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le roman de nos origines
compréhension de la contre révolution et reprise révolutionnaire

 

La gauche italienne et Bordiga
A l'instar des autres courants de la gauche communiste, la gauche dite par simplification italienne montra que le prolétaire était plus qu'un producteur qui lutte pour mettre fin à sa pauvreté (thèse de la gauche) ou à son exploitation (thèse du gauchisme). Elle sut reconnaître dans l'oeuvre de Marx « une description des caractères de la société communiste » (Bordiga). Elle affirma le contenu antimercantile et antisalarial de la révolution. Et elle renoua avec l'utopie.
« Nous sommes les seuls à fonder notre action sur le futur. »
Bordiga faisait une critique implicite de la coupure établie par Engels dans l'Anti-Duhring entre science et utopie qui, dit-il, repose sur « une base fausse ». Il définit les révolutionnaires comme des « explorateurs du futur ». Pour lui, l'utopie n'est pas prévision mais perspective d'avenir. Il restitue à la révolution sa dimension humaine et aborde même ce qu'on appellera vingt ans plus tard l'écologie. Mais il conçoit la révolution comme application d'un programme par « le parti », non comme une dynamique unifiant les hommes à mesure qu'ils communisent le monde.
Or, on peut présager qu'un mouvement de communisation, détruisant l'État, sapant la base sociale de l'ennemi, s'élargissant sous l'effet de l'attrait irrésistible que susciterait la naissance de nouvelles relations entre les hommes, souderait le camp révolutionnaire mieux que tout pouvoir qui, attendant pour communiser le monde d'avoir conquis la planète, ne se comporterait pas autrement qu'un... État. Une série de mesures élémentaires et de chocs en retour permettrait une énorme économie de moyens matériels et décuplerait l'inventivité. Le communisme amènerait à abandonner de nombreuses productions, à se passer des « économies d'échelle » imposées par la rentabilité. La valorisation, qui impose de concentrer, pousse le capitalisme au gigantisme (mégalopoles, boulimie d'énergie) et l'oblige à négliger toutes les forces de production non rentables. Le communisme au contraire pourra décentraliser, utiliser les ressources locales, et cela non pas parce que l'humanité centralisée en un parti l'aura décidé mais parce que les besoins nés de la pratique des gens les pousseront à vivre autrement sur cette terre. Alors cessera le conflit « espace contre ciment » dont parlait Bordiga.
La gauche italienne a mis en avant le communisme, surtout après 1945, sans le saisir comme mouvement de l'activité humaine tendant à se libérer. Après 1917, le prolétariat s'était battu sans s'attaquer aux fondements de la société, aussi les groupes radicaux eurent-ils le plus grand mal à saisir par la pensée ces fondements de la vie sociale et donc de la révolution.
En outre, Bordiga ne tire pas toutes les implications de sa vision du communisme. Au lieu de définir la « dictature du prolétariat » à partir de la communisation, il enferme celle-ci dans une dictature politique qui en fait d'abord une question de pouvoir. La gauche allemande avait eu l'intuition que le communisme réside dans l'être-prolétaire, mais sans saisir la vraie nature du communisme. La gauche italienne au contraire a compris la nature du communisme mais a privé le prolétaire de sa mise en oeuvre pour la confier à un parti gardien des principes, chargé de l'imposer par la force.
Certes, Bordiga a fait une critique fort juste de la démocratie. On a souvent reproché à la démocratie de séparer les prolétaires, unis dans l'action, par le vote, et préconisé à la place la « vraie démocratie », « ouvrière », où les décisions sont prises par tous, en assemblée générale, etc. Or, a montré Bordiga, la démocratie opère cette séparation dans la décision parce qu'elle sépare le moment de la décision. Faire croire que l'on suspend tout à un moment privilégié pour savoir ce que l'on va décider, qui l'emportera, et créer à cette fin une instance de délibération, de décision : voilà l'illusion démocratique ! L'activité humaine ne conduit à isoler aussi formellement le moment de la décision que si cette activité est elle-même contradictoire, que si déjà des conflits la traversent, que si déjà des pouvoirs antagoniques s'y sont instaurés. La structure de réunion des opinions n'est alors qu'une façade masquant la véritable décision, imposée par le jeu des pressions antérieures. La démocratie établit une coupure dans le temps, fait comme si on repartait à zéro. On pourrait appliquer au rite démocratique l'analyse que fait Mircea Eliade des religions où, périodiquement, on rejoue le passage du chaos à l'ordre, en se plaçant pour un bref instant hors du temps, comme si tout était redevenu possible. La démocratie a été érigée en principe dans les sociétés où les maîtres devaient se rencontrer pou se partager le pouvoir en respectant la règle d'un jeu, quitte à recourir à la dictature (forme de gouvernement admise dans la Grèce antique) dès que le jeu se bloquait.
Tout en démontrant fort bien que le principe démocratique est étranger aux fondements de l'action révolutionnaire et de la vie humaine, Bordiga est incapable d'imaginer l'interaction des pratiques subversives des prolétaires et il ne conçoit pas d'autre solution que la dictature (du parti). La gauche allemande était tombée dans l'erreur démocratique par fétichisme du conseil ouvrier. La gauche italienne se heurte à la fausse alternative qu'elle avait elle-même dénoncée et se pro nonce en faveur de la dictature, hute d'avoir saisi les capacités subversives du prolétariat et son aptitude à centraliser son action, voire à mettre en oeuvre une discipline monolithique en cas de nécessité.
