le roman de nos origines
histoire et petite histoire des quinze dernières années
Mil neuf cent soixante-douze |
Le refus de former un groupe délimitant un intérieur et un extérieur permit à ceux qui se retrouvaient à la Vieille Taupe d'aller vers une cohérence commune que d'autres possédaient surtout sur le papier. Dans cette collectivité théorique et pratique, une certaine dynamique était à l'oeuvre, gui mettait chacun sur un pied d'égalité tout en intégrant des capacités et des nuances d'opinion diverses. Cette collectivité, que nous appellerons par commodité la Vieille Taupe, avançait au coup par coup, associant chaque fois ceux qui approuvaient l'action engagée, sans qu'ils eussent à être d'accord sur un « programme » ou une « plate-forme ». Mais bien entendu, si l'on proposait telle action à tel ou tel, c'était parce qu'on pensait avoir en commun avec lui plus qu'un désir d'action. La VT n'essayait pas de se faire un nom : nos actes étaient notre signature. L'activité commune reposait sur un consensus souvent vécu comme exaltant : il y avait des choses à faire et à dire et on se comprenait souvent très vite. L'absence de vote, de juridisme, donnait la sensation d'une activité proche de ce qu'on peut considérer comme communiste. La psychologie, la discussion sur les états d'âme et l'influence des caractères et des « problèmes » affectifs, étaient rejetés. |
Cette forme d'organisation encourageait l'irresponsabilité. Un texte critiquable pouvait être diffusé, une initiative néfaste prise, sans qu'on fasse les réserves ou les rectifications nécessaires, puisque ce on n'avait pas d'existence définie. L'individu le plus actif, Pierre Guillaume, était donc le moins contrôlé par l'activité commune. Quant à l'absence de psychologie, si nous y songeons parfois avec mélancolie en voyant dans quelle soupe baignent tant d'entre nous, en voyant combien les comportements caractériels ont pris de l'importance dans l'évolution ultérieure et dans les ruptures qui l'ont ponctuée, nous ne devons pas oublier que ce refus était en partie un aveuglement qui nous conduisait parfois à tolérer des comportements que nous ne supporterions plus aujourd'hui. |
Si l'absence de formalisme nous empêchait de sombrer dans les maladies de sectes : sclérose doctrinale et organisation de l'organisation, le défaut des perspectives clairement définies, sur lesquelles on se serait mis d'accord après une discussion plus formelle, avait l'inconvénient d'entraver la critique des activités, puisqu'on ne pouvait s'appuyer sur un accord formulé. Il est vrai que cet effort de formulation nous aurait inévitablement privés du concours d'une partie des éléments gravitant autour de la VT. Il n'est pas sûr que c'eût été un bien : nous y aurions peut-être gagné en précision, mais un foisonnement aurait été perdu, qui n'a porté ses fruits que plus tard, dans nos têtes et dans d'autres. |
Néanmoins, ce flou facilita une manie stalinophobe aboutissant à faire de l'antistalinisme un critère comme pour d'autres l'antifascisme (du moment que c'est contre le PC et l'URSS, ça ne peut pas faire de mal...). Il faut redire que l'hostilité au PC comme à l'OTAN peut être anti-révolutionnaire. Pour le mouvement communiste, il n'y a pas d' « ennemi nº 1 des peuples du monde ». |
Il arriva à la VT de consacrer beaucoup d'énergie a poser sous les pas des staliniens des « peaux de banane » censées les déséquilibrer, actes scandaleux, attaques sur un terrain : celui de l'idéologie, que l'adversaire maîtrisait depuis trop longtemps pour être sérieusement menacé. Une action violente qui n'inclut pas en elle-même son sens (compréhensible par ceux avec qui l'on a quelque chose en commun et auxquels on s'adresse) fait le jeu de l'ennemi. Ecrire sur le mur des Fédérés : « Trop de massacreurs fleurissent ce mur », est un acte qui contient en lui-même sa portée, et dont la signification ne peut être détournée, sauf par mauvaise foi ou manque d'intérêt évident pour la question. Mais un coup de force qui ne s'inscrit pas lui-même dans un clarification possible reçoit son sens des forces politiques, des médias, de l'extérieur. |
Si le coup porté aux représentations visées (par exemple, tel mythe entretenu par le PC sur lui-même) s'adresse aux radicaux, il peut garder son sens, et encourage la minorité silencieuse. Mais s'il ambitionne de s'adresser à tout le monde, de changer l'image du PC dans l'opinion, il rate à la fois l'ensemble des consciences et la minorité. Or la VT pratiqua le scandale sans qu'on puisse, sauf en de rares occasions peu suivies d'effet, en débattre. |
