Toucher, traduction de Jean-Claude Masson Pierre de Soleil, traduction de Benjamin Péret Fraternité, traduction de Frédéric Magne Entre s'en aller et rester, traduction de Frédéric Magne
je vais par ton corps comme par le monde,
ton ventre est une place ensoleillée,
tes seins deux églises où le sang
célèbre ses mystères parallèles,
mes regards te couvrent comme de lierre,
tu es une ville que la mer assiège,
une muraille que la lumière divise
en deux moitiés couleur de pêche,
un lieu de sel, de rocs et d'oiseaux
sous la loi de midi recueilli,
vêtue de la couleur de mes désirs
comme ma pensée tu vas nue,
je vais par tes yeux comme dans l'eau,
les tigres boivent du rêve à ces yeux,
le colibri se brûle à ces flammes,
je vais par ton front comme par la lune,
comme le nuage par ta pensée,
je vais suivant ton ventre comme dans tes rêves,
ta jupe de maïs ondule et chante,
ta jupe de cristal, ta jupe d'eau,
tes lévres, tes cheveux, tes regards,
tu es pluie toute la nuit, tout le jour
tu ouvres ma poitrine avec tes doigts d'eau,
tu fermes mes yeux avec ta bouche d'eau,
sur mes os tu fais la pluie, dans ma poitrine
un arbre liquide plonge ses racines d'eau,
je vais par ta taille comme par une rivière,
je vais par ton corps comme dans un bois,
comme dans la montagne, sur un sentier
qui aboutit soudain à un abîme,
je vais par tes pensées effilées
et à la sortie de ton front blanc
mon ombre précipitée se brise,
je recueille mes fragments un à un
et je continue sans corps, je cherche à tâtons,
(...)
parce que les nudités enlacées
franchissent le temps et sont invulnérables,
rien ne les touche, elles reviennent au commencement,
il n'y a toi ni moi, demain ni hier ni noms,
ni double vérité dans un seul corps, une
seule âme,
être total... (...)
aimer est combattre, le monde change
quand deux amants s'embrassent, les désirs s'incarnent,
la pensée s'incarne, des ailes croissent
sur les épaules de l'esclave, le monde
est réel et tangible, le vin est vin,
le pain retrouve sa saveur, l'eau est de l'eau,
aimer est combattre, ouvrir des portes,
cesser d'être un fantôme avec un matricule
condamné à la chaîne perpétuelle
par un maître sans visage;
le monde change
quand deux êtres se regardent et se reconnaissent,
aimer est se dépouiller de son nom... (...)
je poursuis mon délire, des chambres, des rues,
je chemine à tâtons par les corridors
du temps et je monte et descends ses degrés
et je palpe ses parois et je ne bouge pas,
je retourne où j'ai commencé, je cherche
ton visage,
je chemine par les rues de moi-même
sous un soleil sans âge, et toi à mon côté
tu chemines comme un arbre, comme une rivière
tu chemines et me parles comme une rivière,
tu croîs comme un épi entre mes mains,
tu frémis comme un écureuil entre mes mains,
tu voles comme mille oiseaux, ton rire
m'a couvert d'écumes, ta tête
est un petit astre entre mes mains,
le monde reverdit si tu souris
en mangeant une orange,
le monde change
quand deux amants, vertigineux et enlacés,
tombent sur l'herbe: le ciel descend,
les arbres s'élèvent, l'espace
n'est que lumière et silence, espace
ouvert à l'aigle de l'oeil,
passe la blanche tribu des nuages,
le corps rompt ses amarres, l'âme lève l'ancre,
nous perdons nos noms et nous flottons
à la dérive entre le bleu et le vert,
temps total où ne se passe rien
que son propre écoulement heureux, (...)
— la vie, quand fut-elle vraiment nôtre?
quand sommes-nous vraiment ce que nous sommes?
En vérité, seuls, nous ne sommes pas, nous
ne sommes jamais
sinon vertige et vide,
grimaces dans le miroir, horreur et nausée,
jamais la vie n'est nôtre, elle est aux autres,
la vie n'est à personne, nous sommes tous
la vie — pain de soleil pour les autres,
tous les autres que nous sommes —,
je suis autre lorsque je suis, mes actes
sont plus miens s'ils sont aussi de tous,
pour que je puisse être je dois être un autre,
sortir de moi, me chercher parmi les autres,
les autres qui ne sont pas si je n'existe pas,
les autres qui me donnent existence,
il n'y a pas de moi, toujours nous sommes nous autres,
la vie est autre, toujours là-bas, plus loin,
hors de toi, de moi, toujours horizon,
vie qui nous égare et sépare de nous-mêmes,
qui nous invente un visage et l'use,
faim d'être, ô mort, pain de tous, (...)
Le soir circulaire est déjà une baie:
dans son calme va-et-vient se berce le monde.
Tout est visible et tout est élusif,
tout est proche et tout est intouchable.
Les papiers, le livre, le verre, le crayon
reposent à l'ombre de leurs noms.
Battement du sang qui dans ma tempe répète
la même syllabe têtue de sang.
La lumière fait du mur indifférent
un théâtre spectral de reflets.
Dans le centre d'un oeil je me découvre;
il ne me regarde pas, je me regarde dans son regard.
L'instant se dissipe. Sans bouger
je reste et je m'en vais: je suis une pause.
Version espagnole § English version § Version italiana
Retourner à Pages de poésie mexicaine