[ jeudi 15 mai ]
S'y remettre, s'y coller, peux pas, combler le vide ou vider le trop.
Il faudrait d'autres endroits, peut-être, peut-être pas.
Ce n'est jamais de ta faute ma grande, à t'entendre. Ici, ailleurs, c'est pareil. Il y a ce qui te pousse vers l'avant et te fait donner des coups de pieds
en arrière pour fermer les portes, et puis ces livres que tu refermes, que tu jettes au tiroir, que tu ne ressortira pas, il y a ce
dont tu avais besoin pour écrire, le mouvement, les corps qui se meuvent et les pages qui se tournent, que ce soit ici ou là-bas c'est pareil. Tu te
trouves des excuses ma grande, c'est un peu de ta faute si les mots s'en vont, ce n'est pas tant le vent d'ici qui te les a pris, tu les as bien lâchés avant
qu'ils ne s'envolent. Tu n'avais pas le temps, tu n'avais pas la tête à ça mais où as-tu la tête mais où as-tu la tête...
Je ne cherche plus en moi, je regarde au dehors, appartenir au dehors, ses choses et son objectivité.
J'ai cherché autre chose, je suis partie, bientôt un an, et de tout ça je n'ai rien su prendre,
maintenant j'attends qu'on me la donne, l'autre vie que je suis venue chercher, passive oui, passive, comme je me suis fatiguée à parler,
comme je suis fatiguée de parler...
[ quelque part en avril ]
Je me suis invitée, je pouvais trouver mille raisons, mille excuses, mais je me suis invitée comme une évidence, dans un éclat de rire, comme s'il n'y
avait pas d'autre choix, d'autre endroit que celui-là alors que nous venions de marcher, lentement, sans rien qui presse, sans rien du tout, de retour de la
vieille ville. En chemin moi j'aurais voulu m'arrêter quelques secondes sur les marches d'une église, j'aurais voulu prendre son bras, faire semblant d'être
une dame, une princesse, une amante, une amie véritable. Il manque quelque chose à ces chemins-là, trop courts, trop convenus, trop convenables. Moi je
voulais des ronces pour qu'il me tende la main, je voulais des cailloux pour entendre nos chaussures avancer dans le noir, braver l'obscurité. Hier, je ne sais pas pourquoi.
Je me suis invitée, ciel comme je riais ! Je n'avais plus bien ma tête, comme je riais de moi, comme je riais de nous, de ces gens qui marchent la nuit dans
les rues, quelque chose de tellement singulier. Regardez-moi de jour, regardez-moi de nuit. Les visages et les coeurs changent, mais parfois
rien ne s'obscurcit, comme j'en riais, comme j'en riais ! Regardez-moi de jour, je ne me permettrais pas d'ouvrir vos portes de vous parler d'amour ça non
jamais.
J'aime marcher dehors dans le noir, fouler des lieux qui ne sont pas miens et chercher la lumière, j'aime ça aussi parfois.
J'observe tout autour, je fais mine de rien du tout, j'observe avec délices les contours d'une vie qui n'est pas mienne, les photos sur les murs, les habits
dérangés, et s'il met de la musique je ne peux me lasser de rester là, quelques heures de plus, loin de moi, loin du reste. Je sais donner l'exclusivité,
je sais comment faire, juste me laisser glisser comme au fil de l'eau, me laisser partir, me laisser mener là où l'on voudra bien me garder. Une heure,
deux, trois, je sais baisser les armes, je pourrais presque aimer, l'aimer, quelqu'il soit. Parfois la nuit je sais comment faire. Pour tous les jours
où j'oublie, pour tous les jours où je conteste, pour tous les jours où je ne sais pas les aimer, où je ne le veux pas. Parfois je pourrais presque, je suis sur un fil doré je
pourrais presque encore aimer. Tu serais fier de moi, mon ami mon fantôme tu serais fier de moi hier, alors que je ne suis pas rentrée à la maison, pas
tout de suite, non.
Toujours je croirais que ces lieux sont les tiens, puisque c'est là que je m'asseois et que je trouve encore à rire, toujours je pourrais dire que je suis
avec toi puisque c'est là que je pose ma tête et mon coeur l'espace d'une heure, toujours je pourrais croire que je suis la même, celle qui venait glisser
ses pieds sous les coussins et tour à tour disait ça ne va pas très bien lorsque rien ne va si mal et se moquait d'un tout ça passera dès que
le jour devenait grave, toujours je pourrais croire que partout je suis
chez toi, si les nuits d'ailleurs se font jour, complexes et douces à la fois. Comme je pourrais me perdre en mensonge, croire que ces mascarades sont miracles,
croire à ces mirages. C'est là mon drame, et je m'y plonge avec douceur hier.
