Vendredi 7 Juin 2002
*15h58*
Soon I grow up and I won't even flich at your name. Soon I grow up and I won't even flinch at your name...
- Alanis Morrisset, "Flinch" -
Je passais juste devant la fenêtre, je ne sais plus pourquoi. Elle n'était même pas ouverte, cette fenêtre. Je passais juste comme ça. Devant sans regarder en bas. J'avais pas l'impression d'avoir regardé en bas. Comment alors aurai-je pu voir son visage? Il faut croire que j'ai regardé en bas quand j'aurais mieux fait de regarder en haut.Mais le ciel était lourd et sombre, il n'y avait rien à y voir. Les pavés de la rue étaient bleutés, alors j'ai regardé en bas.
Dans l'objectif de ma vitre humide, rien qu'une seconde j'ai vu son visage. Il avait les joues roses et avait l'air heureux. Il était au téléphone et j'aurais voulu le lui arracher des mains, ce téléphone. Il souriait. J'aurais voulu que ce soit pour moi. J'aurais voulu que tout celà soit pour moi, ses joues roses, ses grands yeux heureux et son sourire. Il marchait vite, il avait l'air pressé. J'aurais voulu savoir qui était au téléphone, j'aurais voulu savoir où il allait, j'aurais voulu que tout celà soit à moi, son empressement, sa hâte. J'ai ouvert la fenêtre d'une main, je me suis penchée au-dessus, et j'ai suivi des yeux sa silhouette qui s'élançait jusqu'en haut de la rue. Enregistré sa démarche, ses vêtements, ses cheveux, jusqu'en haut de la rue. Il s'est arrêté dans sa course, a serré des mains, a embrassé des joues. J'aurais voulu être ces mains, j'aurais voulu être ces joues. J'aurais voulu être celle vers qui il s'est retourné. J'aurais voulu être celle qu'il allait rencontrer sur son chemin en poursuivant sa route. J'aurais voulu lui dire arrêtes-toi, attends. Il avait disparu. Je suis restée quelques instants encore, espèrant je ne sais quoi. La main devant la bouche et l'autre sur la nuque, je suis restée quelques instants, ai gardé, regardé, son visage très fort dans ma mémoire instantanée. J'ai regardé les gens passer. Peut-être leur ai-je vraiment dit Regardez ce garçon, vous venez de le croiser. Peut-être ai-je vraiment dit ces mots. Ce garçon m'a aimé. Je me le disais très fort, en voyant s'éloigner son ombre, un jour ce garçon m'a tenu dans ses bras. Ce garçon un jour a versé des larmes pour moi. J'avais du mal à me croire moi-même, et pourtant. Je me remémorais ces petites certitudes. J'ai refermé la fenêtre. J'ai regardé partout dans la pièce, quelque chose, n'importe quoi, qui aurait une signification quelconque de l'instant, quelque chose qui prendrait plus de signification à ce moment que mes émotions. J'ai retiré l'élastique qui tenait mes cheveux attachés, ai laissé tomber l'objet sur le lit. J'ai regardé partout. Aucun sens, cette minute n'avait aucun sens que celui dont j'avais vu le visage. Je suis allée jusqu'à la salle-de-bain et me suis vue dans la glace. J'aurais voulu être jolie, et je ne l'étais pas. J'aurais voulu être bien habillée, et je ne l'étais pas. J'aurais voulu lui plaire, et comme ça je savais que je ne le pourrais pas. J'aurais voulu descendre là, dans la rue, le chercher, le chercher, partout. Alors j'ai lavé mes cheveux. Je me suis maquillée. Je me suis demandée où j'allais bien pouvoir le retrouver. Je me suis demandée comment on fait pour pas avoir de coeur. Je me suis demandée si je le reverrai jamais. Je revoyais son visage. Son visage qui souriait, il avait l'air tellement heureux... J'aurais voulu avoir trois ans de moins. J'aurais voulu être celle qui allait croiser son chemin. C'était il y a quinze minutes. C'était il y a une éternité. Je me moque bien de la pluie. Je sors. M'attendez pas, je vais marcher.
