Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage

le roman de nos origines
histoire et petite histoire des quinze dernières années

 

Crise et autonomie
La crise économique n'a que trop servi a expliquer tout et n'importe quoi. L'adhésion ouvrière au capitalisme a été successivement expliquée par la prospérité (la carotte des augmentations de salaire) et par la dépression (le bâton du chômage). Dans notre courant, certains ont cru que la crise ne pourrait qu'« attiser » la subversion prolétarienne surgie autour de 1968. Non pas parce que la misère pousserait les prolétaires a se révolter, mais parce que la crise « montre la fragilité du système et multiplie les occasions d'intervention du prolétariat » (King Kong International, nº 1, 1976, p. 3).
Nous ne disons ni « vive la crise ! » ni ne faisons des « adieux » prématurés au capital et au prolétariat. Certains se laissent obnubiler par la crise et surveillent la baisse du taux de profit, comme si au-delà d'un seuil critique elle devait entraîner nécessairement une explosion sociale. Or, la question des crises n'est pas une question économique, et la baisse du taux de profit est seulement l'indice de la crise d'une relation sociale. Aussi, quand le marxisme, adoptant un point de vue capitaliste, se demande si les usines vont ou non fermer, il dépouille la crise de sa portée sociale.
Dans la IIe comme dans la IIIe Internationale, on a presque toujours conçu la lutte de classe comme extérieure à la crise. Dans cette conception, lorsque l'économie entre en crise, elle met les prolétaires en mouvement, et ce qu'ils font alors est sans rapport avec leur être dans le salariat. Pour le communisme théorique, la société est une, et la lutte de classe, même réformiste, contribue à la crise, dans laquelle le prolétariat peut ou non faire éclater le rapport social qu'il constitue.
« [...] Ceux qui tablent sur une crise de surproduction avec son cortège de dizaines de millions de chômeurs dans chaque pays, pour que se produise ce qu'ils appellent « la prise de conscience du prolétariat », se trompent très dangereusement [...]. Les masses de chômeurs chercheront du travail et rien que du travail, ce qu'il faut pour rétablir le circuit venimeux de la marchandise [...]. Certes, Lénine, Trotsky et même Marx, ont cru parfois déceler des possibilités révolutionnaires dans les coutumières crises cycliques, sans jamais les considérer indispensables. La réalité a été à l'encontre de l'espoir, très nettement pendant la dernière vraie crise (1929-33) [...] les problèmes concrets de la révolution communiste ne se dessinaient pas comme aujourd'hui, nettement, à travers tous les rapports du capitalisme, éprouvés de plus en plus comme autant de contraintes insupportables et inutiles. C'est à partir de là, et non pas de la panne des fonctions économiques que le prolétariat doit s'organiser contre le système. »
« Miser sur la crise de surproduction est refuser de se battre sur un autre terrain que le plus avantageux à l'ennemi [...]. Les actions de classe qui réveilleront la conscience révolutionnaire chez des dizaines de milliers de travailleurs, puis chez des centaines de millions, devront être entreprises a partir des conditions de travail, non de chômage, à partir des conditions politiques et des conditions de vie sous leurs multiples aspects [...]. La pratique révolutionnaire à l'heure actuelle prend son point de départ dans la négation de tous les aspects fonctionnels du capitalisme, et doit opposer à chacun de ses problèmes les solutions de la révolution communiste. Aussi longtemps qu'une fraction au moins de la classe ouvrière n'entreprendra pas ce type de luttes, quelle que soit la conjoncture capitaliste il pourrait y avoir une crise dix fois plus forte que la dernière, que la conscience révolutionnaire reculerait encore. Car, en dehors de la lutte pour changer les structures et superstructures devenus réactionnaires, étouffantes même lorsqu'elles fonctionnent dans les meilleures conditions, il ne peut y avoir conscience, ni parmi le prolétariat, ni chez les révolutionnaires.
