le roman de nos origines
histoire et petite histoire des quinze dernières années
Mil neuf cent soixante-huit |
Dans cette dernière partie, notre angle de vision se rétrécit encore puisque nous y parlons en particulier de ce que nous avons fait dans un mouvement qui n'a pas réussi à s'étendre, donc à s'internationaliser. Prétendre ici au point de vue de Sirius serait mensonger. |
Au terme de ce bilan très provisoire, les seules perspectives claires sont celles du capital, encore qu'on ne sache guère où elles aboutiront. La parole actuelle est celle du capital car l'initiative sociale lui appartient. |
Il n'y a pas de déterminisme technologique; la solution (capitaliste ou communiste) à toute crise est sociale. L'activité humaine, et en particulier l'organisation du travail, exprimée et modelée par le capital, entre de nouveau en crise. La période actuelle est bien contre-révolutionnaire -- restructuration par la crise -- mais amorce aussi un nouveau cycle de luttes intégrant l'expérience prolétarienne de la « reprise » entamée dans les années 60. La période 1968-72 fut le début d'une phase -- aujourd'hui en voie de dépassement -- marquée par une crise de l'OST. La recherche de productivité, accroissant l'exploitation, entraîna un grand nombre de grèves dures dans des entreprises petites ou moyennes, et parmi les salariés les plus exploités des grandes, jusque vers 1975. Mais la lutte pour le salaire et les reclassements catégoriels perpétua au sein des prolétaires la division, entretenue par le capital et gérée par les patrons et les syndicats. |
La difficulté de comprendre la période présente et d'agir découle de l'émergence d'une nouvelle organisation du travail, qui n'arrive pas à s'instaurer, à la fois effet et cause d'autres luttes dont les contours se dessinent mal. |
Les prolétaires ont souvent débordé et parfois combattu l'encadrement syndical. Mais la défense de sa condition par le prolétariat ne pouvait lui permettre de réorganiser la société. Le dépassement de cette posture défensive n'existe aujourd'hui que négativement. On a rêvé d'autogestion : qui la prend maintenant au sérieux ? On a tant parlé d'écologie : qui croit pouvoir empêcher le développement de l'industrie nucléaire en France depuis que la gauche au pouvoir l'a acceptée ? |
« Tous les problèmes actuels de l'appréhension de la révolution, et que l'on retrouve peu ou prou dans toutes les théorisations qui en sont faites, proviennent du fait que le prolétariat ne peut plus opposer au capital ce qu'a est dans le mode de production capitaliste, ou plutôt, ne peut plus faire de la révolution le triomphe de ce qu'il est... » (Théorie communiste, nº 4, 1981, p. 37) |
A notre avis, mai 68 en France fut le sommet d'un ébranlement mondial commencé quelques années plus tôt et qui se calma après 1972-74. L'année 1968 même fut riche en événements positifs et négatifs pour le communisme. Aux États-Unis, le mouvement anti-guerre se radicalise avec l'intensification des combats (offensive du Têt) mais ne fait pas sa jonction avec le mouvement ouvrier, tandis que les émeutes des ghettos noirs devient vers le nationalisme violent et (ou) réformiste. Au Mexique, une violente révolte étudiante se termine par un carnage (300 morts) qui renforce la démocratie. En Tchécoslovaquie, l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie soude encore mieux « le peuple » autour des solutions nationales et libérales. Le fait mondial dominant est donc l'endiguement démocratique d'un phénomène qui potentiellement (seulement potentiellement) allait au-delà de la démocratie. |
L'explosion n'a pas eu lieu au point le plus moderne, le plus en difficulté du monde industrialisé, mais la où l'accélération des vingt années précédentes était la plus inadaptée aux conditions du pays. Entre 1954 et 1974, la proportion de salariés dans la population française passe de 62% à 81% (l'accroissement touchant surtout les employés, techniciens et cadres salariés qui constituent les nouvelles classes moyennes). On assiste à la fusion d'une revendication ouvrière violente et d'une aspiration anti-autoritaire, anti-répressive estudiantine bientôt élargie à une bonne partie des nouvelles classes moyennes. Le mouvement est aussi anti-culturel en ce que la culture est le dépôt et le contraire de la créativité. Il renoue ainsi avec le refus de l'art et de la culture apparu vers 1914-18. |
