[ jeudi 31 octobre ][ 10:52 ]
Ici au calme, je m’enferme dans une apparente sérénité, je m’y enferme jusqu’au dernier moment qui me retiendra à la maison, je m’y enferme pour mieux me cacher de l’amalgame du dehors, du torrent de choses qui me restent à faire, les jours, les semaines, les mois à venir.
Tout cela me fait peur et c’est si bête à dire, c’est si bête à dire…
Je ne veux plus partir seule. Je ne veux plus rouler seule. Je ne veux plus tout affronter toujours toute seule, me lancer des défis sans cesse, sans cesse, je n’en veux plus… Tout cela que je savais faire, gérer les tensions, en sortir grandie, tout cela que je savais faire me terrorise à présent.
Une heure de trajet en train, j’aurais pu regarder derrière la vitre. J’aurais pu, plus de deux secondes, me laisser transporter par le vert et le roux des vallées d’ici en automne, dévaler du regard le vert et le roux des endroits d’ici en automne, un peu sous la pluie, un peu dans la brume. Le paysage autour du train était d’un flou apaisant, pour qui sait s’apaiser en faisant fi des jours, des mois à venir. Les chemins et les rivières étalaient leur charme romantique, un peu sous la pluie, un peu dans la brume. Je le savais, le devinais. J’aurais pu m’y perdre, pour une heure m’y perdre, m’y consoler, m’y enfermer, dans cet horizon là aussi. J’aurais pu, mais j’ai préféré garder les pieds sur terre, refuser la douleur latente qu’est se fabriquer un nouveau souvenir, encore un autre souvenir de solitude. Il m’aurait réveillé dans l’angoisse les matins d’hiver où je serai loin. Il m’aurait fait regretté de repartir encore, il m’aurait fait mal, ce souvenir-là. Alors j’ai gardé les pieds sur terre et les yeux sur les lignes noires, sur blanc, du livre. Une autre façon de se laisser se perdre, pour une heure une autre façon de se consoler.
Mais rien n’a apaisé. J’aurais pu être presque bien. Si j’avais oublié ce qui venait de se passer, et ce qui allait venir. J’aurais pu être presque bien, si j’avais oublié toutes les circonstances, les avants décevants, les après effrayants. Si j’avais pu isoler le moment, j’aurais regardé par la fenêtre, j’aurais été presque bien.
Tant de choses à faire. Tant de choses auxquelles penser. Qu’est-ce que le temps devant tout cela ? Le temps est dérisoire devant tout ça.
Trop de choses à faire. Trop de choses auxquelles penser. Moi je voudrais juste m’allonger, me reposer pour de vrai, mon corps, mon cœur, mon âme. Mais plus j’avance plus les fils s’emmêlent, moi qui fait ma vie pour démêler les ficelles de l’existence, plus j’avance, plus elles s’emmêlent, plus se forment autour des amalgames de haines et d’amours, de coups de chance et de malchance, les coups du sort semblent me montrer qu’il n’y a pas de retour, aucun retour possible à rien. Puisque même au calme je n’ai pas retrouvé la paix. Puisque même à la lumière il y a la menace de l’ombre. Tout cela me fait peur, et c’est si bête à dire, si bête à dire…
Et le ridicule de nos amitiés. Le ridicule de cet ami-là, qui m’abandonnait chaque jour un peu plus avec du silence depuis mon départ, son ridicule exposé au grand jour, le jour où il faut l’accident pour que sa voix me revienne. Mais non je n’ai rien, pauvre con je vais bien… Ce n’est qu’une affaire de tôle froissée, qu’une affaire de signes que dans cette direction je n’aurais pas dû retourner. Mais moi je n’ai rien. Pauvre con si tu t’attaches à ce matériel-là, moi je vais bien…
Mais ridicule. Sa route et la mienne, ridicules, ridicule comme je ne peux comprendre ses lamentations, comme il ne peut comprendre le fin fond des angoisses dans lesquelles je gis. Je prendrais bien son calme, sa vie, son ennui, son quotidien tissé de bouts de chaleur dans l’air glacé d’octobre, je prendrais bien tout ça et ici si je pouvais. Mais l’âge avançant on comprend qu’il y a des choses qui ne seront jamais, ou jamais plus, l’âge avançant on oublie d’écrire des peut-être à chaque fin de phrases.
Tu ne connais pas ta chance pauvre con, tu ne connais pas ta chance… Moi je suis partie là-bas, moi je peux aller n’importe où, j’appartiens désormais à ce bout de terre qui t’est inconnu. Et il ne sait pas, il ne sait pas comme je me sens mal là-bas dans cet appartement que je n’ai jamais choisi pour moi, que j’avais choisi pour un autre il y a longtemps, pas pour moi jamais.
Tu ne connais pas ta chance pauvre con, tu n’as rien essayé de changer, mais tu as amélioré.
Moi j’ai dû tout changer, et les changements sont fait de hauts et de bas, ne se stabilisent jamais. On n’améliore rien, jamais, que lorsque les valises du cœur sont posées. Les miennes ne sont même pas encore faites, pas dans mon cœur pauvre con, pas dans mon cœur. Ici je peux écrire, là-bas je n’y arrive pas. Ici ce n’était pas la vraie vie, les mois passés, ce n’était même pas la belle vie, mais ici j’avais une fenêtre à moi que j’avais élue. Je pouvais dire c’est ma rue, je pouvais dire c’est ici qu’il fait chaud même quand je pleure, dire c’est ici chez moi même si, même si… Je n’étais pas bien heureuse ici. Je ne suis pas plus heureuse là-bas, parce que là-bas ce sera jamais chez moi. Et là-bas, devant moi il y a encore des mois. Je m’accroche à ce que j’ai à y faire, et à ce que ce sera mieux après, sans doute, plus tard, en rétrospective. Je m’accroche comme je peux dans cette ville-là qui n’est pas mienne, qui ne me connaît pas, qui me laisse de glace derrière son soleil, derrière son décor artificiel. Je m’accroche mais ce qu’il m’en coûte, ce qu’il m’en coûte au cœur c’est absurde…Mais je vais bien pauvre con, tu peux raccrocher maintenant…