Ce qui doit servir de réactif à la classe ouvrière, ce n'est pas l'accident d'une grande crise de surproduction qui ferait regretter les 10 ou 12 heures de corvées à l'usine ou au bureau, mais la crise du système de travail et d'association capitaliste, qui, elle, est permanente, ne connaît pas de frontières, et s'aggrave même avec une croissance optimale du système. Ses funestes effets n'épargnent ni les zones industrialisées, ni les arriérées, la Russie et ses satellites pas plus que les Etats-Unis. C'est là le plus important atout du prolétariat mondial. Il s'en rendra mieux compte dans des conditions "normales", où la réalité n'apparaît pas masquée par une situation de famine. (G. Munis, Parti-Etat. Stalinisme. Révolution, Spartacus, 1975, pp 96 et 97).
Le facteur décisif n'est jamais l'essor ou le blocage de la croissance, mais la configuration des forces sociales en présence. En 1917-21, l'attaque prolétarienne démarra sur une crise politique et économique. Après 1929, malgré l'arrêt de l'expansion (d'ailleurs partielle) des années 20, le rapport de force penchait lourdement du côté du capital, des bourgeoisies occidentales comme de la contre-révolution en URSS. Alors qu'en 1917-21 le prolétariat avait profité (mal, mais tout de même...) des contrastes politico-sociaux, en 1929, il était dans l'incapacité de tirer parti de la dépression. Lorsqu'éclata la crise de 1929, la vague principale de l'assaut prolétarien avait déjà déferlé et, à l'échelle de la planète, le prolétariat était battu. Tel n'est pas le cas aujourd'hui. Pourtant, la thèse de Munis semble garder toute sa valeur, comme le montre le comportement des prolétaires depuis 1974.
Cette année-là apparut au grand jour une crise qui depuis n'a cessé de s'approfondir. Elle s'attaque aux prolétaires directement -- leur pouvoir d'achat baissant de 10% aux Etats-Unis en 1979 et 1980, et indirectement -- le chômage leur rendant plus vive la concurrence avec les enfants des classes moyennes pour l'accession aux postes de petits employés. Contrairement aux années 60, le noyau jusque-là protégé des salariés (le travailleur adulte, masculin et national, c'est-à-dire le qualifié ou le syndiqué, ou les deux) voit ses avantages rognés. Il fait à son tour l'expérience du travail précaire. La bourgeoisie ébranle ses points d'appui en milieu ouvrier, elle rationalise la production en éliminant les moins productifs et en laissant se dégrader les services sociaux. Dans un premier temps, elle tente de relever les cadences pour rattraper la perte de productivité, ce qui déclenche les nombreuses grèves sauvages du début des années 70. Elle s'efforce désormais de restructurer la production en profondeur. Depuis sept ans, les travailleurs mènent une action défensive qui remporte le plus souvent un demi-succès. Ni le capital ni le travail ne s'imposent, le second réagissant aux coups du premier. La capacité du système à amortir les coups est frappante.
L'enjeu immédiat des luttes ouvrières est le plus souvent de conserver un salaire intact et un emploi. LIP est l'exemple le plus fameux du phénomène caractéristique de la période : la défense communautaire contre les fermetures d'usine. De telles luttes, qui constituent les travailleurs en communautés d'entreprise et les y enferment, étaient apparues avant LIP, dans le textile par exemple, et ne sont cantonnées ni a la France ni à l'Europe : le Japon aussi connaît de nombreux mouvements comparables.
A l'inverse de ce que croient ou disent les ouvriers de ces work-in, du moins de ceux qu'on connaît, ils ne cherchent pas à produire autrement tout en restant salariés, ils sont d'abord en quête d'une entreprise : ils deviennent leur propre patron en attendant d'en trouver un vrai.
« Hors ces murs, nous ne sommes plus rien. »
Joe Toia, 49 ans, dépanneur chez Chrysler, Detroit, expliquant pourquoi les ouvriers ont refusé de faire grève contre leur entreprise en difficulté.