Mai 1968 est plus que la cassure entre syndicats et partis d'une part et un grand nombre d'ouvriers de l'autre. C'est aussi la revendication d'être qui, en l'absence d'une rupture sociale pratique, s'est manifestée plus comme expression que comme action. On veut communiquer, prendre la parole, dire ce que l'on ne peut faire. Le rejet du passé ne parvient pas à se donner un contenu et donc un présent. Les slogans : « Je crois à la réalité de mes désirs », « Sous les pavés, la plage », désignent un autre possible, mais qui suppose... une révolution pour être possible. En son absence, cette exigence ne peut devenir qu'aménagement ou folie. Les thèmes de mai prennent la forme de l'exhortation, remplaçant la culpabilité du XIXe siècle par l'impératif de jouissance. |
En effet, à l'exception d'une faible minorité, les ouvriers, la bourgeoisie, la plupart des « contestataires », l'État, bref tout le monde, agit comme s'il existait un pacte implicite interdisant à chacun d'aller trop loin. Signe de limite : on n'ose pas, on ne veut pas faire une révolution ni même la commencer. Signe de force : on refuse le jeu politique d'une révolution fausse, la vraie ne pouvant qu'être totale. Même rue Gay-Lussac la violence reste bien en deçà de la violence ouvrière d'avant 14, ou de celle qu'on connaît aux États-Unis dans les années 30. Les affrontements ouvriers-syndicats sont bien moins brutaux que dans le passé, comme chez Renault en 1947. |
On ne retrouve guère en 1968 l'atmosphère de fête à l'usine de 1936. On sent qu'il se passe quelque chose qui pourrait aller plus loin mais on se garde de le faire. L'atmosphère de gravié qui règne se double d'un ressentiment contre les syndicats, bouc-émissaire commode, alors que ces derniers ne tiennent que par le comportement de la base. La gaité est ailleurs, dans la rue. C'est pourquoi mai 68 ne peut ni se reproduire ni entraîner une reprise révolutionnaire dans les années suivantes. Le mouvement engendre un réformisme nourri de la neutralisation de ses aspects les plus virulents. L'histoire ne repasse pas le plat. |
Le problème de l'État n'est pas posé : 1968 n'est pas le début d'une phase révolutionnaire. Un mouvement révolutionnaire ne naîtra pas d'un approfondissement de mai mais d'une rupture avec la période inaugurée par mai. Dans la volonté de faire la grève en masse, il y avait un refus; dans la façon de mener cette grève et en particulier de l'abandonner aux syndicats, pour se rebiffer contre eux a la fin quand ils la sabordèrent, il y eut une acceptation. |
On a critiqué le pouvoir tout en voulant le prendre partout. On a ridiculisé partis et groupuscules pour vanter le Mouvement du 22 mars, pont entre le gauchisme et les radicaux (par exemple les Enragés). On a dénoncé la politique pour s'enthousiasmer d'une fraternité style février 1948 (en attendant avril 1974 au Portugal). La conjonction réalisée entre la lutte ouvrière et les cadres ruant dans les brancards chercha une autre voie que la droite et la gauche classiques : revendication d'un « cadre de vie » moderne, les avantages du capitalisme sans les inconvénients. |
Un texte (alors inédit) de François Martin, écrit quelques mois plus tard à la VT, énonça cette idée simple : en mai-juin 68, tout le monde, y compris les radicaux, avait agi et pensé dans le cadre de la démocratie. Le Comité pour le Maintien des Occupations (CMDO), animé par l'I.S., appela à former des conseils ouvriers. Exhorter a créer une forme en supposant qu'elle donnera à son action un contenu révolutionnaire, voila l'illusion démocratique et politique. Mai 68 réalisa le programme de l'I.S. comme 1956 en Hongrie avait réalisé celui de S. ou B. : dans les deux cas, les conseils. S. ou B. et l'I.S. furent des moments de la vie du prolétariat, ils n'exprimèrent jamais l'ensemble de son cycle de vie. Là où les ouvriers tentèrent de faire vivre des formes démocratiques (comités de bases de Rhône-Poulenc à Vitry), ils s'épuisèrent à la tâche, dépensant l'énergie qui leur fit ensuite défaut pour mener des actions nécessaires. |