Profondément contradictoire, Bordiga critique implicitement Lénine, la social-démocratie, le marxisme -- mais a moitié. Revenant aux thèses de Lénine, il va même jusqu'à rédiger un long éloge de La Maladie infantile, ce qui trompera une bonne partie de la génération de révolutionnaires apparue vers 1968, laquelle ne verra dans le bordiguisme qu'une variante du léninisme.
Pour la gauche allemande, les organes ouvriers unitaires de base représentaient la classe. Pour la gauche italienne, les syndicats représentent la classe. Le fait que les ouvriers s'y trouvent lui semble plus important que ce qu'ils y font. « Le syndicat, même quand il est corrompu, est toujours un centre ouvrier. » (Bordiga, 1921) Le syndicat contient donc toujours pour elle un potentiel d'action révolutionnaire. Dans les deux cas, la forme --l'organisation d'ouvriers -- passe avant le contenu -- la fonction de cette organisation. L'erreur fondamentale de Bordiga fut de maintenir la coupure entre politique et économie, héritée de la IIe Internationale, et que la IIIe ne remit pas en cause. L'offensive de 1917-1921 avait rejeté en pratique cette séparation mais elle n'était pas allée assez loin pour l'imposer dans l'esprit de l'ensemble des communistes de gauche.
« La conscience prolétarienne peut renaître dans la mesure où les batailles économiques partielles se développent jusqu'à atteindre la phase supérieure politique qui pose le problème du pouvoir. » (Communisme, nº 1, avril 1937).
Non. Il faut qu'il y ait déjà, embryonnairement (comment la déceler, l'aider à mûrir, tout est là...), une critique sociale dans les premières phases d'un mouvement comme dans les suivantes, qui remette justement en cause économie et politique, par le refus du réalisme (revendications compatibles avec la vie de l'entreprise) et de la médiation (partage du pouvoir, confiance accordée aux organes entre travail et capital).
La faiblesse de Bordiga découle de son incompréhension du fait que le communisme surgit des besoins et des pratiques créés par la condition concrète du prolétariat. Bordiga se pose la question du PASSAGE de la lutte ouvrière de l'économie à la politique. Il distingue mal le processus révolutionnaire. Il sait que le communisme ne se construit pas, que la révolution se contente de faire sauter les obstacles d'une vie dont la plupart des éléments existent déjà « dans les entrailles » (Marx) du capitalisme. Mais pour lui la révolution demeure l'action d'un pouvoir politique qui modifie l'économie. Il ne voit pas que la communisation et la lutte contre l'État sont nécessairement simultanées.
Les spéculations sur les différentes formes d'organisation (conseil, parti, organe ouvrier de masse) et la séparation dans la théorie entre politique et économie témoignaient de ce que le prolétariat qui, dès avant 14 avait perdu dans les faits le sens de son unité, ne l'avait guère retrouvé après 17. L'organisation venait combler le vide de la pratique révolutionnaire des prolétaires. Quand les contradictions sociales n'amènent pas de mouvement subversif, on cherche une clé théorique. Bordiga la trouva dans le mouvement économique des ouvriers, qui était censé engendrer une action révolutionnaire grâce à l'aide du parti. L'a priori remplaçait la vision de la totalité.
Invariance, qui reprenait les thèses de Bordiga, avait commencé à paraître avant mai 68. A la Vieille Taupe, Pierre Guillaume insistait auprès des amis et des clients sur l'importance de cette revue. Le premier mérite d'Invariance fut d'avoir attiré l'attention sur les aspects les plus riches des théories de Bordiga, au moment où le Parti Communiste International, qui se chargeait surtout de gérer l'héritage bordiguiste, en parlait peu, taisant même le nom de Bordiga au nom de l'anonymat du parti, et préférait mettre l'accent sur les refus de la gauche italienne : lutte contre l'antifascisme, contre l'éducationnisme, etc.
Bordiga avait vu dans l'oeuvre de Marx une description du communisme. Dès le nº 1, rédigé par Camatte et Dangeville, Invariance affirmait que « c'est de la description de la société communiste que Marx et Engels ont tiré les caractères de la forme parti ». Mais Invariance resta prisonnière de la métaphysique du parti.
Dans la période 1917-1937, et moins encore à cette apogée de la contre-révolution que marquèrent la guerre et la reconstruction, le prolétariat ne s'était imposé pour ce qu'il est -- résultante de pratiques et de besoins issus de sa condition profonde. Pour résister a la contre-révolution, la gauche italienne construisit une métaphysique du prolétariat, entité qui prit la place du mouvement réel absent, et sa référence au parti lui servit à préserver la perspective révolutionnaire, tout comme sa méfiance à l'égard de 1'« anarchisme » (ce vocable incluant même le conseillisme de la gauche allemande) lui servit de garde-fou contre les risques de déviation vers la démocratie.
La gauche communiste dite italienne :
La Gauche Communiste d'Italie, Courant Communiste International, 1981.
Bordiga et la passion du communisme, Spartacus, 1974.
De nombreux textes de Bordiga sont dans Invariance, Le fil du Temps, Programme Communiste, le plus souvent anonymement.
« Bilan ». Contre-révolution en Espagne 1936-1939, UGE, 10/18, 1978.
(J. Barrot, Communisme et « question russe », 1972, contenant Critique de l'Idéologie ultra-gauche et Capitalisme et communisme, est disponible)
(Le Mouvement communiste, nº 5, « De la politique », 1973, et Pour une critique de l'idéologie anti-militariste, 1975, sont encore disponibles.)

 

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