Ces mouvements naissent en réaction a la réorganisation industrielle. Il est arrivé que des ouvriers, à l'instar des métallurgistes du Bade-Wurtemberg en 1978, fassent payer au capital leur déclassification, les patrons s'engageant à garantir aux salariés touchés par l'évolution technologique un emploi équivalent et leur paie antérieure. Obtenu par 16 jours de grèves et 13 de lock-out pour 240 000 salariés, cet accord concerne 40% des métallurgistes allemands. Mais de tels aménagements sont l'exception. Pour l'instant, la réorganisation est encore dans les limbes et autant on connaît les projets et débuts de réalisation en robotique, autant on ignore le rythme de son introduction. La question est bien loin d'être purement technologique : le degré et la rapidité de la robotisation, les formes prises par les investissements et l'innovation dépendent des relations entre les classes. D'une manière générale, il semble que le capital ne peut plus recycler les exclus de l'industrie comme il recycla autrefois les exclus des campagnes.
On s'aperçoit mieux que la chute de la rentabilité découle des contraintes que fait peser la parcellarisation excessive du travail sur la valorisation, et des contraintes de la reproduction de toutes les conditions de vie par le capital, car cette production inclut des services qui ne sont pas reproductibles comme des objets de consommation faits en série. Dans les services collectifs, la productivité ne peut être celle de l'industrie. Et si l'État les prend en charge, c'est au détriment de la collectivité capitaliste.
L'une des solutions serait de passer du système des machines au système automatique, qui a sa cohérence interne (feedback, autorégulation, programmation et non simple exécution d'ordres donnés). Les machines sont asservies, c'est-à-dire réglées entre elles, l'objectif étant de réaliser un auto-contrôle. Il s'agit moins de se passer de l'homme que de le rendre plus productif. On le surveille mieux, mais surtout on l'organisera de façon à ce que le travail, même sans surveillance, ne puisse qu'être bien fait, la contrainte machinique y suffisant.
C'est bien un autre visage de l'utopie capitaliste. Quand « l'enrichissement des tâches » était censé remédier au « travail en miettes » (G. Friedmann) de l'OS, on a exagéré la portée de l'expérience Volvo, qui donna des effets sociaux et économiques médiocres. Avec ou sans le renfort de l'électronique, l'auto-exploitation prolétarienne ne sera jamais un phénomène massif.
Jusqu'à présent, il ne semble pas que le capital soit apte a dégager et installer les investissements énormes nécessaires à cette restructuration. Une dévalorisation générale, dans une secousse sociale dont on ne peut prévoir la forme, les rendrait plus aisés. La dévalorisation apportée par une crise est plus qu'un fait économique, c'est une redistribution des cartes au sein de la bourgeoisie et une réorganisation politique, de nouvelles formes de pouvoir, de nouvelles médiations travail-capital, comme on le vit à la faveur du double choc de 1914-18, puis de 1939-45.
Du point de vue des travailleurs, l'enjeu, comme au moment de l'instauration de l'OST, n'est pas uniquement l'emploi et la rémunération. Il s'agit de la transformation du travail, que l'évolution capitaliste voudrait plus rythmé par l'entreprise, mieux contrôlé. Tout travail simple peut être automatisé. Le choix est social : faut-il transférer un poste de travail dans un pays à main-d'oeuvre bon marché ? Mais alors, que faire des chômeurs ainsi produits dans le pays industriel avancé ? Ou bien, va-t-on robotiser l'usine ? Mais comment réagir à ce que les salariés vont exiger ? En 1974, les OS de l'automobile française, immigrés de fraîche date, avançaient des revendications classiques. En 1983, les OS peintres de Renault, souvent immigrés de la seconde génération et désireux de demeurer en France, dans l'entreprise, ont lutté dans un atelier menacé d'automatisation, pour obtenir le statut d'OP qui garantit un recyclage après la modernisation de l'atelier. Vivant des divisions matérielles, les syndicats hésitent à les soutenir mais ne peuvent non plus les ignorer.
Nés des ratés de la croissance, les « nouveaux mouvements sociaux » ont prospéré avec la récession, qui suscite des difficultés dans tous les domaines : logement, transports, loisirs, etc. Une partie des usagers prennent eux-mêmes en charge les secteurs qui fonctionnent trop mal. Une frange d'entre eux se radicalise, notamment dans la violence.