*22h00*
Si je parle de lui, c'est parce que j'en ai le droit. Si je parle de lui, c'est parce que je ne suis pas amoureuse. Ca, non. Pour ça, j'ai bien assez à faire avec l'homme...Si je parle de lui, c'est parce que son souvenir est bien doux, et parce que c'est sûrement le seul. Le seul qui n'ait pas été terni par souffrances, déchirures, trahisons. Si je parle de lui, c'est parce que ces mots-là, si je peux les écrire, je ne peux les dire. C'est parce que ce garçon-là n'existe pas ni dans ma vie ni aux yeux des gens que je côtoie, il n'est pour eux comme il n'est pour moi, ni d'hier, ni de demain. Et il y en a, des paradoxes à explorer dans cette histoire. Il est le seul dont je dois taire le souvenir, et le seul qui me fasse oser écrire ce que je dis pas de mon homme, de ce que je ne dis pas de mes amours. Parce qu'écrire de lui, c'est forcément écrire son visage et sa peau, c'est forcément écrire le toucher de ses mains, l'odeur de son cou, c'est forcément le souvenir d'un contact, d'un baiser, d'une chaleur. Il n'y a pas d'histoire à notre rencontre, à notre encontre en somme, il n'y a pas de mots, il n'y a pas de trivialité de situation, il n'y a que les sens. Il n'y a que les images. Il est une musique sans parole. Et tout celà cesse si je veux le retrouver. Et tout celà cesse si je veux faire renaître les actions de notre souvenir en cendre. Et tout celà cesse si j'y accorde une place dans mon coeur, dans ma vie. Alors peut-être je me répète, mais dans ce cas, oui, je le fais, ce garçon ne fait pas partie de ma vie, ne fait pas partie de mon coeur. Il est comme l'océan, il n'existe que lorsqu'il est sous mes yeux, et sous ma fenêtre, lorsque je le vois passer, parfois... c'est comme ça. Alors je peux écrire de lui tant que je veux, tant que je le veux, le temps que l'envie passe. Et puis l'envie passera, demain déjà. Mais aujourd'hui. Aujourd'hui je ne pouvais taire. Puisque ce soir est encore aujourd'hui, et qu'aujourd'hui l'envie est encore là. Mon jeune amant d'un été, celui dont la tendresse me poursuit après ces années, celui qui ne sait à quel point dans ma vie j'ai été mal aimée, celui qui croit probablement que mes amours ressemblaient à ce qu'il m'a apporté, celui qui s'est sûrement sur ce point tellement trompé, celui qui demeure, dans cette ignorance, dans cette insouciance, un éternel jeune premier. Parce que mon homme remplissait mon coeur et ma vie, lorsque lui ne me remplissait que de joie et d'insouciance libératrice. Libre. Cette affaire entre parenthèses qu'il nous fallait clouer au sol et à la réalité pour ne pas qu'elle s'envole trop haut, cette affaire calée entre nos barrières, entre nos frontières, cette affaire clandestine qui échappait à nos règles et nos lois était et demeure pourtant, et définitivement, et décidément, et si implacablement notre affaire insoumise, nous rendait si infiniment libres, libres nos coeurs à tire d'aile, libres de déception et de peine, libres avec toute notre insouciance, avec toute notre insolence, libres de nos soifs et de nos faims, assouvies aux creux de nos bras et de nos mains. Et libre, lorsque je l'aperçois, que je le sais bien réel, que je le devine alors sans croire l'avoir rêvé, libre je redeviens.
Ce n'est pas par amour, ce n'est pas par dépit, ni par départ, ni par détours, que je regrette de ne pouvoir lui donner ces mots. Je n'attendrais pas de signe, je n'attendrais pas sa voix, si je pouvais juste si simplement, lui donner ces mots-là. Lui dire voilà, c'est ça notre histoire, c'est ainsi que je la vois, comme pour lui dire gardes-le ce souvenir, gardes-le toi aussi, ressors-le lorsque tu le souhaiteras, tu verras, peut-être un jour tu en auras besoin, pour te souvenir de la liberté, que la liberté, c'est ça aussi, aimer. Pour les jours où ça fait mal, pour les jours où il fait froid, pour les jours où l'on vous laisse, trahit, salit, anéantit, et même pour les jours où l'on est heureux, mais que l'on en connait le prix, où avec le temps, on sait ce que l'on a mais aussi à quel prix on l'a obtenu. Je voudrais lui dire souviens-toi, il n'y avait pas de condition à cette liberté-là, il n'y avait pas d'audace à déclarer, juste l'audace d'exister.
