[ mercredi 2 avril ]

Que j'étais lâche, et ça n'allait pas plus loin. Il aurait pu dire tous les mots, mais il n'y avait que celui-là, le seul, la limite qu'il s'était posée. Il disait dans un souffle effrayé, fatigué, que j'étais lâche, à venir et partir, de ne jamais, jamais pouvoir aimer.
Il s'en voulait, l'instant d'après. Je lui montrais des yeux innocents, trompais encore, trompais tout le temps. Je n'avais pas le beau rôle, je ne dormais pas dans de beau draps roses, j'étais le poison, l'enfermais dans ma prison, une sombre forteresse qu'il connaissait bien.
Criminelle, de toute mes fautes coupable, je le sais je le demeure, et pourtant. D'avoir brisé des illusions le sourire au lèvres éclatant, coupable, et pourtant.

Il m'écoutait rire sous la pluie le jour de mes quinze ans et ravalait sa rancoeur ; il essuyait mes larmes du revers d'un regard un an plus tard, pardonnait le pire de mes faiblesses alors que je regardais s'écouler doucement dans le fleuve les haines naissantes et des amours qui me semblaient déjà dépassés.
Lorsque j'eus vingt-et-un ans, ce soir-là seule dans le grand appartement je regardais le soleil descendre lentement. Je laissai glisser mon corps le long du mur jusqu'à m'ancrer fermement au sol, au seul endroit où je me sentais chez moi, pour ce qu'il avait vu de nos joies, pour ce qu'il avait entendu de nos rêves. Et alors que mes yeux baignaient dans la lumière orange à laquelle seul avril peut prétendre, j'écoutais cette voix amère et douce à la fois, tout comme moi, peut-être tout comme moi, sa voix me dire peut-être la dernière fois que j'y pense, peut-être parce que je ne le méritais pas, peut-être parce que des pensées à la tombée du jour je ne méritais rien.

Le même soir d'une autre année nous aurions rendez-vous, dans une autre ville au bout d'un chemin qui mènerait jusqu'à chez moi. Je traverserais la ville en hauts talons, courerais à perdre haleine à travers la ville, pour un homme que je n'aimais que bien, mais le seul homme qui m'attendait toujours, chaque année de ma vie et quelles que soient les villes, quelle que soit la couleur du ciel, un homme que je ne voulais pas fidèle et qui pourtant le demeurait. J'arriverais à l'heure pour une fois, juste cette fois. Heureuse de la présence d'un homme que je n'aimais que bien. Bonheur de cette solitude à deux, magique si l'on ouvre grand les fenêtres. Et j'ouvrirais grand les fenêtres. Avec cette facination qu'il ne comprendrait jamais.
Parfois j'ose penser qu'il la comprendra un jour, cette folie douce qui découle d'une fenêtre ouverte un soir de printemps, qu'il la comprendra, peut-être, le jour où sa raison perdra pied, où les rêves d'autres horizons lui seront plus forts que le simple quotidien. C'est toujours des départs à venir, une fenêtre ouverte dans une nuit d'avril.

Je passerais la moitié de la nuit à rire de ses craintes, ridicules, ridicules, que les routes me déroberaient plus que d'autres hommes ne l'avaient fait, ses trouilles ridicules que mon départ serait une fin, pour moi il ne représentait que des débuts, rien que des commencements. Il passerait la moitié de la nuit à essayer d'en sourire, pour enfin me donner raison, et mille raisons d'y croire toujours.
Nous passerions la moitié de la nuit à se faire croire que l'on peut tromper le temps, qu'il s'arrêterait toujours tant que nous serions là, deux oiseaux sur une branche qui résiste aux intempéries, et aux morsures de l'âge adulte.
Nous passerions la moitié de la nuit à parler des temps avenir, qu'il redoutait autant que je les attendais, les doigts croisés dans le dos.