Cette radicalisation d'une marge s'inscrit dans ce qui est le seul vrai produit social de la crise : le phénomène autonome. On l'a vu, aucun organe ouvrier de masse n'est né depuis 1968 ni depuis 1974. Les gauchistes s'y sont pourtant essayés, avec une belle constance ! Périodiquement, il naît des organes ouvriers, et pas seulement en France, mais ils ne dépassent jamais le niveau local. Il n'y a plus de place pour une sorte d'anarcho-syndicalisme ou d'IWW. L'autonomie, au sens où nous l'employons ici, c'est la manifestation d'Overney à la dimension d'un mouvement social. Cette manifestation avait concrétisé le profond ressentiment de fractions actives de la population contre l'ordre social, contre la politique traditionnelle et contre les appareils. Un tel ressentiment, répandu un peu partout en Occident, a pu prendre deux formes opposées : celle du mouvement « alternatif », condamné à se mettre à la remorque des appareils, ou a en créer de nouveaux, pour servir de stimulant au réformisme d'État, et celle du terrorisme, qui se confond rapidement avec un néo-léninisme, va ou retourne au tiers-mondisme, au mao-populisme. Contre ces deux tentations, et sans cesse menacée de céder a l'une ou a l'autre, l'autonomie fut l'expression du ressentiment antipolitique et anticapitaliste, porté par des couches plus ou moins marginalisées suivant les pays.
Ce n'est pas un hasard si l'autonomie a tant proliféré en Italie. En raison des particularités de la formation de l'unité nationale, l'État italien est moins présent, de manière moins directe qu'en France, dans une vie sociale et politique moins centralisée. S'il existe en Italie un fort secteur nationalisé, ses unités sont devenues des fiefs échappant a l'Etat. L'économie italienne affronte la crise en s'appuyant sur l'initiative d'entreprises privées et même d'entrepreneurs sauvages, dans la sidérurgie (région de Brescia) comme dans le textile. Les exportations italiennes bénéficient de la surexploitation d'un prolétariat employé dans un secteur semi-légal de petites firmes. On estimait en 1979 que 13 000 entreprises textiles, avec un personnel moyen de cinq salariés, avaient exporté autant que les quatre grandes entreprises françaises de l'armement.
La stratégie étatique italienne consiste à ne rien contrôler dans le détail pour mieux garder la maîtrise de l'ensemble. Depuis 1969, la société italienne a implosé, créant des vides où l'initiative, échappant aux forces centrales de l'ordre établi, revient à une multitude de groupes et de tendances. Il en va ainsi dans tous les domaines : en économie, dans les médias (prolifération des radios et télés privées), en politique (complots, terrorisme, autonomie, etc.). L'autonomie s'est frayée sa voie dans une société en proie à une sorte de guerre civile froide entre des tendances centrifuges que les forces conservatrices du capital s'emploient à jouer les unes contre autres. La contestation mine la cohésion sociale sans pour autant rien modifier -- pour le moment -- d'essentiel. Il fallait mal connaître la nature de l'État pour voir, comme l'on fait les situationnistes, l'imminence de la révolution dans la société italienne. Mais on serait myope si l'on n'y voyait que confusion.
Il est vrai que la violence a souvent comblé un vide et qu'a l'instar du Mai français, la phrase a souvent remplacé l'acte. Mais la « lutte armée » suicidaire ou manipulée fut l'aspect autonomisé d'une violence née dans des usines ou dans des villes où les prolétaires répondaient à la pression patronale et étatique et à l'encadrement syndical par des incendies, des sabotages, des bombes. De plus en plus isolés de la majorité des ouvriers, ils ont été conduits à se donner de plus en plus en « exemple » à la masse pour la pousser à la lutte.
Là où il n'y a plus que la violence, elle est le signe d'un échec. Un mouvement prolétarien peut s'en prendre aux chefs ou aux machines, ponctuellement ou dans une insurrection. En érigeant la violence en système, en prétendant en faire l'âme d'une stratégie aussi illusoire que toute stratégie extérieure au mouvement social, le terrorisme se substitue a ce dernier. La violence se borne à approfondir la crise politique et transforme les prolétaires en spectateurs d'un match qui ne les concerne plus.
