La Presse. Septembre/Octobre 1994 (4 articles)
1. Ce que nous voulons tous savoir sur le chômage
... et ce que vous devriez avoir le courage de nous dire
Messieurs les Candidats,
Il y a 861 000 sans-travail au Québec. Un travailleur québécois
sur quatre n'a plus de travail. Le "4ème travailleur",
celui qu'on a mis au rancart, vit sous le seuil de la pauvreté. L'assisté-social
moyen et son ménage reçoivent, en moyenne 657 $ par mois.
Plus personne ne croit qu'on va rétablir le plein emploi et ramener
l'abondance en construisant un gymnase par ci et un bout de route par là.
En fait, de plus en plus de gens sont convaincus qu'on ne redressera pas
la situation par les moyens traditionnels, et que si quelqu'un n'a pas le
courage de mettre en marche des mesures exceptionnelles, notre société
est fichue. Fichue, parce que 21,7% de sans-travail parmi nous constituent
désormais une classe de perdants, une sous-société
de troisième classe - sous les nantis et sous ceux qui peuvent encore
gagner leur croûte - qui perd confiance en notre société
et en ses valeurs. Les Québécois ont aujourd'hui moins de
bien-être, moins de sécurité, moins d'espoir que leurs
parents n'en avaient.
Fichue, parce que ceux qui vieillissent sont inquiets. Parce que ceux qui
vont vers la retraite sentent confusément qu'il restera bientôt
trop peu de gens au travail pour que notre société puisse
honorer ses engagements envers les futurs retraités. Parce que le
risque augmente tous les jours, avec la dette et le chômage, que ceux
qui ont contribué toute leur vie à des plans de pension ne
touchent plus finalement leur dû qu'en monnaie dévaluée
et que leur retraite se transforme en déroute.
Fichue, surtout, parce que les jeunes disent, en décrochant dès
le Secondaire, qu'ils n'ont rien à faire d'un système d'éducation
qui ne les mène nulle et d'une formation qui ne les prépare
à rien, et qu'ils ne veulent pas de l'avenir que vous leur offrez.
Messieurs les candidats, êtes vous conscients que nous sommes en crise?
Que vous le vouliez ou non, que les intellectuels et les experts le veuillent
ou non, il faut que l'un d'entre vous reçoive le 12 novembre ce que
le Petit Catéchisme appelait une «grâce d'état»...
et devienne providentiel. Malheureusement, vous n'avez pas, jusqu'à
ce jour, parlé le langage du salut.
Vous avez tous deux affirmé que vous étiez contre le chômage
et pour l'emploi. Bravo. Mais, d'une élection à l'autre, on
radote à peu près le même discours sur la création
d'emplois. L'année dernière à Ottawa, je suppliais
poliment Kim, Jean et les autres de changer de disque; maintenant, on vous
entend servir la même rengaine et on a l'impression de déjà-vu
d'un film nouvelle vague. Ca donne envie de vous poser des questions.
Parce que ce que vous avez dit ne nous satisfait pas. Parce que nous avons
l'impression que le PQ s'intéresse d'abord à l'indépendance
et que le Parti libéral pense surtout à boucler son budget.
Nous avons l'impression que les 861 000 sans-travail forment, en bloc, une
donnée statistique ennuyeuse, qui empêche celui-là de
réaliser un projet grandiose et celui-ci de résoudre une équation
passionnante. Nous ressentons, profondément, que vous avez hâte
de vous attaquer qui au Projet et qui à l'Équation, après
quoi vous pourrez retourner tous deux à votre milieu naturel - qui
n'est pas celui des sans-travail - pour dire "mission accomplie"
et passer à l'Histoire.
Minute, nous sommes là et nous sommes nombreux. Prenez une minute
pour «nourrir ceux qui ont faim et vêtir ceux qui sont nus».
Nous vous aimons bien tous les deux, vous êtes des cousins qui avez
réussi; mais donnez-nous l'espoir que vous êtes encore avec
nous et que vous partagez les malheurs de la grande famille québécoise.
Dans quelques jours, nous allons remettre à l'un d'entre vous les
clefs de la maison familiale. Nous voulons les remettre à celui qui
pourra la remettre en ordre. C'est pour ça que nous voulons vous
poser des questions. Nous voulons savoir comment vous voyez le problème,
si vous êtes conscients de sa gravité et à quel point
vous vous engagez à le résoudre, en prenant au besoin des
mesures impopulaires. Le résoudre au profit de tout le monde, pas
au profit d'une seule classe de la société.
