[ dimanche 2 février ]

Je n'aime pas les dimanches. En voilà une phrase commune. Si tellement utilisée, usée aux coudes et aux genoux. Elle n'appelle pas de suite, pas d'explication. Moi je la retourne.
J'aime les dimanches. Ceux-là avec le soleil. Les dimanches passent trop vite. Si on écrit, si on lit un peu, si on remplit les cendriers, si on prend le thé avant de faire, avant d'aller, avant d'agir. Les dimanches, pour les retenir, il faudrait aller marcher. Nous irions marcher le long de l'eau, l'eau trouble du fleuve, pas l'eau limpide de l'océan, l'eau grise du fleuve, cette eau-là gorgée des villes, cette eau-buvard des villes. Il faudrait aller marcher de l'autre coté du pont, avec des écharpes et dans le sac de quoi écrire au cas où. Nous nous arrêterions au bord de l'eau, là où le froid pique un peu les yeux. Mais le soleil aussi. Il faudrait aller s'asseoir sur le banc, banc-buvard de nos mots d'enfants, il faudrait regarder très loin très loin, pour réinventer la vie que l'on connait, de l'autre côté du fleuve. Il faudrait s'éloigner de la ville, aller s'asseoir là-bas, et attendre que le jour décline. Il tarderait un peu à nous amener la nuit, il tarde toujours un peu lorsque nous allons marcher au-dessus de l'eau. Pour retenir les dimanches, il faudrait pouvoir faire ça encore. Pour décupler le temps arrêté de nos dimanches.
Je suis là-bas par la pensée. Même regarder au-dehors je ne vois rien, le nouveau paysage ne m'atteint pas, je n'ai pas peur qu'il me prenne, m'avale, me recrache le long de je ne sais quelle route du grand sud, non, regarder en face ne m'atteint pas, je suis là-bas, ailleurs par la pensée. Je suis de l'autre côté du fleuve, insignifiant à côté de l'océan, mais j'y suis quand même, aujourd'hui c'est dimanche et j'ai décidé. Que j'ouvre la fenêtre et qu'alors que j'écris le soleil brûle mon dos comme un feu au-delà du vent glacé qui fait s'envoler les rideaux, aujourd'hui c'est dimanche et j'ai décidé que d'ici, la fenêtre ouverte je suis là-bas. Je marche encore dans les ronces, et arrive jusqu'à moi l'odeur boisée du lit de feuilles étalées à nos pieds. Aujourd'hui c'est dimanche et j'ai décidé que tu étais avec moi, mon ami, comme les dimanches qui ne s'éteignent pas. Les cigarettes n'ont pas la même saveur le dimanche après-midi, la fumée est légère, tellement plus légère que celles de la nuit. Nous pouvons nous taire maintenant. Et ce silence n'est pas celui de l'écriture, ni celui de la lecture, le silence de la contemplation heureuse d'une vallée qui dort au soleil de l'hiver. Ce silence est différent, complet, c'est ce silence-là qui retient le temps, ne fais pas s'envoler le jour. Le jour reste, et reste encore, demeure jusqu'à ce que nous décidions qu'il est temps de rentrer. Nous sommes assis là-bas, au-dessus de l'eau, je regarde le filet de fumée bleu s'envoler de la cigarette au bout de tes doigts et se fondre au ciel, juste de tes mains blanches au ciel, de toi au ciel immense il y a un filet de fumée bleue sur lequel je marche, danse et virevolte, je marche toujours entre toi et le ciel. Je danse toujours ma vie entre toi et le ciel. Et puis m'asseoit dans le silence le dimanche après-midi, on n'a pas besoin de musique, on n'a pas besoin de mot et encore moins d'utilité. Il n'y a pas d'hier ni de demain à nos conversations, on n'a pas besoin de donner un sens à tout ça autour, on n'a vraiment pas besoin... On tente l'expérience de retenir le temps, tu vois, on y parvient. Je ne veux pas m'en aller. Mais bientôt, dans quelques minutes, ou moins de quelques heures, je ne me lamenterai pas de le faire, nous décidons toujours d'un commun accord, tacite, de quitter l'endroit, lorsque tu penses que le temps passé à le retenir est bien suffisant pour le laisser s'échapper à toute vitesse les autres jours, et les nuits aussi. Il en va ainsi de nos dimanches. Je crois que ça me suffit aussi. Je crois. Je n'en suis jamais bien sûre. Mais la beauté de nos dimanches tient à ce qu'ils ne durent pas toute la vie, ils sont étalés sur la route, des moments d'abandon du sens de nos existences, ils sont semés au vent, leur beauté tient à ce qu'il faut y croire très fort pour les attraper. Nos dimanches. Lorsqu'il fait soleil, l'hiver. Tu vois, chez moi aujourd'hui il fait soleil toujours. Mais c'est encore l'hiver. Mon corps, mon coeur, est encore en hiver. C'est comme nos dimanches, ça ne change pas. Mais encore le temps ne passe pas. Alors je continue d'écrire, encore et encore, si je continue je suis encore là-bas, si j'écris ton corps et tes gestes tu restes encore avec moi, viens, on va parler encore un peu. J'aime lorsque tu ne questionnes pas ces phrases que je ne finis pas, ou que tu baisses les yeux lorsque tu en devines la fin. J'aime nos jours où rien ne se passe, où rien ne se vit d'autre que des instants décousus, déconstruits, tellement pas toi dans le fond, ces jours-là, ces jours que tu occupes avec moi. Autour on entend à peine un bruit, à peine quelques pas. Et puis bientôt nous allons rire, pour un regard, pour un souvenir, ou pas. Tu vois, je reste là. Je n'ai pas dit que j'allais partir bientôt, dans quelques minutes, dans quelques heures, dans quelques mois, non, je n'ai rien dit de tout ça, tu vois, je reste là.
Je n'ai pas envie de pleurer et pourtant je pourrais peindre ce tableau les larmes aux yeux, je pourrai me retourner le coeur rien qu'à prendre en photo ces dimanches-là, de nos endroits, et nous avec, tu vois, je ne pleure pas, mais je suis si près de tomber d'émotion au pied de nos jours blancs, de nos jours vides et pourtant si pleins d'une félicité presque palpable. Tu lances des phrases au hasard, et j'ai toujours le même sourire. La mélancolie en moi, tu ne la vois pas, et pourtant, je le sais, je le sais, je souris toujours d'un même sourire à tes phrases lancées au hasard, empreinte d'une mélancolie dont tu ne me dégageras pas. Parce qu'on oublie la vie, la grande, la vraie, on l'oublie le dimanche, mais le lendemain elle revient là, dedans et dehors de nos lieux. Et au milieu de ce grand calme, de cette douce dérive, lorsque tu lance une phrase au hasard parfois je me souvient, demain la vie revient. Celle qui parle fort, celle qui fait du bruit, et parfois tellement de bruit pour rien, alors nos dimanches me créent et m'achèvent tout à la fois. Le temps que l'on retient n'y fera rien. Le lendemain. Alors en silence je te prie de parler, de parler et de parler encore, pour ne pas que le jour s'éteigne, pour ne pas quitter cet endroit, pour ne pas rentrer chez moi, pour tirer encore sur le fil qui ne m'emmène plus de toi au ciel, mais du ciel à toi. En silence je devine déjà l'absence, ta présence n'y changera rien il y a l'absence derrière, et encore je dis nos dimanches me créent et m'achèvent tout à la fois. Tu changeras tes chaussures, je changerai mes pulls, mes cheveux et ma voix. Encore nous nous sourions et pourtant je sais. Je changerai d'adresse, tu changeras de numéro. Nous n'irons plus marcher de l'autre côté du fleuve, ce sera trop loin, ce sera trop fort, ce sera trop de faire ça, tu vois. Oui. Je le sais déjà, alors que nous sommes assis là et que le jour commence à décliner, à décliner ses tons rouge-orangés, je sais déjà l'éphemère de nos éclats. Eclats de rire, éclats de nos jours vides. Ephèmère comme le jour, comme la vie.
Alors que tu marches à côté de moi et que je te répète cette phrase cent fois prononcée, ce n'est pas la peine, de marcher à la fin du jour comme il n'est plus la peine d'aller encore marcher à la fin d'un amour, alors que tu marches à côté de moi comme un geste cent fois répété, je ne sais pas encore que je t'écrirai, et que j'écrirai sur toi, sur cet air que tu as de baisser les yeux lorsque tu devines des fins de phrases que tu ne veux pas entendre, mais que déjà elles te sont offertes, qu'il est trop tard, et qu'à te voir ainsi baisser les yeux j'en suis désolée, j'en suis désolée mais n'en changerais rien si c'était à redire. Ou pas.
Alors que les arbres prennent la couleur de la nuit, je ne sais pas encore, que j'écrirai sur toi, ça pourrait être ce soir, ça pourrait être à des années d'ici, tu sais comme le temps passe, oui, ça pourrait être à des années. Ce serait pareil. La même chose. Et puis le même jour, toujours le même jour, ce jour-là ou un autre, mais un dimanche sûrement. Lorsqu'il fait soleil, l'hiver.

Le soleil a tourné. Moins vite que je ne l'attendais. Pour retenir les dimanches, je sais comment faire. Il faudrait aller marcher. Il faudrait pouvoir toujours aller marcher là-bas. On s'assierait de l'autre côté du fleuve. Ca durerait tout le temps qu'on veut. Ca durerait peut-être toute la vie.

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