L'autonomie italienne fut aussi la réaction de couches salariées nouvelles, ni ouvriers d'usine, ni employés traditionnels, délaissés par les syndicats parce que trop instables pour se laisser organiser par eux.
Un tel mélange a engendré une nouvelle forme d'anarchisme, couplé parfois à une reprise des gauches communistes. Les autonomes agissent en anarchistes en se dressant contre l'autorité par la pratique, non par l'utopie.
A son origine, l'autonomie italienne est un phénomène plus vaste que le gauchisme français, le produit d'une violence ouvrière plus virulente, d'un rejet social plus ample qu'en France. L'autonomie ouvrière est un effet de la crise, non sa solution. De nombreux prolétaires ne veulent plus des syndicats sans faire ce qui les débarrasserait des syndicats. C'est le refus de la politique sans pouvoir ni vouloir communiser le monde. Car si on le faisait, on ne parlerait plus d'autonomie, on agirait forcément de façon autonome par rapport à tous les appareils, mais en les rendant inutiles, en détruisant ce qui leur donne une base et une fonction sociales. L'« autonomie » en tant que telle est le fait d'un prolétariat qui fait sécession, qui s'écarte (provisoirement) de la norme, sans pouvoir tout (et se) bouleverser. Théoriser cet écart, c'est justifier un manque, faire passer une insuffisance pour son remède.
Après 1969, qui voit la première grève générale unitaire à but social (le logement), c'est l'action ouvrière qui oblige les syndicats à l'unité. Les centrales syndicales ne peuvent pas fonctionner comme structures autoritaires. Encore moins que les partis, elles ne peuvent être un appareil s'imposant aux salariés. Le syndicat doit être perméable à l'autonomie ouvrière et s'en nourrir. Quant aux nombreux organes autonomes ouvriers surgis depuis une dizaine d'années, et pas seulement en Italie, ils forment une structure autre, fondée sur une autre rationalité que la négociation syndicale, mais plongée malgré tout dans l'organisation capitaliste du travail. Il n'y a pas de séparation évidente entre revendiquer des avantages dans son travail et participer à l'organisation de ce travail. L'un conduit à l'autre. Demander un droit de regard sur les conditions de travail et de salaire, c'est commencer à organiser le travail. De même les « droits » ouvriers (réunion, communication, affichage...) deviennent des droits syndicaux.
Ces organes ouvriers autonomes ne peuvent donc, en tant que tels, et tant qu'ils demeurent sur le terrain revendicatif, proposer une alternative révolutionnaire. Ils sont le lieu de l'expérience prolétarienne à condition de quitter le terrain qui leur a donné naissance. Or, inévitablement, la plupart s'en tiennent à vouloir défendre les salariés, mieux que les organismes officiels. Par conséquent, ce ne sont pas des structures potentiellement révolutionnaires, ni d'ailleurs assimilables telles quelles par les institutions, car leur anti-hiérarchisme, leur basisme sont incompatibles avec l'ordre social, y compris syndical. Mais les institutions peuvent en digérer des morceaux.
Après le choc de 1969-70, les syndicats ont en effet tenté de se rénover par des structures démocratiques et un « pouvoir syndical » dans l'entreprise. Leurs initiatives sont battues en brèche en 1977, et le chef de la CGIL est expulsé de force de l'université où il tenait un meeting. Mais l'autonomie, se figeant dans une situation bloquée, renouvelle les erreurs conseillistes de 1969-70. Elle ne peut être que l'auto-organisation d'une fraction de la société, tenue à l'écart, et qui prend directement en mains certains aspects de sa vie (squatterisation, auto-réduction de charges trop lourdes). Or, se portant sur le terrain social, sans liaison réelle entre la production et l'espace extra-production, les luttes s'y heurtent aux mêmes problèmes et reproduisent les contradictions des luttes classiques de l'usine. Les énergies dépensées se dispersent et se perdent sur le lieu d'une économie qui n'est pas remise en cause.