Les élections de juin ne mobilisèrent pas les ouvriers (ni personne, sauf les partis) pour ou contre. Elles ne noyèrent pas le mouvement qui s'était étiolé de lui-même de n'avoir pas pris l'initiative à la mi-mai, et s'enlisait à la fois dans la violence (quasi-émeute du 24 mai), la revendication et la construction de structures démocratiques parallèles à la hiérarchie sur le lieu de travail. Aujourd'hui, la démocratie politique est là, on ne se remue plus pour elle. Mais la démocratie sociale, elle, peut encore mobiliser des énergies, dans le but de compléter la démocratie politique, d'instaurer enfin une démocratie réelle et non formelle, en introduisant la délibération dans l'entreprise, l'école, le quartier, etc. |
Mais 68 fut une grande prise de parole, partout, par « les intéressés », mais ces derniers ne cessèrent de se conduire en usagers toujours préoccupés de réorganiser l'endroit -- métro, terrain de camping, entreprise -- où le capital les a parqués. |
Il serait toutefois facile et trompeur de réduire mai 68 à peu de chose. Le mouvement s'en prend à tout, et ne fait que réordonner chaque élément de ce tout, lui-même inattaqué. Cette amorce de reprise révolutionnaire témoigne d'une lucidité, mais négative. Il n'y a pas eu « double pouvoir » mais, du point culminant de la grève au discours de De Gaulle le 30 mai, une double absence de pouvoir. Ni le gouvernement ni les grévistes ne maîtrisent la situation, ni ne sont sûrs de se maîtriser eux-mêmes (De Gaulle a besoin d'aller vérifier le loyalisme de l'armée). Bizarrement, alors qu'on parle tant de gestion, on constate que les ouvriers se désintéressent de toute grève gestionnaire. Abandonner aux syndicats la maîtrise des usines est un signe de faiblesse mais aussi du fait qu'ils ont conscience que le problème est ailleurs. Cinq ans plus tard, en 1973, dans une grande grève à Laval, les ouvriers quitteront purement et simplement l'usine pour trois semaines. Comme la « dépolitisation » dont on a tant parlé, cette perte d'intérêt pour l'entreprise, le travail et sa réorganisation, sont ambivalents, et ne peuvent être interprétés qu'en fonction du reste. Le communisme était bien présent en 1968, mais en creux, en négatif. A Nantes en 1968, et plus tard à la SEAT de Barcelone (1971), au Québec (1972), les grévistes prendront en main des quartiers ou des villes, iront jusqu'à s'emparer de stations de radio, mais n'en feront rien : l'auto-organisation des prolétaires « est possible, mais, simultanément, elle n'a rien à organiser » (Théorie communiste, nº 4, 1981, p. 21). |
En tout cas, les prolétaires ne créent pas de nouvelles organisations syndicales, politiques ou « unitaires », comme lors de la révolution allemande. Ils ont seulement tenté parfois d'édifier des structures démocratiques, qui heureusement ne survivront pas à la grève. Mais ils n'éprouvent pas le besoin de donner à leur grève une forme « soviétique ». Pourquoi ? La véhémence de leur réaction anti-syndicale atteste qu'ils avaient la force, dans bien des usines, d'imposer des organes démocratiques pour gérer la grève, sinon davantage. Ils pouvaient mais ils n'essayent pas. Leur problème est ailleurs. Là réside l'ambiguïté de 68, dans ce refus qui n'est que refus. On ne peut exister par défaut. |
La minorité radicale, elle, quitte l'entreprise et se retrouve avec d'autres éléments minoritaires, en compagnie d'étudiants, de gauchistes, de révolutionnaires. Le CMDO est l'un de ces lieux où le gauchisme est tenu en lisière. Censier en est un autre. Le nº 1 du Mouvement Communiste (1972) fera l'analyse de son action. (On trouvera aussi de nombreux renseignements dans J. Baynac, Mai retrouvé, Laffont, 1978, qui démentent l'interprétation démocratique de son auteur.) La relative cohérence de Censier tint avant tout à celle du groupe informel de la VT, dont nous avons parlé, rapidement renforcé par le GLAT (contrairement a ce que dit et ne dit pas Baynac, qui pourtant joua un rôle important aussi bien dans ce groupe qu'à Censier). |