L'année 1972 est, en France, un tournant. Cette année-là voit l'apogée du gauchisme et le dernier surgissement important de la contestation anti-étatique, anti-politique, anti-répressive, apparue en 1968. L'enterrement d'Overney fut le point culminant au-delà duquel tout bascula. C'était un grand rassemblement anti-PC : Overney, militant maoïste, ayant été abattu à la porte de Renault par la police privée patronale, Marchais n'avait pu retenir ce cri du coeur : « On ne va pas recommencer comme en 68... ». Les services d'ordre gauchistes contenaient à peine cette énorme manifestation, parcourue d'une ambiance d'émeute qui n'arrivait pas à se donner des buts. On vit l'un d'entre nous, dont l'organe rivalisait avec les mégaphones, faire reprendre au service d'ordre trotskiste le slogan de la manifestation : « Marchais, salaud, le peuple aura ta peau », avant que les petits chefs n'interviennent au cri de « pas d'anticommunisme ». Ce slogan, dans sa violence, montrait néanmoins les limites de cette manifestation. Dans le gauchisme, une partie du maoïsme développait une ligne anti-syndicale et anti-PC, mais dans une logique antifasciste, populiste et démocratique. |
Venant après une percée théorique chez les révolutionnaires, cette manifestation fut interprétée comme signe de l'apparition (enfin) d'un courant radical au-delà du gauchisme. Une série de groupes naquirent à l'époque : Négation à Paris, Intervention communiste (devenu Théorie communiste) à Aix, notamment. La VT se préparait à publier plusieurs textes, dont celui de François Martin En quoi la perspective communiste réapparaît, né de plusieurs textes sur 1968 et après. A la suite de discussions qui avaient suivi l'enterrement d'Overney, où un tract de la VT avait été apprécié, plusieurs ouvriers qui participaient depuis longtemps à nos activités critiquèrent l'absence de suivi de notre action, et demandèrent la création d'un groupe plus cohérent. Les tracts, les textes théoriques comme ceux de D. Authier (préface à Trotsky, Rapport de la delégation sibérienne, Spartacus), G. Dauvé sous le nom de J. Barrot, et P. Guillaume, les contacts informels, tout cela ne suffisait plus, disaient-ils. Ainsi vit le jour le Mouvement Communiste, avec le bulletin du même nom, dont le texte de François Martin fut le nº 1, et Capitalisme et communisme, le nº 2. Tirés chacun à cinq cents exemplaires (le nº 2 à 1000 exemplaires aussitôt après), ils se diffusèrent en quelques jours, la plus grande partie par contact direct, notamment sur des lieux de travail (Renault). On avait l'impression d'avancer. |
La clarification théorique et la confluence entre groupes de plusieurs pays avaient fait croire à la naissance d'un mouvement peu nombreux, mais cohérent, capable de se faire connaître et d'entretenir un minimum de relations agissantes avec l'expérience prolétarienne. Nous avions peut-être raison sur la décantation en train de se faire, certainement tort sur la formation de pôles capables de réflexion et même d'action. L'enterrement d'Overnay était celui des illusions de mai, dont c'était le dernier sursaut, nullement l'annonce d'un renouveau. Ceux-là même qui avaient poussé à la fondation du Mouvement Communiste s'en désintéressèrent presque aussitôt. Le rapprochement avec Négation ne dura pas. Avec les pays les plus modernes nos liens se distendirent et nous ne gardâmes plus de contacts étroits qu'en Italie et en Espagne. L'action prolétarienne mondiale avait permis la rencontre et l'addition de points de vue souvent justes, mais elle ne fut pas assez forte pour imposer une synthèse qui aurait fourni une meilleure prise sur le présent : on ne dépassait pas la compréhension du passé. |
Dans ces conditions, le livre Le Mouvement Communiste (Champ Libre, 1972), sorti au même moment, ne pouvait être satisfaisant. C'était un texte de G. Dauvé, non de la VT ou du groupe MC, qui l'avait très peu discuté et amélioré. Comme le dit déjà un peu la préface à l'édition portugaise (1975), l'ouvrage était une théorisation inadéquate, aussi partielle, à sa façon, que la plupart des textes d'alors. Relecture de Marx à la suite d'Invariance et de Bordiga, ce livre négligeait d'inclure Marx dans la critique du monde. Le souci de décrire des « lois » objectives faisait oublier les relations réelles. La « valeur » n'apparaissait pas plus comme expression de relations sociales, elle avait tendance à se personnifier, à devenir comme le « mouvement communiste » un sujet de l'histoire, alors que valeur et mouvement communiste ne sont que des constructions théoriques approchant la réalité. Le livre édifiait un modèle intégrant des contradictions au lieu de les éclairer à partir de la pratique. En refermant l'ouvrage, on pouvait croire à l'existence d'un mouvement prolétaire automatiquement entraîné par la « caducité » de la valeur. Il nous semble aujourd'hui que le lien entre capitalisme et communisme, entre capital et prolétariat, est loin d'être aussi clair que nous le disions. La transformation communiste était présentée comme une série de mesures à prendre. Tout en disant qu'il s'agissait d'un mouvement, on ne montrait pas dans les faits les effets subversifs de telle mesure immédiate. Analyse abstraite des conditions réelles, et idéalisme. |