Dans les pays plus avancés dans le capitalisme, il y a moins de demi-solution. Les mouvements « parallèles » américain, allemand de l'ouest, hollandais, voire danois, ont donné le jour à une vraie marginalité organisée, palliant les carences du capital normal par un capital marginal. Là, à la différence de la France et de l'Italie, la crise de l'Organisation Scientifique du Travail n'a pas coïncidé avec sa mise en place définitive. E-U et RFA ont donc connu le ghetto marginal, là où l'Italie, sous la forme de l'autonomie, engendrait un mouvement confusément radical.
L'autonomie italienne a été la pointe la plus extrême d'un gauchisme plus social et moins politique qu'en France. (De même le PCI est de longue date plus « ouvert » que le PCF : il a annoncé il y a près de dix ans ce que fait aujourd'hui la gauche, déclarant en 1974 accepter l'austérité à condition qu'elle serve des réformes de structure.) Le gauchisme italien a bénéficié d'un renouveau intellectuel dans les années 60, au moment où la France subissait le structuralisme et, dans la foulée, Althusser, etc.
Après 1969, Potere Operaio voulait apporter une organisation à un mouvement double (ouvrier et étudiant) de travailleurs déqualifiés revendiquant un être collectif et prenant le pouvoir politique, non pour gérer la production, ou l'humaniser, mais afin de changer toute la société. Il y avait là la compréhension de ce que la révolution n'est pas d'abord un problème ouvrier, mais dans une perspective encore classiste-sociologique. Au lieu d'une classe ouvrière au sens habituel, on fait en sorte que beaucoup de monde se retrouve dans « la classe ». Cette tendance à un refus de l'idéologie du travail, même exprimée à l'intérieur d'une vision politique, était sans doute le maximum auquel pouvait se hisser le gauchisme.
C'était aussi un effort pour réunifier les prolétaires, par le retour au conseil (Gramsci aidant) et à l'unité de la classe. Partant de la réalité nouvelle (en fait analysée par Marx, mais perçue comme nouvelle) du travailleur collectivement producteur de plus-value, Tronti et Negri ont parlé d'ouvrier-masse, d'ouvrier collectif, c'est-à-dire d'une union par le processus de travail, quand il faudrait au contraire sortir de la pure et simple défense de la condition prolétarienne.
La proposition d'un salaire garanti à chacun, travailleur occupé ou chômeur, femme au foyer, étudiant, marginal, ambitionnait de solidariser lés couches laborieuses : en fait tout le monde, à part une minorité de bourgeois et de cadres. Ce salaire dit « politique » correspondait à l'exigence concrète de suppression des zones de salaires en Italie, et d'augmentations uniformes de salaires. Il s'agissait ni plus ni moins de créer un prolétariat par la salarisation universelle. La plate-forme autonome choisissait pour horizon théorique une utopie capitaliste. Son égalitarisme, à la fois uniformisation de la condition prolétarienne, et solidarisation, était en quête d'une unification qui ne pourra se faire que dans la révolution, sur des objectifs communistes.
En France, l'autonomie fut surtout le fait d'une frange de jeunes hors-travail, ce qui à nos yeux ne suffit certes pas à la condamner. Le prolétariat se constitue aussi à partir des chômeurs plus ou moins volontaires, des travailleurs intérimaires, des petits délinquants, des intellectuels déclassés. La force et la radicalité d'un mouvement prolétarien se reconnaîtra entre autres au fait qu'il intègrera les exclus du salariat, ce qui l'aidera à ne pas s'enfermer dans la limite des entreprises. Mais, en France bien plus qu'en Italie, l'autonomie qui s'est revendiquée comme telle a dans la pratique tout axé sur la violence de la marge. Les autonomes étaient à juste titre dégoûtés de la politique, de la gauche et des gauchistes. Ils avaient raison de refuser de jouer le jeu d'une démocratie qui est la meilleure garante de la paix civile. Mais ils ont sombré dans le fétichisme de la violence et de l'illégalité. Ni l'une ni l'autre ne sont des critères absolus de radicalité, et elles ne peuvent pas non plus transformer en acte subversif ce qui ne l'est pas. La pratique du débordement de manif, si elle correspond à un élan massif contre les appareils, est une critique en acte de la politique. Quand elle se systématise au point de devenir à elle-même son propre but, elle est aussi dérisoire et impuissante qu'une manif traîne-savate. Ainsi le vit-on dans les manifs anti-nucléaires comme celle de Malville (1977). A la majorité d'écologistes pacifiques, se juxtaposait une minorité décidée à se battre, qui surajoutait sa violence à une manifestation globalement réformiste. Les occupations d'appartements s'attaquent à l'un des aspects importants de l'organisation capitaliste de la vie. Réduites à la constitution de ghettos, elles sombrent dans la marge, quelle que soit la violence verbale ou physique dont font montre les occupants.