Il y a un an, il est venu s'asseoir à côté de moi sur le banc au lever du jour. J'étais un peu triste, et il avait mille choses à faire avant que le soir ne vienne. Mais nous étions là, je n'allais pas grandir, je n'allais pas vieillir. Nous étions là, les années ne font rien, les années ne font que passer, alors que nous, nous restions là.
Bien entendu je me sentais misérable, j'avais marché jusque là-bas, il avait marché jusqu'en bas de chez lui, mon ami qui n'y penserai plus, plus à moi, plus tard, plus jamais, c'est promis.

Sûrement dit-il encore que l'on ne fait qu'avancer, avancer dans la vie, avec l'âge et ceux avec qui l'on partage. Sûrement prétend-il encore que les choix sont courage, que je devrais être fière du chemin accompli, que je n'ai rien à regretter, jamais, jamais. Pourtant chaque année qui s'envole me renvoie dans la glace l'image terne d'une jeunesse baignée de cruelles illusions.
Sûrement imagine-t-il encore le plus tard, les jours et les années avenir, mais sûrement qu'elles ne sont plus bien différentes de son présent, à l'heure où le mien est sans cesse à défaire et à refaire. Pour de fameux choix qui le faisaient envier ma force, pour toutes les fois où je fonçais tête baissée sans la moindre crainte d'avoir un jour à le payer.
Sûrement m'imagine-t-il souriante sur le bord d'une fenêtre ouverte, aussi radieuse avec les autres que je ne l'étais devant lui ; en fait ce qu'avec d'autres autour je n'ai jamais su être.
Sûrement ça le rassure, un peu comme une carte postale où le visage s'efface derrière le soleil et la mer.

Alors.

Je vais leur sourire et dire merci, je vais être drôle, si drôle et vivante, je vais mettre ma petite robe bleue marine, comme pour lui, comme pour lui, ils vont être heureux pour moi, si ce jour-là est le mien, ils vont être heureux pour moi, et je ne vais pleurer ni de peine ni de joie, je vais leur dire que j'ai de la chance de les avoir, qu'il y a un an je n'aurais pu le savoir, je vais leur dire que tout est plutôt bien, je vais leur dire qu'il ne manque rien, non rien du tout, je vais être parfaite et ils le seront plus encore. Ils vont me faire rire et je vais devoir le leur rendre et je vais y arriver, je ne ferai pas de grand discours, sur le temps qui passe, parler du temps qui passe c'est parler de ce qui nous quitte, de ceux que l'on a quittés. Je ne resterai pas de glace, mais n'embraserai pas la ville, ils prendront leurs airs de fête et je ferai mine d'oublier mes défaites. Un jour de plus, un an de plus, je vais leur sourire et dire merci, un soir de plus, des illusions en moins, je vais leur sourire et dire merci. Je vais mettre ma petite robe bleue marine, comme pour lui qui l'imaginera sans doute, je vais leur dire que j'ai de la chance, je vais leur dire qu'il ne manque rien, non rien du tout, qu'il ne me manque rien, ni personne à ma fête. Personne. Ce sera son prénom, ce sera son visage. Personne. Ce sera celui qui ne m'écoutera pas rire sous la pluie. Personne. Ce sera celui qui n'essuiera pas mes larmes du revers d'un regard. Personne. Ce sera celui avec qui je n'aurai pas rendez-vous, celui qui ne regarde plus au bout d'un chemin qui menait jusqu'à chez moi. Personne. Ce sera celui qui ne viendra pas s'asseoir à côté de moi. Ce sera celui qui ne prendra pas la place vide à côté de moi, réservée à personne d'autre que moi, moi et moi et personne à la fois.
Je vais leur sourire et dire merci. Je vais leur sourire, oui. Puisque je me rappellerai que le même soir d'une autre année je l'appelais tout le monde, et que nous avions rendez-vous, ce soir-là, que nous avions rendez-vous et que tout le monde était là.

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