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le roman de nos origines
histoire et petite histoire des quinze dernières années

 

L'affaire Puig Antich
En Espagne, dans les dernières années du franquisme, un mouvement social renaissait. Des grèves se succédaient, que la répression ne faisait que durcir. A l'instar de ce qui s'était passé en France, le besoin d'une théorie de la révolution pour notre époque suscitait un regain d'intérêt pour le passé révolutionnaire, l'Espagne de 36-39, mai 37 à Barcelone et aussi les ancêtres allemands et italiens. Mais cet effort théorique était concomitant avec une lutte armée suscitée par la rencontre de la violence étatique et de l'impatience révolutionnaire. L'opposition de larges fractions de la population à une dictature inadaptée au capitalisme moderne alimentait chez nombre de révolutionnaires la croyance en la vertu de l'exemple ou en la nécessité de créer un « foyer » autour duquel se concentreraient les énergies prolétariennes.
Les camarades avec lesquels nous étions en relation étaient engagés dans un double processus de clarification et de confusion. La VT était en contact depuis plusieurs années avec un groupe qui avait donné naissance au Mouvement de Libération Ibérique, qui avait publié Notes pour une analyse de la révolution russe (texte ultra-gauche de 1967) et bien d'autres textes faits par des gens proches de la VT ou l'ayant fréquentée. Le MIL possédait la double structure qu'on trouve généralement dans les organes cherchant à remplacer l'État (comme l'IRA ou l'ETA) : une branche politique et une autre militaire. La première appuyait des grèves, publiait des textes, etc., la deuxième pratiquait braquages et attentats.
Une erreur fondamentale de la VT et du MC fut de ne pas davantage clarifier leurs relations avec les groupes rencontrés, et particulièrement avec les groupes étrangers. On discutait, on critiquait les erreurs, mais si cette critique était acceptée (souvent en paroles seulement), un accord formel scellait une collaboration qui laissait dans l'ombre des positions inacceptables. Le critère antistalinien, par exemple, nous entraîna à diffuser des tracts démocratiques sur la Tchécoslovaquie en 1970. On entretint longtemps des rapports peu critiques avec un petit parti mexicain dont il s'avéra qu'il participait parfois aux élections.
On connaissait les actions illégales du MIL. On ne l'avait pas assez formellement mis en garde contre le processus dans lequel la pratique le plaçait, contre la transformation de ses membres en révolutionnaires professionnels, incapables de vivre autrement que de braquages, de plus en plus déconnectés du mouvement social, et utilisant les idées communistes comme idéologie, justification d'une activité ressemblant trop à celle des groupes léninistes.
Puig Antich, qui souhaitait arrêter l'action armée et convaincre les autres de l'imiter fut arrêté avec plusieurs membres du MIL en octobre 1973. Ils risquaient la mort. Des membres du MIL vinrent demander au MC d'aider a briser le mur de silence qui avait entouré cette arrestation, et à éviter un procès expéditif et des condamnations dans l'indifférence générale.
Deux types d'action furent menés parallèlement. D'une part, on s'efforça de combattre la version de l'État espagnol qui présentait Puig et ses camarades comme des gangsters : cette lutte prit la forme du comité Vidal-Naquet (comité classique de personnalités démocrates). D'autre part, il fallait dire ce que nous pensions de l'affaire en tant que révolutionnaires (ce fut, entre autres, le nº 6 du Mouvement Communiste). P. Guillaume, qui déclara quatre mois plus tard qu'il ne considérait pas ce numéro comme un bon texte, se consacra presque exclusivement à contacter des personnalités, des journalistes pour faire pression sur Franco. Il y eut vite scission entre les deux activités. Pouvait-il en être autrement ?
Le milieu révolutionnaire, en tout cas, nous attaqua (Négation, Révolution Internationale), ou resta indifférent (GLAT). On accusa le Mouvement Communiste de mettre un pied dans l'antifascisme. Le Fléau Social, venu du Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire et ayant rompu avec lui, fut le seul groupe organisé à nous soutenir. Puig Antich fut exécuté, sans doute principalement du fait de l'attentat réussi de l'ETA contre Carrero Blanco, le premier ministre d'alors. Mais même s'il avait vécu, le bilan de l'affaire eût été fondamentalement négatif : le MC avait échoué à clarifier la question de la violence et de la solidarité révolutionnaire, il avait échoué à faire comprendre son point de vue aux révolutionnaires français et espagnols.
Les révolutionnaires n'ont pas besoin de martyrs. Le communisme est aussi fait de solidarité spontanée. Notre activité inclut une fraternité sans laquelle elle perd son contenu. Nous ne sommes pas une armée qui déplace des pions : cela demeure vrai jusque dans les phases militaires d'une révolution.
Cependant, comme nous l'avons déjà dit (voir : Pour un monde sans morale), la survie biologique n'est pas pour nous une valeur absolue. Dans l'élan d'une insurrection, la notion de sacrifice perd tout sens car les insurgés se portent d'eux-mêmes au devant du danger. Mais en dehors d'une période d'affrontement massif ? Comment manifester notre solidarité à un révolutionnaire menacé de mort sans dénaturer le sens de son action ? Il n'y a pas de réponse précise à cette question. On peut seulement énoncer quelques principes simples.