[ ... ]
Neuf cent kilomètres, une journée qui séparait, d'un point à l'autre du jour, neuf cent kilomètres ça change rien, vraiment. Juste je suis
là. Dans cette ville où tu vis, où je disais que je crevais. C'est un beau matin et je pourrais aller marcher, passer devant chez toi, ne pas sonner
avant de ne pas entrer, laisser la voiture à l'autre bout de la ville, prendre des transports plus si communs, j'pourrais, j'pourrais. Mais je suis une
fille d'appartement, et je reste où tu ne me sais pas, je cherche les mots et faudra bien que je les trouve, le matin n'est jamais plus grand que dans
cette liberté-là, d'écrire l'être là, sans trop savoir où ça me mène mais à en savoir l'essentiel. Je suis dans cette ville où tu vis, où tu disais
que tu m'aimais, où je disais que je crevais.
Il fallait partir pour oser en faire des mots, il fallait la distance pour trouver un sens à ces mots-là dérisoires.
Bien sûr je passe devant ta porte hier, bien sûr je voudrais m'arrêter, effacer d'une gomme les corps qui passe autour, éteindre leur voix, ne laisser que
le bruit des moteurs et celui des oiseaux et celui des radios qui s'entêtent à vouloir faire de la poésie, bien sûr hier je peux à peine me tourner vers
la fenêtre d'où je prenais l'air hors de ma prison toute d'or et d'argent, bien sûr je ne peux pas oser leur donner ça, tout ça de moi à tous ces corps autour
m'exposer à leur indifférence. Bien sûr hier je voudrais pouvoir rentrer, rentrer à la maison, me réfugier à la maison
et l'odeur de javel dans la grande entrée, bien sûr hier je n'en fait rien, je fais comme eux, je marche dans la même direction anonyme des cafés des
gares et des cinémas, hier je ne retrouve rien, pour se retrouver il faudrait une rue désertée, éteindre les voix, s'arrêter, s'arrêter. Je ne retrouve
rien d'autre hier que les pavés où tu marches une heure avant une heure après, je ne retrouve rien, rien d'autre que l'illusion de marcher dans tes pas
ça rassure. A peine.
De là je suis déjà partie au lever du jour, là je suis déjà venue au milieu de la nuit, là je me suis déjà rendue les larmes aux yeux, de là je suis déjà
sortie en te donnant l'illusion d'un sourire, pour toi j'ai déjà fait ici cet effort-là. Comme je n'en voulais pas, de cet endroit-là comme je n'en voulais
pas, et de toi, et de toi. Et c'est ta ville toute entière qui se moque de moi hier, et je m'enfonce dans cette vision dans quelques jours je serai loin,
je serai encore loin, tu vois, neuf cent kilomètres, d'un point à l'autre du jour, et ça ne change rien, vraiment.
[ même jour encore / parce que ]
Le soleil déclinait sur le grand boulevard. Ses paroles étaient saccadées, perdaient l'équilibre, manquaient de se noyer dans la foule je n'entendais rien,
je n'entendais rien je marchais vite, on m'effleurait je ne sentais rien, on m'attendait et moi à contre-courant marchais, il fallait les faire
taire, arrêter de marcher il faut que je reprenne mon souffle faites silence s'il vous plait, s'il vous plait puisque je voudrais être
au milieu d'une campagne personne autour
au bord de la mer ou dans une chambre vide pour y mettre du sens, arrêtez un instant je voudrais être
seule
je voudrais
être.
Je n'entends rien je l'entends à peine je ne comprends pas, des chaînes se dénouent de mes poings et je voudrais comprendre, à quoi sert de comprendre
chaque jour le pire si je ne peux entendre le meilleur, arrêtez-vous donc de marcher, à contre-courant de moi, la distance et le temps s'emmêlent pour disparaître, enfin
laissez-moi un peu de temps je
dois peut-être vous laisser, vous abandonner, oui c'est ça, ne m'attendez pas. Je dois juste, rouler encore un peu dans le noir je n'ai pas peur je dois
prendre la route, ne pas la reposer. Je dois traverser la ville, cette ville-là, vous imaginez-vous seulement...
Tuer la candeur, dépouiller les sentiments qu'il n'en reste que le coeur, vider l'histoire de sa sainte politesse, devenir encore adulte et demeurer encore
une femme, l'être absolument, rien qu'en prenant la route. Pour pas loin, pour tout près. Tout près.
Alors traverser la ville, arracher les feuilles et les vêtements à une chambre de fortune, ramasser pêle-mêle les bagages qui me suivent d'un bout à l'autre du pays
quelle que soit la destination, fermer la porte, allumer la lumière orange, écoeurante des escaliers, se laisser fondre jusqu'en bas, et puis les talons
qui claquent dans la nuit, et les portières, et les pleins phares du champs de mars en avril, la route, celle que j'aime lorsqu'elle me ramène à, que je
peux haïr lorsqu'elle m'éloigne de, je la voudrais plus longue, encore un peu plus sinueuse, lorsque je sais où je vais,
l'être entre deux, rien pour le troubler,
l'être entre deux je voudrais qu'il dure un peu...mais
encore il y a eu huit mois, alors...
