J'aime beaucoup cette idée du «travail partagé».
Je l'aime d'autant plus que je l'ai courtisée, il y a 25 ans, avant
que tant de gens l'épousent et avant même qu'on la dise bonne
à marier. Je voudrais donc témoigner à décharge
au procès que lui font aujourd'hui les sources de M. Bérubé.
Tout d'abord, précisons qu'il ne s'agit pas de contester cette évidence
qu'une société où l'on travaille moins est une société
qui s'appauvrit. Nous sommes bien d'accord: c'est le travail qui crée
la richesse. Ceci dit, là n'est absolument pas le fond du débat
quant on parle de «travail partagé». Le fond du débat,
c'est que les emplois ne constituent plus une structure adéquate
du travail dans une société où le travailleur n'a plus
à exécuter de tâches répétitives. Dans
cette nouvelle société, le défi est désormais
de créer une structure du travail qui permette au travailleur de
contribuer à la production ce que les machines et les ordinateurs
ne peuvent fournir : la créativité, l'initiative et l'entregent.
Cette structure devra promouvoir le travail autonome et professionnel, l'entre-prise
personnelle, la sous-traitance, le travail par équipes coopératives
plutôt que les emplois. Elle devra aussi, toutefois, garantir la sécurité
du revenu et un partage équitable de la masse de travail, sans quoi
nous ne pourrons maintenir et améliorer notre niveau de vie. Il y
a environ quarante ans que notre système cherche à accoucher
de cette nouvelle structure. C'est une transition difficile et nous sommes
dans la dernière phase du processus. On n'arrêtera pas cet
accouchement; il s'agit de le rendre moins pénible.
Le travail partagé est une façon de le rendre moins pénible.
Comme le revenu annuel garanti, comme une formation professionnelle adéquate,
comme la mise en place d'une éducation de base raisonnable. Tous
ces éléments sont complémentaires. Essentiels à
la naissance réussie d'une nouvelle société. Le Travail
partagé en est un volet qu'il faut comprendre. Partager le travail
(salarié) ne veut pas dire travailler moins - on ne travaillera moins
que quand tous nos besoins seront satisfaits, ce qui n'est pas bientôt
! - mais travailler autrement. Le partage du travail ne nous appauvrit pas;
il nous enrichit. Doublement.
D'une part, il s'agit, bien sûr, de réintégrer les chômeurs,
les assistés et les décrocheurs, ces "déserteurs
par résignation" de la population active. L'apport productif
de ces gens remis au travail sera un gain net pour la société
- laquelle les entretient aujourd'hui sans compensation - dans la mesure
où ce qu'ils produiront "vaudra" plus que la différence
entre les prestations qu'ils touchent présentement et les salaire
qu'ils gagneront. Rien là que d'enrichissant, et nous ne parlons
pas dans cette vision "économique" du bénéfice
social de cette réintégration, tout en notant qu'il n'est
pas négligeable.
D'autre part, l'objectif du travail partagé est aussi de libérer
un part croissante de la population active d'une partie de leur tâche
salariée - laquelle est de moins en moins adaptée aux besoins
et à la demande - pour lui permettre de faire un travail de création,
de décision, de relations humaines. Car Bariteau à bien raison
de dire que, si on réduit la semaine de travail, il y aura baisse
des revenus à moins qu'il n'y ait "autre chose pour compenser".
Il faut que cet "autre chose" soit là, et cet "autre
chose" est le travail autonome. Ceci nous enrichit encore plus.
En effet, celui dont la semaine de travail passe de 40 à 30 heures
- ou de 39 à 32 comme on le souhaite en France - ne reçoit
pas un ticket pour la plage. On s'attend de lui, au contraire, à
ce qu'il contribue une activité productive encore plus grande à
la société. Mais une activités autonome. Kahn, de l'Événement
du jeudi , a tout à fait tort quand il réclame une équivalence
entre la réduction du travail salarié et le nombre d'emplois
créés. C'est là, justement, ce que l'on ne veut pas.
Ce qu'on veut, c'est un travailleur libéré des heures salariées
qui devienne productif hors de la structure des emplois. Productif immédiatement
- ou à terme, s'il doit être recyclé pour assumer sa
nouvelle fonction de travailleur de la créativité et de l'initiative
- mais productif dans des activités de services qui correspondent
vraiment à la demande actuelle, le critère simpliste mais
incontournable de son utilité étant que, s'il en tire un revenu,
il y a une demande effective pour les services qu'il offre.
On veut que le travailleur, "employé" à mi-temps,
redevienne par étapes un travailleur à plein temps. Indépendant.
Professionnel. Le travail partagé, c'est une transition: le saut
inéluctable vers le travail autonome, avec une sécurité
d'emploi comme filet sous le trapèze. Le vrai défi du travail
partagé est logistique: l'insertion sans heurts de ces prestations
autonomes dans notre économie et la distribution équitable
du double enrichissement qui en résultera. En favorisant l'initiative,
soit, mais en protégeant aussi le revenu des victimes innocentes
d'une transition dont nous profitons tous. Les méthodes pour le faire
sont connues: il ne manque qu'une décision politique en faveur de
la SOLIDARITÉ.
Qu'on le regrette ou non, la réduction du temps de travail (salarié)
n'est donc pas la civilisation des loisirs. C'est un ré-aménagement
des ressources humaines pour qu'elles produisent plus efficacement les services
dont nous avons besoin. C'est le passage obligé vers une participation
qui soit croissante (plutôt que décroissante) de la population
à l'effort productif collectif. C'est surtout l'occasion, dans un
monde où la spécialisation impose l'interdépendance,
d'exprimer une solidarité face aux coûts sociaux du changement
sans laquelle, comme société, nous n'avons aucun espoir de
garder le rang privilégié que nous y occupons encore.
Pierre JC Allard