Il n'existe pas de pureté révolutionnaire que la plus petite compromission souillerait irrémédiablement. Puig Antich préférait être sauvé par des interventions bourgeoises plutôt que de mourir dans la « pureté révolutionnaire ». Que des démocrates bourgeois intervinssent pour lui sauver la vie, nul dans nos rangs n'aurait songé à s'y opposer. Mais toute la question était de savoir comment susciter de telles interventions. Il faut prendre au mot la démocratie et faire en sorte que les démocrates fassent leur travail sans dissimuler ce que nous pensons de la version démocratique du capitalisme : plus facile à dire qu'à faire. Les révolutionnaires ne peuvent faire bouger l'opinion publique, car dès l'instant où l'on se place sur son terrain, on cesse d'être révolutionnaire. On peut écrire dans un journal pour exercer une pression au profit de quelqu'un, jamais pour faire passer des positions de fond.
Nous n'avons pas le culte du héros et si un camarade se reniait au moment du danger, nous ne le jugerions pas davantage que tous les prolétaires qui « acceptent » chaque jour de se soumettre à la dictature du salariat. Simplement, il tomberait en dehors de notre activité commune. Dans le cas de Puig, c'était une chose de contacter telle ou telle personnalité pour lui exposer la vérité, c'en était une autre de constituer un comité qui devait inévitablement vivre sa vie de comité, mener une existence propre, franchir une limite au-delà de laquelle la logique démocratique l'emportait sur tout le reste. S'il ne recherche pas la mort et s'il n'hésite pas à profiter des contradictions de l'ennemi (en l'occurrence, la lutte entre démocratie et dictature) le radical en guerre contre l'ordre social ne peut faire tout à coup comme s'il ne jouait plus, simplement parce qu'il risque de perdre la vie, sous peine d'ôter toute portée à ses actes.
Il y avait une ambiguïté fondamentale à se battre pour qu'on épargne Puig et ses camarades en essayant de les faire reconnaître comme des politiques et en refusant l'étiquette « gangster » c'était vouloir substituer une étiquette à une autre, et si Puig était radical, il ne pouvait guère se reconnaître dans un statut de prisonnier « politique », statut que nous avions reproché aux maoïstes français de réclamer. Quitte à se battre sur le terrain de la démocratie, le minimum aurait peut-être été de proclamer que nous ne dissocions pas le cas de Puig de celui des autres condamnés à mort du franquisme. Et de fait, Franco fit exécuter en même temps que Puig un « droit commun » pour faire bonne mesure. Le malheureux, plus encore que Puig, fut le dindon de cette sinistre farce.
Le manque de clarté sur ce point n'était qu'une parmi toute une série d'erreurs. Erreur du court texte initial écrit par P. Guillaume et approuvé par le MC, présentant l'affaire aux journaux dans une version à mi-chemin de nos positions et de ce qu'il fallait dire pour être recevable. Erreur d'un nº 6 insuffisant, justifiant la violence du MIL par le contexte espagnol, critiquant ou derrière le comité Vidal-Naquet.
Le nº 6 du MC fut le dernier. La lamentable affaire espagnole, dans laquelle il avait perdu sur tous les tableaux, révélait la faiblesse du MC, encore aggravée par le fait qu'il ne dressa pas le bilan de son activité. La brochure de G. Dauvé, Violence et solidarité révolutionnaire (1974), s'efforçait de faire le point. Les critiques qu'elles contenaient ne furent jamais discutées entre les ex-« membres » du MC. Ce texte n'était que relativement satisfaisant, car il ne s'attaquait pas au principe même de l'action dans le comité Vidal-Naquet. Il se concluait par le programme suivant :
« 1. Constater la non-communauté (au moins provisoire) avec toutes sortes de gens (...).
2. Refuser de cautionner des suicides collectifs. En pratique, rompre, non pas obligatoirement avec ceux qui font une analyse différente de la violence, mais par principe avec tous ceux qui sont incapables de donner une définition claire de leur propre usage de la violence.
3. Reprendre la théorie, en développant, comme on peut, liens et contacts.
4. En particulier, reprendre l'analyse du mouvement communiste actuel. On déplacerait le problème en le centrant sur les groupes qui ont failli (...). L'important est de voir de quoi ces faillites sont le signe et le produit. »
Seuls les deux premiers points on été réalisés les années suivantes. La Banquise s'efforce d'appliquer les deux derniers, mutatis mutandis.
Le manque de ligne générale, aussi bien que le défaut d'approfondissement des principes d'une action révolutionnaire s'étaient traduits en 1972 et avant par une agitation désordonnée En 1973, lorsque le MC se trouva confronté à une question de vie ou de mort, ces lacunes se révélèrent fatales. Les liens entre les gens qui avaient produit le MC se distendirent. Si l'action de ce dernier groupe fut critiquable l'inertie du milieu révolutionnaire confronté à l'affaire espagnole ne valait pas mieux. L'incapacité de ce milieu à prendre une position commune sur la question, à conduire une action collective qui aurait pu aussi bien se résumer à la diffusion de textes, cette incapacité ne fut pas pour rien dans la dérive terroriste qui prit la forme des GARI.

 

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