Je lui dirai la lune rousse très bas sur la campagne, je pourrai lui montrer, c'est juste là, il n'y a plus qu'un seul endroit alors que je le
rejoins, les autres lieux ont fini de se dédoubler, il n'y a qu'un seul endroit, alors je lui dirai la lune rousse, très bas, très bas sur la campagne, je lui
dirai qu'alors que j'avançais je voyais ça aussi, je regardais, prenais le temps, ce temps-là. Le ciel poignant comme un feu de joie, et lourd, si lourd
le ciel ici.
Le silence au bout du chemin, le silence que l'on sait pourtant surprend, toujours, lorsque l'on s'arrête, là vers où l'on marche toujours, vers où l'on
marche même lorsque l'on est trop loin.
Quelque temps auparavant, quelque temps seulement, neuf cent kilomètres d'un point à l'autre du jour.
Arrêter le moteur. Apercevoir les contours d'un corps comme s'il n'avait jamais quitté ma rive, comme si je ne l'avais jamais laissé, posé là, comme s'il
n'avait pas bougé ce corps, comme s'il n'avait pas aimé, pendant que moi...
cette habitude, cette banalité affligeante qui ne semble pas
nous avoir quittée, qui ne nous rend pas nouveaux, comme je nous voulais nouveaux, mais non, pas même des mois après, pas même une vie plus tard... Le voir s'approcher
comme avec précaution, lentement, sans
un bruit aucun, savoir que la première voix qui résonnera sera la mienne, le savoir très, très bien, comme un poème que l'on connait par coeur sans plus
se rappeler le nom du professeur. Regarder partout et éviter ses yeux, sourire au bitume et éviter ses yeux, éviter ses yeux et dire je suis là.
Manquer de tomber à regarder le ciel, manquer de tomber à regarder le sol, mais non je n'ai pas froid tu te trompes. Quelques heures de rien. Quelques
heures perdues d'un bout à l'autre de la nuit. Du vague hors de la certitude éphemère de rentrer à la maison, d'y sourire et d'y fermer les yeux, du
vague hors de la reconnaissance d'être là et de fermer les bras sur ce qui m'échappe, je ne voulais pas tant partir, tu vois...
Quelques heures, d'un bout à l'autre de la nuit se savoir là et pourtant, quelques heures d'un bout à l'autre de la nuit, ça change rien, vraiment.
[ jeudi 15 mai - suite et fin ]
Je devais prendre le large, sortir des murs qui m'avaient maintenu la tête sous l'eau, je voulais prendre l'air, voir comment c'était à la surface, je n'ai
vu que des visages en surface, à peine effleuré les profondeurs de la différence, des corps et des âmes qui m'entouraient. Tout est resté en
surface, moi aussi. Jusqu'à la surface de mes mots, ça m'a conduit là, dans l'indifférence. J'ai absorbé leur indifférence, me suis recouverte de ce masque,
la paix en apparence. Sous les poitrines des coeurs qui ne s'affolent plus, qui battent en suivant la mesure du jour qui se lève, qui s'éteint, rien ne se
dégrade ici rien ne prend feu. Quelques arbres... Pas d'électrochoc pour reprendre conscience, ce que je serai, ce que je ferai, plus tard plus tard toujours
remettre à plus tard, pas d'électrochoc pour reprendre conscience, de ce que l'on est, de là où l'on se trouve, de là où l'on se rend, encore.
Les nuits je retournais là-bas, dans le temps et la distance, les nuits je n'allais pas dormir pas encore, je retrouvais les murs gris du passé, y restais
jusqu'au petit matin, j'avais besoin de ça, m'y livrais dans l'angoisse et le doute, il fallait l'amer pour braver la douceur inutile de leurs regards et de ces lieux-là,
ces lieux-guimauve en technicolor, écoeurant, écoeurant. Il fallait ça, la nuit je changeais tout, je n'étais plus vraiment là, je fermais des enveloppes,
timbrait ma présence pour m'en convaincre, pour m'en assurer, oui, j'étais bien quelque part, où, je ne sais plus, où, entre les deux, oui, peut-être la
nuit j'étais sur la route, peut-être chaque nuit j'étais sur la route.
Qu'en restera-t-il, lorsque j'appartiendrai enfin à un lieu sur terre, que restera-t-il en moi du temps passé ici, si peu de chair, si peu de choses, des
enveloppes dans d'autres tiroirs, reconnaissance de ma présence ici à quarante-six centimes d'euro. Et encore, qu'en restera-t-il, s'il brûle le papier
et que je casse le crayon, si peu de chair et pas d'autre chose.