La scission scandinave du PCI en 1971 déclencha le départ d'une partie des adhérents de la section française. La crise du militantisme, endémique dans tous les groupes politiques, n'orienta pas les ex-militants vers une action révolutionnaire (qu'il aurait fallu d'abord définir). Elle les propulsa vers une quête de « vie » où ils se perdirent. Leur évolution se conforma à un processus que nous avons souvent vu à l'oeuvre dans nos rangs : une sorte de « cycle du révolutionnaire ». Sur la base d'un rejet instinctif de la société établie, on passe d'une révolte existentielle à une activité organisée en vue d'une révolution, à travers une série de ruptures de plus en plus à gauche. On fait la critique de tout, de toutes les formes d'existence et d'intervention prolétarienne, de tout le passé révolutionnaire ou pseudo-révolutionnaire glorifié et déforme, jusqu'à atteindre le point limite où la critique de tout englobe aussi la révolution et le prolétariat qu'on finit par rejeter comme des mythes, à moins qu'on ne les théorise de sorte qu'ils ne soient plus que des identités abstraites, des concepts philosophiques hors de portée de l'action humaine. |
Invariance avait évidemment joué un rôle dans la crise du PCI, mais sa propre évolution, reflétant le désarroi quasi-général, ne fit que contribuer au piétinement des uns, à l'envol dans l'hyperespace des autres. Camatte, en reprenant la phrase de Marx, a bien résumé la contradiction du prolétariat : « une classe de la société capitaliste qui n'est pas de la société capitaliste » Troisième série, 1979, p. 55-56). Mais cette contradiction, il la résoud d'une étrange manière : la classe, c'est le parti-communauté, puis le parti, c'est la classe-communauté, donc une classe universelle, et finalement l'humanité. Camatte avait d'abord transféré la classe défaillante dans le « parti ». Au lieu d'en revenir à ce qui fait le prolétariat, son expérience, ses contradictions, Invariance a transféré ensuite le parti dans l'humanité entière. La métaphysique de l'humanité remplace celle du parti. Mais il s'agit toujours de médiation entre la révolution et l'activité des hommes, parce qu'on aperçoit mal dans leur pratique ce qui pourrait engendrer une révolution. |
Invariance traduit en son langage l'omniprésence capitaliste. Camatte a tellement compris l'absorption du monde par le monstre impersonnel qu'il a succombé à sa fascination au point de le voir partout. Si le capital avale tout, les prolétaires à leur tour se font cannibales, leur lutte nourrit le capital de leur chair. Invariance a montré comment le structuralisme exprimait la force d'un système qui en s'éternisant niait l'histoire. A son tour, incapable de voir dans la barbarie autre chose que la barbarie, il ne distingue plus qu'une totalité au sein de laquelle s'effacent les distinctions antérieures (classes, production/circulation, etc.). |
Les deuxième et troisième séries d'Invariance théorisent une réalité visible à laquelle nous nous heurtons douloureusement : l'omniprésence du capital. Selon Invariance, à un être totalitaire occupant tout le terrain s'opposerait une autre réalité souterraine mais également omniprésente : le soulèvement de la vie. |
La pensée révolutionnaire classique a évité de s'interroger sur la survie du capital en l'attribuant à des causes extérieures (la social-démocratie, l'impérialisme, etc.). Invariance recourt à une intériorisation : le capital survit parce qu'il est entré en nous. La « crise mortelle » économique est remplacée par une révolte de notre nature bafouée par le capital. |
Pour Invariance, hormis cette nature humaine, ce quelque chose en nous qui refuse de se soumettre, le capital absorbe tout. C'est oublier que l'absorption doit bien passer par les relations réelles entre humains. L'opposition n'est pas entre une activité de part en part capitalisée et la nature humaine : s'il y a une opposition, elle se trouve nécessairement au sein de l'activité capitaliste elle-même, justement parce qu'elle est mise en oeuvre par les prolétaires. C'est cette activité même qui est contradictoire, et offre peut-être une issue. La solution est dans le rapport social, pas ailleurs. |
« L'ouvrier lui-même est un capital, une marchandise... » (Marx), mais il ne l'est pas passivement. Invariance a compris que le capital ne marche pas tout seul, mais par notre propre action. Mais Camatte en conclut qu'ainsi le capital a triomphé pour de bon : il s'est fait nous, il nous a incorporés. Or c'est justement par cette activité qu'il nous impose que le capital est contradictoire. Comme disait Lefort dans l'article déjà cité, les prolétaires sont en situation d'universalité. |
