[ samedi 29 novembre ]
Y'a plus de place. Pour les images du présent et les visages à venir, parfois je
la sens cette fureur, cette indifférence sortir de moi me frapper à la poitrine,
cette affirmation
sans émotion et sans voix, y'a plus de place au fond de moi. Pour accueillir
les égarés, pour secourir ma solitude ce point d'ancrage d'où l'on veut me
détacher, pour prendre l'effort de faire sens à d'autres écoutes que celles
qui m'ont été jusqu'alors données. Y'a plus de place. Tout a été vu, tout a
été lu, et s'il ne reste jamais à chercher que de l'inédit, ça ne se
passera pas ici, ça ne se passera pas quelle que soit la matière à exister que
l'on veuille me donner. Et ce n'est pas un choix ce n'est qu'une évidence.
Y'a plus de place. Et je me contrefiche des beaux discours de tous les débuts
de toutes les années, je n'ai plus besoin d'y croire, je ne crois qu'en mes
passions, elles me suffisent et me guident, mais vers les images du présent et
les visages à venir, elles ne me mènent jamais. Et c'est ainsi que je suis bien,
et c'est ainsi que je dis, parfois, je ne changerais rien. A mes jours,
si j'avais le moidre voeu à faire s'exaucer. J'ai déjà tout ça, tout ça dans la tête et dans le coeur,
comment voulez-vous... Y'a plus de place, c'est sûr, et si ça leur fait peur, moi
ça me rassure. Si je regarde des deux côtés du monde dans la fin de l'après-midi,
j'y vois un matin qui se lève encore sur une forêt d'Amérique, et la nuit
blanche de l'Asie qui achève sa danse sous des lumières qui ne s'éteignent ni le
jour ni la nuit, et des sourires qui ne m'échappent pas même si je desserrre les
poings, qui me tiennent au chaud dans leurs allers et venues d'un bout à
l'autre des grandes villes lorsqu'ici je m'endors. Et y'a de la place que pour
les heures simples où ma liberté respire enfin, entre ces murs où j'étale au sol
des souvenirs qui n'en sont pas, qui sont bien plus que ça;
y'a de la place que pour ces heures que l'on dit creuses, mais qui sont mes
forteresses à conquérir, entre ces murs où
je déploie, au fil des mots dans des enveloppes, ma rage d'exister au travers
de plus belles théories que celles que promène au dehors une meute désabusée,
et j'étends vers l'infini qui n'en est pas vraiment, des photos de l'hiver de ma
ville images figées de mon pays, un endroit où j'existe, c'est bien la moindre
des choses, un endroit où j'existe, certes, mais d'où je me détache par le coeur
et la voix, qui ne porte plus jusqu'ici mais qui au-delà les mers résonne avec
l'écho de leur propre voix.
Moi je suis déjà plus d'ici, et faudrait pas s'attendre à ce que je revienne. Oh
bien sûr voici mon ombre, voici mes mains, et mes pas qui se font un peu plus
lours au fur et à mesure que je me moque de tous regards lorsque je passe la
porte et entre au dehors, voici mon pull préféré, mon écharpe qu'il faudrait
peut-être changer pour une moins délavée, mon sac en cuir, celui de l'hiver, et la
couleur de mes cheveux encore changeante comme une adolescente en manque de repères, bien
sûr tout celà c'est pas très loin, tout celà c'est pas à l'autre bout du monde,
alors bien sûr, on pourrait croire, on pourrait croire...
Mais ma liberté n'est
pas à prendre, ici mon avenir n'est pas à vendre, je ne fais que construire ici
les voiles des bateaux que je ne prendrai peut-être jamais, mais encore je rêve,
je ne fais que construire ici ma matière à un jour m'évader, m'évader de cette
conformité à laquelle tous les autres avant moi se sont adaptés. Mais je ne veux
pas de ça. Je ne veux pas des semblants de rires dans les cafés, ni
des mots bien placés avant que la séance commence, je ne veux plus essayer,
je ne veux plus chercher au dehors ce que j'ai déjà au dedans. La simplicité
de ceux qui depuis des années m'accompagnent, leur folie passagère et leur
intelligence de coeur constante, l'ambition de celui à qui l'on a apprit que
tout se construit dans l'humilité, et moi ça m'épate, la magie du discours de
celle qui va vers le monde et marche dans les pas syboliques d'un Candide
jusqu'à la fin de l'adolescence, quand la désillusion-même est emplie de la
fraîcheur d'être la première, et moi ça me touche, et puis l'expérience des
amours juste pour dire je n'en veux plus je n'en ai plus besoin, je marche avec
des expériences passées et ça me va, et y'a pas de place pour le présent, y'en
a que pour l'avenir, et moi ça me va.