Dites-nous comment vous allez vous y prendre. Vous n'avez rien dit de sérieux
au cour de cette campagne. Vous avez distribué des promesses qui
ne seront pas tenues, mais vous n'avez rien dit sur la façon de régler
cette crise du travail qui est la maladie mortelle, presque terminale, dont
souffre le Québec. Vous n'avez rien dit que de trivial pour parler
du placement, de la formation, du partage du travail, de la sécurité
du revenu. Vous n'avez rien dit de ce qu'il en coûtera pour remettre
à flots le navire Québec.
Je vais donc vous poser des questions qu'on prétend complexes dans
un langage simple: rien n'est trop compliqué si on se donne la peine
de l'expliquer. Nous allons essayer de ramener le débat au niveau
du bon sens, loin du vocabulaire des experts en "paramètres",
en "paradigmes" et autres «universitailleries» mises
au dictionnaire pour épouvanter les citoyens trop curieux. Nous voudrions
savoir ce que vous pensez vraiment et ce que vous allez vraiment faire.
Question #1 Quels sont vos outils privilégiés pour
résoudre la crise ?
________
Parce que les Québécois ont le droit de savoir à quoi
s'attendre et que vous ne nous l'avez pas dit. Mêmes les experts ne
savent pas, à ce jour, si vous êtes de la secte des "structuralistes"
ou des "conjoncturalistes". En mots plus simples, on ne sait pas
si vous pensez que la crise actuelle est causée par une baisse temporaire
de l'activité économique ou par une transformation profonde
de nos moyens de travailler et de produire.
Ce n'est pas une question académique, car la façon dont vous
voyez la crise va déterminer ce que vous allez faire pour nous en
sortir. Et ne nous dites surtout pas qu'il s'agit d'une "crise structurelle
aggravée par la conjoncture"..., ou d'une "récession
sévère s'inscrivant dans une restructuration obligée
de nos schèmes de travail". Ne dites plus ça à
la population : elle pourrait se fâcher.
Dites nous plutôt les moyens d'action que vous privilégiez,
et nous tirerons nos propres conclusion. Pour faciliter l'exercice, j'indique
ci-dessous neuf (9) "approches" qui sont, en proportion diverses,
les ingrédients à partir desquels sont concoctées les
potions magiques de lutte contre le chômage.
1. faciliter le contact entre celui qui a un emploi à combler et
celui qui a une compétence à offrir; c'est l'approche «mécanismes
de placement»
2. doter le travailleur d'une nouvelle compétence, afin qu'il puisse
contribuer à la société un travail pour lequel il existe
une demande non satisfaite; c'est l'approche «formation»;
3. accroître la demande en diminuant les taxes et impôts, ce
qui augmente le revenu disponible de certains segments de la population;
c'est l'approche «à la Reagan»;
4. accroître la demande globale, en augmentant les paiements de transfert
et en faisant tourner la presse à billet; c'est l'approche «inflation»;
5. soutenir les usines en difficultés et/ou diminuer le prix de certains
services qui occupent beaucoup de main-d'oeuvre, en les subventionnant -
soit en partie pour tous, soit entièrement pour certains, comme on
le fait, par exemple, pour l'aide aux études universitaires: c'est
l'approche «subvention».
6. encourager le travailleur à baisser son prix et à augmenter
sa clientèle (comme l'a fait la Loi 142 pour la construction résidentielle);
c'est l'approche de la «loi du marché»
7. dépenser au niveau de l'État et refiler la note au contribuable
sous forme d'impôts - la santé, l'éducation.. et aussi
le plan de travaux d'infrastructure du fédéral; c'est l'approche
«intervention»
8. modifier les habitudes de consommation de la population pour que la demande
colle aux ressources disponibles; c'est l'approche «publicité»;
9. enrichir le pays - en y découvrant du pétrole, par exemple,
en augmentant la productivité, la recherche, en renouvelant les équipements,
en montant des blitz marketing sur l'étranger - ce qu'on pourrait
appeler l'approche « ponctuelle».
Dites nous lesquelles vous paraissent utiles ou néfastes, et l'importance
que vous accordez à chacune; nous pourrons alors vous situer clairement
quelque part entre la gauche et la droite, entre le passé et l'avenir,
et entre l'audace et la prudence.... et savoir à quoi nous attendre
Si vous n'acceptez pas de le faire, ayez d'abord une pensée pour
les étudiants dont l'avenir dépend d'un questionnaire d'examen
à choix multiples... et ensuite répondez comme il vous plaira,
en vos propres mots, ce que l'étudiant lui, hélas, ne peut
pas faire. Ou ne répondez pas du tout. Vous êtes libres de
ne pas répondre: un vieux proverbe - rendu ici librement - dit qu'on
peut offrir un verre à un ami mais qu'on ne peut pas le forcer à
boire.
Vous êtes libres; mais le Québec est libre, aussi, de n'inviter
à sa table que ceux qui trinquent avec lui. (à suivre)
PJCA