Face à Camatte qui croit mort le mouvement révolutionnaire au sens que nous donnons à ces mots, qui croit que la réalité nouvelle du capital aurait enlevé leur validité aux notions de prolétariat et de révolution, nous ne devons pas nous réfugier dans une attitude de mépris bétonné. Les révolutionnaires de la fin du XIXe siècle affirmaient avec raison, contre le « révisionnisme », que rien d'essentiel n'avait changé depuis 1848. Ils se sont toutefois aperçus en 1914, c'est-à-dire trop tard que quelque chose avait tout de même bel et bien changé : le mouvement ouvrier était devenu un instrument du capital. Les révolutionnaires ont dû alors reconnaître que le révisionnisme traduisait des problèmes réels que leur seule réfutation avait négligés. Camatte a autrefois fourni de nombreux éléments pour la théorie révolutionnaire de notre époque. Aujourd'hui, il pose mal une vraie question. Son errance illustre l'ambiguïté de l'époque. |
Castoriadis et Camatte ont vu dans le capital ce qui dévore tout, et ont conclu à l'invalidation des concepts différenciant les parties du capital, pour laisser la place, chez l'un, à la pyramide bureaucratique, chez l'autre, à une totalité indéfinissable qui à la fois intègre l'humain et n'y parvient pas. Ce sont les penseurs du nouveau visage du capital, de la fin du mouvement ouvrier et de l'absence du mouvement révolutionnaire : parce que ce dernier ne se montre pas sous les traits qu'on avait pu imaginer dans les années 60, ils ont largué les amarres. |
Un groupe comme l'Organisation des Jeunes Travailleurs révolutionnaires, qui publia notamment en 1972 le Militantisme, stade suprême de l'aliénation, allait contre ce « sauve qui peut ». Marqué initialement par l'I.S., il connut le communisme de gauche et opéra une convergence avec la VT. |
Pas plus que la VT, le MC n'avait accédé à un fonctionnement collectif satisfaisant. Il devint l'organe de publication des textes de G. Dauvé, amendés par quelques personnes. Après de laborieuses discussions avec Negation et d'autres sur ce qu'il convenait de faire, et une polémique au sujet d'un meeting à la mémoire de Léon Blum que nous avions perturbé, on se rendit compte d'une crise dans nos rangs. Le nº 4 du MC, « Révolutionnaire ? » (1973), contenait des remarques justes et d'autres fausses sur l'action subversive et la communauté. Mais il témoignait surtout d'un déplacement révélateur du centre d'intérêt : on ne se penchait plus sur les prolétaires, mais sur les révolutionnaires. Il n'est pas étonnant que ce texte n'ait proposé aucun remède réel à ce qui n'était pas une maladie mais l'état du mouvement. |
Un « milieu » tendait à se constituer autour d'une idéologie communiste avec ses slogans à lui (« abolition du travail salarié », « crise de la valeur ») à la place de ceux des gauchistes. Constatant qu'elle ne tenait plus le rôle de lieu de contact, et recevait plutôt comme les autres librairies une clientèle, la librairie la Vieille Taupe ferma fin 1972. |
« Tous les éléments de la théorie révolutionnaire existent sur le marché, pas leur mode d'emploi. |
Ce n'est pas du ressort d'une librairie. |
Il ne peut pas exister de théorie révolutionnaire séparée de liens pratiques pour agir, et cette action ne peut plus être principalement l'affirmation et la diffusion de la théorie révolutionnaire. |
(...) La Vieille Taupe doit disparaître. » (Bail à céder, affiche de la VT, 15 décembre 1972.) |
Avant 1968, il existait des groupes incapables de diffuser leur théorie au-delà du cercle des initiés. C'était la raison d'être de la librairie. En 1972, les idées révolutionnaires circulaient, entre autres parce que la société avait besoin de la théorie révolutionnaire pour se comprendre et aménager ses contradictions. Mais tout effort collectif révolutionnaire était, et reste, d'une grande fragilité. |
Echouant à politiser les conflits du travail, le gauchisme n'avait pas réussi après 1968 son passage de l'usine à la sphère du pouvoir, et se repliait sur l'extra-travail, le quotidien (VLR et son journal Ce que nous voulons : Tout !). Après 1972, la politique déclina et les divers néo-réformismes de la vie quotidienne s'épanouirent. Face aux gauchistes spécialistes du pouvoir, ces mouvements, en un sens, posaient de vrais problèmes. Mais chacun s'enlisait dans sa spécialité. Par rapport à eux, le milieu « communiste » n'avait à opposer qu'un point de vue global qui apparaissait comme son contraire : comme un discours politique de plus, un point de vue particulier de plus, mais, au contraire des autres, absolument inopérant. Toute critique partielle était fausse, la critique globale sans point d'application. |