Le 23 mars 1979, quand les sidérurgistes lorrains condamnés au chômage par la restructuration vinrent manifester dans Paris à l'appel de leurs syndicats, ce qui se passa dans les rues résume fort bien la situation des dernières années : limites des luttes ouvrières, violence impuissante des autonomes, inexistence publique du courant révolutionnaire. Bon nombre de sidérurgistes étaient venus pour en découdre, et s'étaient équipés en conséquence. Ce qu'ils n'avaient pu faire dans leur ville industrielle, c'est-à-dire dépasser la condition prolétarienne, ils le remplaçaient par une exaltation destructrice. Une radicalité ouvrière s'affirmait. Il ne s'agissait pas simplement de défense de l'emploi. Le saccage du centre marchand et financier de Paris et la recherche de l'affrontement avec la police exprimait l'hostilité à tout un système. Il y a une différence qualitative entre s'insurger dans sa ville, « chez soi », et porter cette contestation au coeur géographique du capital national.
Les syndicats furent débordés, mais non remis en cause. Ils avaient gardé la maîtrise de l'organisation matérielle de la manif et s'employèrent à limiter la casse et les contacts entre ouvriers et autonomes. Ces derniers, qui participèrent activement aux affrontements avec la police et aux saccages, étaient incapables d'un autre lien, d'une autre pratique commune avec les ouvriers, que le « baston ». Aucun projet social, nul balbutiement théorique n'animaient ces bagarres. La caractéristique du mouvement apparu vers 1968 persistait. Il était essentiellement négatif, ne se donnait pas d'objectif concret, il ne comprenait pas encore dans et par sa pratique que la destruction du capitalisme inclut obligatoirement des mesures positives de transformation sociale. Il aurait été utile que nous intervenions le 23 mars 1979, sur nos propres bases. Nous ne pouvions certes pas à nous seuls abolir les limites de cette agitation, encore moins lui donner un programme dont elle n'était pas porteuse. C'eût été verser dans le gauchisme, c'est-à-dire dans la gestion des luttes des autres -- ce qu'ont tenté de faire les idéologues de l'autonomie, en France comme en Italie. La diffusion de nos thèses durant cette journée de colère n'aurait pas eu d'effets visibles immédiats, mais il n'est pas douteux qu'elle nous aurait permis de nouer des liens et qu'elle aurait laissé des traces. Entre 1968 et 1973, il avait existe en France un courant révolutionnaire assez homogène pour se mobiliser quand c'était nécessaire, sans s'arrêter aux délimitations de groupes. En 1977, une partie de ce courant, issue de la VT et de ses environs, avaient encore su se regrouper pour intervenir dans l'affaire Baader. En 1979, ce courant était trop désarticulé pour intervenir de manière unitaire. Il garda le silence -- ou fut extrêmement discret.