Un peu avant 1968, l'I.S., dans le nº 11 de la revue, répondait aux ultra-gauches que les situationnistes ne se souciaient pas de regrouper autour d'eux des ouvriers pour mener une action « ouvrière » permanente. Le jour où il y aurait quelque chose à faire, disait l'I.S., les révolutionnaires seraient avec les ouvriers révolutionnaires. C'est ce qui se passa. |
Censier stimula et coordonna l'activité de minorités radicales, sinon révolutionnaires, dans de nombreuses entreprises. La critique des syndicats, timide au début, devint plus virulente à la fin des grèves. Les fractions extrémistes, isolées sur le lieu de travail, trouvèrent là un point de rencontre. Dans l'ensemble, le débat qui s'instaure à Censier échappe au déluge de phrases creuses qui déferle souvent ailleurs et manifeste une grande lucidité, dont témoigne le Rapport d'orientation du 21 mai, rédigé par trois personnes, dont au moins deux du GLAT, et peut-être une quatrième (Kayatti, membre de l'I.S.) (Baynac, pp. 161-63). |
Là où beaucoup verront dans l'expérience de Censier une leçon de démocratie, nous avons vu, à l'époque, une leçon sur la démocratie : une démonstration du caractère superficiel de l'opposition entre démocratie bourgeoise-individuelle et démocratie ouvrière-collective. Le problème minorité-majorité ne se posa qu'aux membres d'lCO, présents eux aussi à Censier, mais qui refuseront de s'associer aux activités d'une minorité qui risquait de s'imposer à la masse. Stérilité de la logique conseilliste ! |
Mai 68 ne posa pas la question communiste. Les dons de ravitaillement témoignèrent d'une solidarité, non d'un début de dépérissement de l'échange marchand. La perspective communiste exista dans l'indéniable assouplissement des rapports immédiats, la rupture de barrières sociologiques, la vie sans argent pendant plusieurs semaines, dans le plaisir d'agir ensemble, en un mot dans cette esquisse communautaire qu'on observe à chaque grand mouvement social, même non révolutionnaire (Orwell en Catalogne, en 1936). Les divers comités qui siégeaient à Censier débattaient naturellement de ce qu'il fallait faire, et de ce qu'il fallait faire pour aller plus loin. Il n'est pas si fréquent que de grandes assemblées comptant de nombreux ouvriers discutent du communisme. |
Le tract Que faire ?, réédité et diffusé à une centaine de milliers d'exemplaires, indique ce que le mouvement doit faire pour aller plus loin, ou simplement continuer : prendre un nombre de mesures simples mais qui rompent avec la logique capitaliste, afin que la grève démontre sa capacité de faire fonctionner autrement la société; répondre aux besoins sociaux (ce qui rallierait les hésitants, la classe moyenne, que la violence -- produit d'un blocage, réaction impuissante devant l'impasse -- inquiète) par la gratuité des transports, des soins, de la nourriture, par la gestion collective des centres de distribution, la grève des paiements (loyers, impôts, traites); et montrer ainsi que la bourgeoisie et l'État sont inutiles. |
Le communisme ne fut présent en 1968 que comme vision. Même les ouvriers hostiles aux syndicats ne franchirent pas le pas, les éléments révolutionnaires parmi eux étant l'exception. Preuve supplémentaire de faiblesse, la confusion qui entoura le meeting de Charléty, fin mai. Charléty, tentative de dépassement politique, de prolongement du mouvement social sur le plan de pouvoir d'État, Charléty où se retrouvèrent une bonne partie des gauchistes mais aussi de la gauche des syndicats (notamment CFDT), où l'on vit aussi un personnage dont on a récemment voulu faire un héros national, un De Gaulle de gauche : Mendès-France. Charléty fut le maximum de conscience et de réalisme politiques dont fit preuve le « mouvement de Mai ». D'un côté le rêve : les conseils. De l'autre la réalité : un vrai gouvernement réformateur, où beaucoup se voient jouer les Lénine de ce Mendès-Kérensky. On peut aujourd'hui en sourire mais si la solution Mendès l'avait emporté, beaucoup de contestataires l'auraient soutenue. Un an plus tard, deux jeunes ouvriers, qui tiraient à la VT un tract rappelant l'ampleur révolutionnaire de mai 68, précisaient : « Nous n'oublions pas Charléty »... En 1981, Mitterrand réalisera enfin les espoirs de Charléty. |