgeois, 1982.
Sur Socialisme ou Barbarie, postface de P. Guillaume aux Rapports de production en Russie de Chaulieu. La Vieille Taupe, 1972.

 

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