Dans un mouvement social, l'absence de projet n'est pas à déplorer parce qu'il faudrait que tout geste subversif s'accompagne de son explication théorique, et que chacun soit à même de définir le communisme. C'est la situation du prolétariat qui déclenche son action, et la conscience n'apparaît que comme conscience de l'acte, non avant. Comme idéologie, l'autonomie est aujourd'hui à peu près morte. Mais les pratiques que les idéologues autonomes avaient voulu organiser subsistent, de façon plus diffuse. La volonté de refuser le vieux monde dans tous les moments de la vie, isolée d'un mouvement social, verse immanquablement dans l'un ou l'autre des travers énoncés plus haut -- la marge plus ou moins clochardisée ou le terrorisme, ou dans leur synthèse : la délinquance à justification politique. Nous ne prétendrons pas critiquer la manière dont se débrouillent pour survivre ceux qui ont en commun avec nous le refus du vieux monde, et la volonté de vivre ce refus dès à présent dans la pratique, autant que faire se peut. Mais des pratiques qui ignorent le mouvement social qui les a produites se condamnent à foncer dans le brouillard, vers le réformisme ou le suicide. S'il est exact que la politique et le militantisme se nourrissent de théorie dégradée en idéologie, le refus pur et simple de la théorie revient à se perdre dans l'immédiat c'est-à-dire à se soumettre au capital qui l'organise, ou à mourir. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » ...
Le surgissement autonome fut le fruit d'une crise sociale encore insoluble, pour le capital comme pour le prolétariat. Il a confirmé l'existence, dans les usines et ailleurs, d'une faible minorité résolue et prête à agir. Mais à agir pour quoi ? Ici la carence théorique est grave. Les autonomes ont souffert à un stade aigu d'une maladie récurrente en milieu révolutionnaire : la démangeaison activiste. Durutti aussi avait voulu agir sans s'embarrasser de bavardages intellectuels. Mais, malgré le mythe entretenu sur lui par les anarchistes, par l'IS et par tant d'autres jusque dans la musique rock, on ne doit pas perdre de vue l'essentiel : son besoin d'agir le mit au service de l'État républicain contre une forme étatique rivale. Si la conscience ne précède pas l'action, elle en est un moment indispensable.
Dans un autre registre, l'évolution du GLAT témoigne aussi de la crise de la théorie révolutionnaire. En 1978, ce groupe décida de continuer son travail théorique, mais cessa de publier son bulletin, l'une des principales nourritures spirituelles du révolutionnaire depuis plusieurs années, au moment où cette réflexion et l'apport du GLAT étaient des plus vitaux. Le GLAT disait ne plus voir la relation entre son travail et le reste du monde. Niant la fonction sociale de la théorie révolutionnaire, il entendait pourtant poursuivre plus que jamais ses recherches, à seule fin d'aider l'intellectuel à se dépasser comme intellectuel.
Cette extraordinaire position était le pendant de celle de Camatte affirmant au même moment la nécessité de l'errance théorique, au nom de la vie. Le GLAT et Camatte montraient ainsi leur incompréhension du rapport entre la théorie et le reste. Le GLAT oubliait que son bulletin, même sans écho perceptible, faisait son chemin et alimentait une maturation. En préférant la vie aux idées, Camatte prouvait qu'il avait jusque là accordé à l'intellect un privilège qu'il ne peut avoir, sous peine de mutiler l'individu, et son intelligence même : il avait voulu faire entrer toute la vie dans la théorie. Constatant l'impossibilité de l'entreprise, au lieu de prendre la théorie pour ce qu'elle est -- une approximation, la forme la plus adéquate possible à un réel multiforme, un point de vue sur k monde qui ne contient pas le monde mais est contenu par lui, un effort de compréhension qui ne peut jamais se comprendre tout à fait lui-même -- Camatte a jeté par-dessus bord toute prétention à la cohérence.
Le triomphe du capital n'est pas tant d'exporter des idées fausses dans le mouvement révolutionnaire que de faire perdre à ce dernier le sens de sa relation avec la société dans son ensemble. Au lieu de développer les germes du mouvement social apparu en 1968-72, la crise économique a ajouté de nouvelles limitations à celles de 1968, tout en produisant une nouvelle génération de révolutionnaires.
« La crise actuelle du capitalisme n'a pas produit de nouveau mouvement révolutionnaire, elle n'a fait paradoxalement qu'approfondir la crise de la théorie révolutionnaire moderne. » (L'Internationale Inconnue, la Guerre Civile en Pologne, 1976)

 

Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage