[ mardi 14 janvier ]
Nous étions trois.
Il y avait toi, mon ami, toi le début de tout, le début d’une époque, le point de départ
à mon existence tangible, concrète, réelle.
Et il y avait lui, lui et moi pour combler les silences de l'amitié, et maquiller mes joues d'un rose sans
ambiguïté.
Tu étais mon exemple, il était le tien, tu étais ma conscience, il était mon quotidien, il était ton ami,
tu étais le mien, et si j’étais son cœur, j’étais toujours un peu du tien, pêle-mêle en dedans et hors du sien,
et pas même un peu songeuse.
Il y avait toi, et moi, ce nous à deux qui resterait planté là, ce nous imbécile et hagard,
ce nous à deux contre un, et lui au bout de mes mains.
Il y avait toi, et puis moi, tout en sourire et frivolité. Moi comme l’oiseau sur la branche, libre et fière,
libre de choisir mon exil, libre de choisir mon refuge...si fière, oui, si fière...cette foutue fierté de tenir
les fils de l'intrigue, de faire s'articuler vos mots et vos gestes autour de moi, foutue fierté d'être
tombée au coeur de l'histoire, au coeur de vos vies par inadvertance, fierté dissimulée sous ce hasard fou,
ce hasard qui me fut complice jusqu'à la fin de nos hivers. Ma perversité cachée derrière la bonne fortune, vous
n'y aviez vu que du feu, n'y aviez vu que le vent dans mes cheveux, l'aviez pris pour un tour des éléments,
juste un tour pour me faire rire, rien de plus, ce vent-là, ma perversité cachée derrière
vous échappant de plus belle, vous m'aviez pris pour reine, m'aviez pris pour si innocente... Comment l'être,
messieurs comment l'être, si innocente, à être au centre de deux vies alors adolescentes...
Fière,
je ne pouvais qu'être fière, de ce rôle que vous me donniez en cadeau, le pouvoir de détenir et de trahir tour à tour
les amitiés et les amours, sans mise en garde et sans filet, vous m'aviez encensée et me laissiez vivre là,
au coeur de vous deux, me laissiez être Trois. Dans la douceur de l'amitié qui surplombait tout,
je grandissais de vous, me dédoublais en vous, et m'en sentais forte, m'en sentais
belle, parfois seulement mais tout de même, me sentais belle de vous, flatteuse image de n'être pas
qu'une, sans cesse trois.
il y a des soirs où je réalise qu'à force d'être vous, c'est moi que j'ai manqué de perdre. Qu'un
regard vers vous aujourd'hui suffit à brouiller les cartes de mon identité. Il y a des soirs où je
réalise que j'étais vouée à cette naïveté des mots sur le papier, depuis ces hivers-là, vouée à ces larmes,
ridicules, de temps en temps, de temps en temps seulement, que ma chute en fut une, vraiment, même si vous n'avez
rien entendu, rien entendu pour avoir ignoré mes défaillances durant ces années, ma chute en fut une,
puisque j'étais trois avant d'être une, parce que je savais être vous tellement mieux qu'être moi.
Nous ne sommes plus trois,
dans le silence de nos âges, mon ami, il ne reste peut-être qu'un peu de toi et moi,
nos deux solitudes mêlées lorsque je t'entends de là-bas. Quelles que soient tes chaînes aujourd'hui, et
une autre reine au bout de ta main, nous sommes encore deux, peut-être, si l'on se souvient.
Au premier matin de janvier se soulevait la brume qui m'emmenait hors de chez lui, hors de sa vie, une dernière fois.
Au premier matin de janvier je laissais derrière moi ce chiffre-là, sur l'échiquier du passé ce chiffre-là, une dame et deux rois.
Au premier matin de janvier sur les routes désertes je m'enfuyais, et qu'importe le chiffre, je m'enfuyais un peu
avec toi, bientôt de si loin j'entendrai ta voix, qu'importe le chiffre, tu te souviendrai pour moi, toujours,
de ce que nous étions, tous les trois, ma mémoire sauvée par nos deux voix, qu'importe le chiffre...
Pourtant il y a le vide, si je regarde en arrière, je mentirais si je disais qu'il n'y a pas le vide, et
ce traître hasard,
là où il y avait la vie qu'il ne veut plus,
et là où tu n'es pas. Ici où encore rage ma fierté aiguisée, ici tout autour de moi. Sans plus de fil au bout de mes doigts, sans repère de l'un à l'autre, de l'un à trois,
à la fin de nos hivers il me semble souvent qu'il ne
reste plus que moi.