Dans le fond je voudrais juste qu'il se rappelle, juste comme je me souviens. Juste comme je l'ai cru. Juste comme je croyais l'avoir écrit, à quelques semaines d'ici. Cette seconde dans ce café enfumé. Sa présence que j'ignorais, tout comme il ignorait la mienne jusqu'après cette porte. Et puis cette porte. Et puis son regard à travers la vitre, nos regards et le silence, ou le silence peut-être pas, mais dans ce monde qui pour une seconde devenait autre, devenait notre, alors le silence, oui, c'est sûr, le silence autour de nous. Et comme je l'ai fait aujourd'hui, j'ai retenu le temps, pour me souvenir encore de ce corps que j'avais serré contre moi à des nuits, mais à des nuits-lumières d'ici. J'ai attrapé ses yeux, je ne les ai pas lâchés, je ne les ai pas laissés m'échapper. Pas encore, pas trop vite. Quelques secondes sont bien assez, pourvu que ce soit bien fait. Il y a eu un courant d'électricité, qui nous a tenu les yeux dans les yeux, lui et moi, moi de ce côté-ci du café, lui de l'autre côté de la vitre, les yeux dans les yeux je l'ai suivi, et lui tourné vers moi, jusqu'à ce que le pas des autres lui fasse éteindre la lumière, la lumière d'un autre instant magique à ajouter à la liste de mes petits bonheurs. Alors j'ai cru. Et je peux continuer de croire mais tout ça est vain de toute façon, j'avais cru, qu'il se rappelait comme je me souviens. J'avais cru et espéré, que pendant que j'étalais mes sourires dans ce café, un garçon marchait dans les rues de cette ville, et alors vivait dans la même sphère que moi, pour quelques instants, pour quelques minutes, n'avait pas peur d'arrêter le temps, pour quelques instants partager avec moi, même hors de nos yeux, hors de nos voix, la seule chose qu'il reste de nous, le souvenir.
Où se cache l'utilité du temps qui passe. Le temps a passé et la lumière jamais ne fut plus belle qu'elle ne l'a été avant. Le temps a passé et ne m'a rien appris. De mes trajectoires, de mes espoirs. Le temps ne m'a rien donné, rien donné d'autre qu'un peu de répit pour remettre des années plus tard ce que j'aurais dû faire sur le champs, trop de fois, sûrement. Où se cache l'utilité du temps. Le temps a passé et je m'en vais cet été pour la même destination que celle pour laquelle j'ai laissé mon jeune amant derrière moi, en lui laissant à peine un regard à cinq heure du matin, il y a trois ans. Pour le même homme, dans la même ville. Rien n'a bougé, rien n'a changé. Et tout encore est possible, et rien encore ne viendra bouleverser l'ordre des choses. Aucun grand amour parlant assez fort pour m'éloigner de l'homme, encore rien que des bouts d'amour chuchotant, murmurant, aucun pour venir crier, frapper à la porte de mon coeur. Encore d'aucun pour me dire restes, encore d'un seul pour me dire viens. Mais du fond de mes projets fous que je souhaite et que j'espère, encore j'attends, à peine, si imperceptiblement, qu'un autre plus tendre, qu'un autre plus sûr, qu'un autre m'enlève, se réveille et m'emmène, un autre qui pourrait être de ceux qui m'ont toujours laissée m'envoler, de ceux qui avec des larmes dans les yeux ne trouvent jamais la force ni l'espoir de me retenir, ceux qui ne savent combien ils vous donnent, ceux qui croient que donner c'est si facile qu'un autre le fera mieux qu'eux. Encore je sais que je vais partir, encore je jette un dernier regard. Comme un dernier appel. Celui-là pour qui l'on dit, de mai à septembre dans les églises, qu'il parle maintenant ou se taise à jamais.