[ jeudi 3 avril ]
[ 10:15 ]
Je leur ai dit merci, c'était par sincérité, par amitié, s'il faut apprendre à être honnête, alors c'était
hier le moment pour, et reconnaître ma mauvaise foi, alors c'était hier le moment pour. Alors pour eux qui étaient là,
là quand même, là pour moi, j'ai ravalé les idées sombres, c'est toujours plus facile lorsque la nuit tombe.
Il était là encore, même d'aussi loin ce fantôme, il était là hier, quelques mots griffonés, quelques mots de circonstances
sans originalité aucune, mais c'était là et c'était bien, rien que le savoir, savoir que c'était vrai, il y a longtemps,
lorsque le monde autour se sera détourné de toi, qu'importe....
Le monde peut m'oublier, me laisser dormir, comme ce matin étendue au soleil dans un calme parfait, à peine troublé par le
bruit du vent dans les arbres, le monde peut m'oublier, et les corps d'hiers et ceux de demain, regardez-moi comme je m'en moque
dans le fond, puisque c'est vrai, qu'importe je resterai là.
[ 21:36 ]
Je vivais encore dans le grand appartement. A l'âge de vingt ans j'avais encore peur d'éteindre les
lumières du couloir, et regagnais toujours ma chambre dans l'obscurité d'un pas pressé, même les soirs où je n'avais pas
envie de dormir.
Je vivais encore là-bas, nous devions être en février. J'ignorais tous tes appels et cherchais le sommeil, en scrutant les
signes minuscules que dessinait, sur les murs de ma chambre, la lumière artificielle à travers le volet. Chaque nuit ou presque
je me laissais aller à ce jeu d'enfant, chaque nuit ou presque je m'attendais à ce que les formes soient différentes, comme
chaque jour différent de celui d'avant. J'avais ignoré tes appels et le sommeil tardait à venir. C'était encore un de ces soirs
de février où, les yeux embués, je me relevais d'un bond hors du lit, traversais le couloir sans plus avoir peur du noir, et
allais fumer une dernière cigarette, assise sur le bord de la fenêtre de la cuisine. Ici je ne peux pas faire ça, et
pourtant c'est là mon endroit, quel que soit celui que l'on appelle la maison, c'était là mon endroit, n'importe où mais
assise sur le bord d'une fenêtre, funambule sur le fil de la nuit.
En était-je arrivée à ronger ma solitude, en était-je arrivée là, à renier tout ce que je sais si bien supporter, affirmer,
apprécier... elle me semblait soudain insoutenable cette nuit-là, elle voulait sortir de moi-même à force cris et hurlements,
il me semblait soudain qu'à passer la nuit avec elle je ne verrais plus naître le jour, viscéral ce sentiment qu'il faille la
fuir à tout prix, cette nuit-là, à une heure qui ne voulait plus rien dire, à une heure où depuis longtemps les esprits se
sont endormis, et ma raison aussi.
Mes rêves éveillés étaient-ils encore peuplés de villes-fantômes, de visages sans nom, de destinations inaccessibles...plus rien
ne me semblait bon, plus rien ne me semblait beau, plus rien ne semblait me retenir ou me pousser à trouver le sommeil cette nuit-là
qui s'était avancée à grands pas, à grands pas sans m'enlever avec elle, sans me plonger dans l'inconscience de moi-même, des
cahiers d'école et de tes appels sur lesquels je fermais les yeux sans pouvoir aussi calmement fermer les paupières. Et plus rien
ne me retenait cette nuit-là dans le grand appartement, trop grand pour moi toute seule, et trop petit pour être le monde entier
que je voulais pour moi tout seule.
Alors j'avais enfilé un grand pull, un jeans, alors j'avais traversé une dernière fois l'appartement,
pris les clés, les cigarettes, fermé la porte derrière moi, appelé l'ascenseur. Mon ombre dans la glace ne comprenait pas, et
je n'en savais pas plus. Alors j'étais sortie de là, à l'heure où, habituellement, marcher seule dans la rue me glace le
sang dans les veines. J'avais tourné à gauche, traversé les petites cours, marché très vite, très vite dans la ville déserte.
Je n'entendais que le cliquetis des clés dans ma poche, et le bruit sourd des semelles qui claquent sur le bitume, je
n'entendais que ça et voyais moins encore. Les pavés casse-pieds, casse-gueule, le bâtiment de l'école, les tours de la
cathédrale, les vitrines éteintes, les arbres mauves, mauves avec la nuit.
Et ça me semblait bien, ça me semblait juste, à trois heures du matin, de marcher ces quinze, vingts minutes, dans les petites cours,
les rues, les ruelles, et marcher en plein milieu de la route, et écraser les plate-bandes, jusque chez toi, jusque chez toi.
De funambule je devenais somnambule, pour un digicode en bas d'un immeuble, pour l'odeur de javel dans la grande entrée, pour
des escaliers quatre à quatre, pour arriver jusque chez toi, jusque chez toi.
J'ai frappé à la porte. Je suis entrée sans un mot. Tu n'as posé aucune question. Tu m'en voulais un peu, tu m'en voulais enfin.
Ce n'était pas trop tôt. Je suis entrée sans un mot. Tu n'as posé aucune question. Tu as éteins la lumière. Tu m'as pris dans tes bras.
Je voulais juste dormir. Je me suis glissée sous les draps. Je voulais juste dormir. Chez toi les volets étaient toujours fermés et
ça m'agaçait un peu. Et il y allait encore y avoir du coca-cola au petit-déjeuner. Mais je me suis glissée sous les draps et
contre toi j'ai fermé les yeux. Tu as refermé tes bras sur moi. Tu n'as posé aucune question.
A moi qui ignorais tous tes appels, à moi qui pour un oui ou pour un non décidait qu'il était l'heure d'aller dormir
ailleurs, juste pour dormir ailleurs, seul le hasard faisait qu'ailleurs était chez toi. A moi qui brisait ton sommeil, tes
doux rêves de peur qu'ils ne m'effacent, moi qui ne voulais pourtant pas devenir ta réalité. Tu n'as posé aucune question.
Et ça me semblait bien, ça me semblait juste, à trois heures du matin m'emparer d'un autre espace, et m'emparer de ta présence,
te faire croire et me faire croire, à trois heures du matin, que tu comptais autant que ça, assez pour que je brise le cours
du temps, que je trompe les heures et que j'arrive sans savoir pourquoi jusque chez toi. C'est tellement plus facile, de se
mentir à ces heures-là.
Et ça me semblait bien, et ça me semblait juste... mais quel scandale, tout de même, d'aller penser celà...
Ca fait du temps maintenant que je suis loin du grand appartement, et de chez toi, des volets fermés, et du coca-cola au petit déjeuner.
A ressasser l'inutile des si c'était à refaire, et me demander si je serais encore cette caricature de moi-même, juste
une caricature de ce qu'une femme peut faire. Par égoïsme, par crainte illégitime, par un désir foudroyant de s'approprier
tout ce qui ose demeurer à sa portée.
Et puis quand bien même, si c'était à refaire... Je t'en voudrais un peu, je t'en voudrais enfin. Ce ne serait pas trop tôt. Je ne
poserais aucune question. J'éteindrais la lumière, te prendrais dans mes bras. Et me ferais croire que je compte autant que
ça, assez pour que tu brises le cours du temps, que tu trompes les heures, assez pour que tu arrives sans savoir pourquoi jusque
chez moi. Ce serait tellement plus facile d'y croire à ces heures-là. Et ce serait tout à fait bien, et ce serait tout à fait
juste. Je ne me suffirais que de ça. De la parfaite antithèse d'une nuit du passé.